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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Chine antique (1927)
Préface


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte de Henri MASPERO (1883-1945), La Chine antique (1927) ***, avec cartes : I - II - III. Paris : Les Presses universitaires de France, 1965 (2e éd.), 520 pages. Collection : Annales du Musée Guimet. Bibliothèque d’études, tome LXXXI. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Préface

C01. — Henri MASPERO : La Chine antique (1927).

[à titre de préface, css présente le compte-rendu de lecture de l’œuvre d’Henri Maspero,
préparé par Émile Gaspardone, et publié au Bulletin de l’E.F.E.O, 1928, t. 28, pp. 530-537. (P.P.)]

Ce livre est indispensable. Il apporte à la fois la meilleure mise au point de nos connaissances sur l'antiquité chinoise, une bonne bibliographie critique jusqu’à la date de sa publication et un harmonieux tableau d'histoire générale. C'est une synthèse préparée par des années d’analyses sur les sources, avec une érudition qui embrasse à peu près l'ensemble de la science sinologique et une probité qui appuie de preuves chaque assertion et rapporte toujours les opinions adverses : c'est le premier manuel occidental d'histoire chinoise digne de ce nom. M. Maspero a fait de ce manuel une œuvre personnelle par le style, souple et nuancé, ainsi que par l'absence de toute emphase aux résultats de première main qu’il y donne et par une critique sans cesse en éveil, qui a pu ailleurs être prise parfois pour de l'hypercritique, mais qui se trouve ici merveilleusement opportune.

Le livre va des origines à la création de l'empire. Dans cet intervalle, l'histoire a bien des lacunes. Les découvertes récentes de M. Anderson, comme celles des PP. Licent et Teilhard de Chardin (M. Maspero ne cite pas ces dernières), nous font remonter jusqu'à l'âge paléolithique, tandis que la trouvaille, en 1899, des écailles inscrites et des fragments du Ho‑nan, nous avait apporté la confirmation inespérée de l'existence d'une civilisation chinoise vers le premier millénaire avant notre ère. Entre les deux époques, c'est la nuit, que des documents bien postérieurs, fortement teintés de légende, ou d’un rationalisme moins sûr que la légende, percent ça et là de petites lumières. De cette période sans date, M. Maspero esquisse la reconstruction la plus probable d'après les textes tardifs, où les premiers Chinois apparaissent dans les plaines du bas et du moyen Houang ho, entourés de barbares et divisés en deux grandes classes : paysans et seigneurs. Les premiers souverains et la première dynastie sont replacés dans les légendes traditionnelles. La même incertitude enveloppe la fondation des deux dynasties suivantes. Plusieurs inscriptions anciennes et des textes plus modernes attestent l'existence successive des Yin et des premiers Tcheou. Mais, tout ce que la tradition fournit à l'histoire politique des Yin tient en quelques données fragmentaires et vagues : leur établissement par la force, la lutte contre un voisin occidental, les déplacements de la capitale, les débuts de la colonisation des marches barbares, suivis de l'élévation, de la rivalité, et de la conquête Tcheou (XIe‑Xe siècle a. C.). De l'an 1000 à 842 a. C., seuls subsistent la tradition et le roman des rois guerriers Tchao et Mou. L’ expansion chinoise atteint la Han et le Yang-tseu. Il ne faut pas entendre sans réserve cet agrandissement du domaine chinois : certains barbares ne furent soumis qu'en 296 a. C. (p. 7) ; certains autres, redevenus indépendants, restèrent seulement plus ou moins influencés (p. 6) ; d'autres, enfin, à plusieurs reprises, vinrent piller la capitale. En 842, sur le témoignage de quelques odes du Che king, corroboré par toute la tradition et par la vraisemblance, commence la période historique: le roi Siuan affaiblit le trône au cours de nombreuses guerres contre les Barbares. Le roi Yeou, son successeur, est tué en 774 à la suite d'une révolution de palais. Hao, sa capitale, est ruinée. Deux Tcheou sont intronisés en même temps par deux. partis de seigneurs, à Lo‑yi (capitale Ho‑nan fou) et à Houei (capitale Si-ngan fou). Ainsi l’histoire s’ouvre sur la décadence de la royauté.

Si les sources chinoises : débris rendis par la terre, vases inscrits, chants du Che king, rédactions, interpolations et remaniements de basse époque des traditions et­ des légendes, sont par nature peu propres à enrichir l'histoire politique antérieure au VIIIe siècle, ils apportent, au contraire, à l'histoire sociale, à l'histoire intellectuelle et religieuse  une contribution fragmentaire mais de premier ordre. Cette abondance d'une part, cette pénurie de l'autre, ont un peu pesé sur le plan du livre de M. Maspero. L'histoire, au sens strict, est coupée en deux par un long livre (le deuxième) sur les institutions. Les trois premiers chapitres du livre 1, sur les origines, sont pleins aussi de données sociologiques. Le quatrième chapitre nous fait revivre la cour encore à demi sauvage des Tcheou Occidentaux d'après le Che king et quelques passages authentiques du Chou king. Cinq odes et un court fragment ont suffi à M . Maspero pour composer une image suggestive des festins qui accompagnaient les fêtes à la cour royale ou chez les princes, et y rattacher l'explication d'une légende fameuse (p. 67‑69). Les mêmes sources, complétées pour le détail par des sources postérieures : Tso Tchouan et Tcheou li, et par les travaux auxquels ils ont donné lieu, sont à la base du tableau de l'administration centrale. M. Maspero finit son premier livre en situant les États vassaux au VIIIe siècle a. C., divisés en neuf provinces comprenant une centaine de petits fiefs et régies par des sortes de comtes envoyés par le roi. En ce qui concerne les obligations des feudataires, il admet que le tribut dut être régulier, au rebours des visites d'hommage. Contre les rituels, il cite deux exemples de l'irrégularité de ces dernières (p. 103-104). Mais il ne semble pas que ces exemples ne pussent être expliqués aussi en faveur des rituels, pourvu qu'on ne s'attachât pas trop à leur lettre, et qu'on voulût bien n'en retenir que l'obligation même de la régularité, au moins dans la mesure où celle-ci était respectée pour le tribut, qui a pu servir parfois d'équivalent à l'hommage. M. Maspero lui-même rapporte des traits qui paraissent appuyer cette interprétation (Cf. p. 200, note, p. 249, 284, 308, 326).

Le livre II est entièrement consacré à la vie sociale et religieuse sous les Tcheou. Ici les sources sont assez nombreuses et le plus souvent tardives, et nous ne pouvons que renvoyer à la bibliographie placée en tête de l'ouvrage et dans les notes. La description chevauche les deux époques, Tcheou Occidentaux, Tcheou Orientaux, traitées dans les livres I et III. On y passe des paysans (nong) aux nobles (che), aux princes (chou‑heou) et au roi (wang ou ti). M. Maspero vise à traduire en équivalents précis certains mots chinois. Il applique les appellations de plébéiens et de patriciens aux deux premières classes, concurremment avec des noms et des titres empruntés à notre moyen‑âge (vassaux, feudataires, sire, comtes, etc.) : il y a là un disparate et, pour les termes de plébéiens et de patriciens, une extension abusive du sens de mots très spécialisés, qui, peut‑être, manque son but, car il n'est pas sûr que la description consciencieuse que l'auteur fait des choses suffise à corriger les idées fausses que suggèrent les noms. De même, p. 534, 566, M. Maspero appelle nominalistes l'école, ou plutôt les auteurs qui se sont attachés au problème très particulier de la rectification des noms. Entre les roturiers et les nobles, M. Maspero signale à partir du VIe siècle la classe intermédiaire des petits propriétaires fonciers sans apanages, où naquirent les clients des seigneurs et les écrivains de l'époque des Tcheou ; la catégorie des marchands en sortait; et l'investiture en tirait les princes (p. 134 sqq). La vie du roi fut d'abord un élargissement de la vie d'un feudataire, ensuite, une diminution. Le palais royal, dont on nous trace une nette esquisse d'après Tsiao Touen, était analogue au palais agrandi d'un seigneur, à deux détails près: le Ming t’ang et les tombes (p. 148‑153). On trouvera quelques indications sur le passage de la filiation utérine à l'agnatique chez les seigneurs (p. 120) et chez les rois (p.153) ; pour tout ce qui concerne les paysans, les livres de M. Granet sont indispensables. La phrase sur la fondation des marchés par la femme du premier seigneur (p. 111) est un peu énigmatique. La théorie qui fait remonter leur origine aux lieux saints des fêtes paysannes (Granet) méritait d'être signalée. Un trait non formellement relevé de la condition des paysans (p. 113) : l'individu fixe dans un groupe moins fixe, est fortement marqué par Mencius dans le passage auquel l'auteur renvoie en bloc plus haut (p. 109, note), à propos du tsing.

La religion occupe les trois derniers chapitres du livre II. La mythologie, le clergé, les lieux de culte et les cérémonies, le cycle annuel des fêtes et le sentiment religieux y sont décrits. A propos de Heou‑t'ou, divinité de la terre dont M. Maspero, avec Grube, contre Laufer et Schindler, fait un dieu masculin, Keou‑long, fils de Kong‑kong, i1 est dit que l’idée des couples divins est complètement étrangère à la mythologie chinoise ancienne (p. 161). On sait combien elle a changé depuis. M. Maspero s'efforce de démêler les formes anciennes à travers les déformations de leur évolu­tîon et les systématisations des lettrés, de la fin des Tcheou aux Han ; à travers lesquels nous les apercevons. Les rituels, appuyés par les histoires, sont naturellement à la base de son exposé. Il recourt fréquemment au Kong-yang tchouan et aux com­mentaires de Tcheng Hiuan pour les cérémonies. Il distingue deux clergés: prêtres officiels et sorciers. Pour le premier, il conclut de l'absence de rites particuliers à celle d'une classe sacerdotale à l'époque historique (p. 195). Il relève partout, sauf dans les rites funéraires, des divergences locales. L'usage d'un vocabulaire religieux ancien est attesté car une série de substituts désignant les offrandes (p. 215-216, et Granet, Religion des Chinois, p. 82). Les sacrifices humains furent nombreux ; on les trouve jusque vers la fin des Tcheou, c'est-à-dire pendant toute la période étudiée par M. Maspero (cf. p. 103, 170-171, 175, 180, 185, 212, 214-215, 239-240, 266-267, 269, 350-351). Tous ces cultes appartiennent à la classe noble, mais leur lien avec la religion populaire est manifeste dans la concordanre des calendriers religieux et agricoles, en opposition avec les calendriers des États (p. 221 sqq).

A côté des cérémonies périodiques, les cérémonies occasionelles étaient nom­breuses: la guerre, les fléaux naturels, les prodiges, ainsi que les événements de la vie privée les provoquaient, et sorciers et devins y jouaient un grand rôle. En quel­ques pages (270‑279). M. Maspero met en lumière l'évolution qui inclina d'abord vers la mythologie une religion à l'origine plutôt impersonnelle, puis arréta cette tendance par une spéculation doubleæ l’évhémérisation de certains mythes, et, si l’on me passe le mot, la métaphysication des croyances; et des faits naturels qu'ils avaient expliqués, unissant par là deux courants contraires en cet universisme qui n'a depuis point cessé de dominer la religion et la philosophie chinoises et n'a sans doute pas été la moindre cause de leur arrêt de croissance.

Est-il bien assuré que les paysans n'avaient point de cultes propres ? M. Maspero revient à plusieurs reprises sur cette idée, parce que les paysans n'avaient pas droit aux rites des nobles et que toutes leurs démarches, jusqu'à leur mariage, jusqu'à la mort, devaient être réglées administrativement. Comment expliquer une pareille lacune alors qu'aucun être comme aucun acte n'échappaient à la religion, et comment croire que le gouvernement pût tout règlementer ? Le silence des rituels, écrits à l’usage des nobles dans un temps où le mépris rationaliste des lettrés commençait de ravager les souvenirs des anciens états de choses, n'est pas plus une preuve suffisante que les témoignages des lettrés qui les rédigèrent. Les paysans n'écrivaient point ; si le culte des dieux (des nobles) leur était interdit, cela n'implique pas qu'ils fussent sans culte propre. Le fait même de la codification suppose une situation antérieure que l’on régularise, ou que l'on vent régulariser. M. Maspero (p. 119, n. 1, p. 120, 127-128) en signale des traces. Rien n'indique que les paysans, les gens de peu, n'eussent point pour eux seuls un ensemble de coutumes dédaignées de l'autre classe, et un corps flottant de recettes magico-religieuses : il y avait dans les campagnes, pour les pratiquer, des sorciers, des vieillards, des chefs de famille. Chez les nobles même, la religion collective n'était pas toute la religion. De tout temps, le culte eut officiellement un but social et cosmique et de tout temps on enregistre, en faveur de groupes moindres, des manquements à ce statut social, qui n'était lui-même qu'une collectivi-sation des croyances intéressées nourries chez les individus.

Dans les livres III‑IV (Les hégémonies, Les royaumes combattants), M. Maspero ­reprend l'histoire politique au début des Tcheou Orientaux et la mène à son terme, qui est la fondation de l'empire en 221. Pour cette période, il disposait des premiers textes proprement historiques, c'est‑à‑dire des trois chroniques officielles: Tch'ouen ts'ieou, Tchou chou ki nien et Ts'in ki, d'un commentaire plus historique que romanesque : le Tso tchouan, de deux recueils plus romanesques qu'historiques : les Kouo yu et les Tchan kouo tsö, et du Che ki. Quiconque a parcouru ces ouvrages, ou seulement la section des maisons héréditaires dans Sseu‑ma Ts’ien, a pu apprécier le fatras dans lequel M. Maspero a mis de l'ordre. Et cet ordre n'est point arbitraire. S'il conserve la division traditionnelle de cette époque en deux périodes, cela se justifie par la chronologie et par le changement intervenu dans la politique des puissances à l'endroit de la monarchie et du principe féodal. Il rejette, au contraire, la subdivision toute faite des cinq hégémons comme une application de la théorie des cinq éléments. Il étudie d'abord l'affaiblissement du pouvoir royal et sa dispersion au profit des États centraux simultanément aux unifications des provinces périphériques en quelques principautés de plus en plus indépendantes. Les trois chapitres suivants retracent l'apparition de la politique des ligues, sur laquelle s'élèvent les hégémonies du Ts'i (681-643), puis du Tsin (632-506) ; la puissance à éclipses du Tch’ou, l’alliance du Tsin et du Wou, la puissance et la ruine du Wou par Yue en 473. Le livre IV commence avec les luttes intestines du Tsin aboutissant, après une période obscure, à la division de 424‑403, qui marque aussi une date dans la longue agonie de la royauté. Les rivalités sanglantes, où les assassinats et les trahisons comptaient autant que les victoires, étaient l’expression du mouvement complexe politique, économique, intellectuel, qui emportait l'organisation féodale et les vieilles croyances. A la fin du Ve siècle, M. Maspero nous montre trois grands États: le Ts'i, le Tch'ou et le Tsin, préludant par des réformes et des conquêtes à leurs mêlées suprêmes, tandis que le Nord restait agité de faiblesses jalouses, et que les petites principautés centrales, nées du déclin de la royauté, commençaient de mourir avec elle.

Le chapitre suivant, qui donne son titre à ce livre, contient l'histoire du IVe siècle, période assez trouble, à chronologie incertaine, et qui semble prolonger la précé­dente: désordres intérieurs et extérieurs, ligues, entrevues, etc. Le Wei lutte soixante­-dix ans (419‑351) pour recueillir l'héritage du Tsin, et l'assemblée de Fong‑tche, en 342, reconnaît Hiao de Ts’in hégémon. En 335, Siuan de Ts’i et Houei de Wei se font rois à Siu-tcheou ; Houei-wen de Ts'in se fait roi en 325 et K'ang de Song en 318. Une autre assemblée, à Ye‑sang, ouvre en 323 une courte tréve suivie d'une courte alliance du  Tch'ou et du Ts'i contre le Ts'in. Celui-ci conquiert le Chou en 316 et annexe définitivement l'Ouest du Fleuve en 312. Il se heurte alors au Tch'ou, qui venait de détruire le Yue et d'annexer l'ancien Wou, et lui enlève en 311 sa frontière occidentale. Le siècle s'achève sur une sorte d'équilibre. Mais, dès 302, les guerres reprennent, et le dernier chapitre nous montre l’avance opiniâtre du Ts' in : il atteint la Fen en 290, détruit la puissance du Ts'i en 284, enlève au Tch'ou la vallée du Yang‑tseu en 277, le pays royal de Tcheou en 262. Une suite de campagnes sanglantes est menée contre les trois Tsin. En 249 le dernier des Tchenu est détrôné­. Le Han en 230, le Tchao en 228, le Yen en 226, le Wei en 225, le Tch'ou et le Ts’ien en 221 sont unifiés sous le Ts’in.

L'histoire politique s'arrête là. Le livre cinquième et dernier est un exposé à la fois large et précis de la littérature et de la philosophie antiques. M. Maspero en reporte les premiers monuments vers le début du VIIIe siècle et leur reconnaît une valeur rituelle. Selon lui, les chants du Che king, poèmes médiocres, furent d'abord des hymnes chantés dans les sacrifices des cours ; puis des satires, des plaintes, etc. ; puis, des pièces d'imitation populaire. On voit que M. Maspero se tient plus près de la tradition classique que de la thèse systématisée en Europe par M. Granet. En caractérisant ces vers, il néglige un trait important bien mis en lumière par M Granet : les auxiliaires descriptifs. La prose naît également à la cour chez les scribes et les devins. Les devins élaborèrent les premières doctrines politiques et les premières théories préscientifiques, confondues dès leur apparition dans une sorte d'éthique cosmologique. Les scribes furent les auteurs des livrets pour les danses de sacrifices (sur cette interprétation, on souhaiterait une bibliographie moins parcimonieuse que celle qui est donnée à la page 427) et des documents administratifs, dont ils créèrent le style et qui connurent la fortune que l'on sait en pourvoyant la littérature chinoise d'un de ses genres les plus particuliers ; le Chou king en présente, d'après M. Maspero, le plus ancien recueil.

 Les écoles apparaissent à partir de la deuxième moitié du VIe siècle. En deux aperçus clairs et justes, l'auteur nous montre en Confucius le successeur des anciennes écoles de scribes et de devins, le moraliste qui prêcha l'incessante amélioration de l'individu par les rites, et souligne en Mo tseu son originalité de logicien et son individualisme religieux ; peut‑être eût‑il pu rattacher à sa piété profonde sa condamnation de la musique et des rites, par quoi l'on tend à forcer les dieux et à les excéder, ou par l’usage profane desquels on  les offense. Tandis que les deux grandes écoles de Confucius et de Mo tseu inclinaient l'interprétation des vieux thèmes vers l'éthique individuelle ou sociale, deux autres écoles prenaient leur essor. L'une, représentée par le Hi ts'eu, produisait la théorie métaphysique du yin et du yang (p. 479 sq. ; cf. p. 273 sq.). L'autre était le taoïsme, dont M. Maspero place le premier traité, le Lao tseu, vers les dernières années de Mo tseu, c'est-à-dire vers le commencement du IVe siècle, et dont il donne un lucide exposé. Cette division de la spéculation sur l'ancien fonds commun se divise à son tour lorsque les successeurs des premières écoles précisent les vieilles recherches ou s'attachent à des problèmes nouveaux : ainsi l'individualisme radical de Yang tseu, que M. Maspero représente comme un pessimisme assez noir, dérive du taoïsme, comme les doctrines divergentes de Mencius et de Siun tseu procèdent de Confucius, et les sophistes, de Mo tseu. Ces génies créateurs, la pensée chinoise en sa jeunesse, dont ces sombres temps virent la floraison, continuaient l'esprit vivant des maîtres et ne devaient lui apporter que l'éclat et le prolongement, au prix de fortes modifications, de quelques vies individuelles. D’autres disciples, moins brillants; transmettaient leur lettre. Le passage de M. Maspero sur les ritualistes (p. 576‑580) implique une remarque de longue portée: ce fut l'œuvre des petits ritualistes confucéens et des petits praticiens taoïstes qui assura, au IIIe siècle, la survivance de ces doctrines. Celle de Mo tseu, qui n'était soutenue que par des disciples trop faibles pour la recréer en eux et trop paradoxaux pour être supportés par la foule, disparut des préoccupations des lettrés. En revanche, ce fut la scolarisation de ces petits esprits plutôt que la pensée profonde des initiateurs qui s'imposa sous leur nom à la postérité. C'est l'histoire de beaucoup de créations originales : elles font la fortune des médiocres qui les débitent et perpétuent sous un titre illustre les lieux communs de tout le monde. Telle fut au moins, semble‑t‑il, cette évolution. Elle n'a peut‑étre pas été sans rapport avec le sort des écoles locales dont le Tchouang tseu, ch. 29, 1, et ch. 33, nous a conservé le souvenir.

Le roman et l'histoire sont traités dans le même chapitre : « La distinction  n'était pas très nette, dit M. Maspero, ... ce n'est qu'au temps des Han que le génie de Sseu-ma Ts'ien sut (au moins en principe...) séparer définitivement roman et histoire jusque‑là confondus » (p. 591, 596). Le genre commence probablement au Ve siècle. En dehors de leur valeur historique ou philosophique, qui est médiocre, les romans ont celle de nous livrer une foule de détails sur les croyances et les institutions de leur époque, et parfois, comme le Yen tseu tch'ouen ts’ieou, de nous la faire revivre. Le roman des origines de la dynastie des Tcheou conservé dans le Yi tcbeou chou est placé par M. Maspero au-dessus du Chou king pour sa valeur documlentaire. M. Maspero date approximativement tous ces livres.

Le chapitre sur la poésie aux lie et ille siècles est presque entièrement réservé ù K'iu Yuan. Plus encore que les autres, le dernier chapitre, sur les origines de la science en Chine et ses premiers rapports avec l'Occident, forme un résumé original. Il y a là, sur une matière encore très neuve, sinon toujours très sûre, assez d'indications pour nous permettre d'entrevoir par quels canaux et sous quelle variété (commerce, techniques, croyances) les emprunts de la Chine au monde occidental ont pu s'effectuer (cf. aussi les indications éparses ailleurs, p. 141, 192, 277, 384).

Par ce livre, la sinologie française reçoit de M. Maspero le guide que les Anglais et les Allemands possédaient depuis ²longtemps grâce à Hirth et à Conrady. Il suffit de nommer auprès de lui ces auteurs pour mesurer les grands progrès réalisés en une vingtaine d'années par la sinologie européenne. Ces progrès sont de deux sortes : de découverte et de méthode, les derniers pouvant se traduire par une diminution de la matière historique. Il arrive pourtant, en lisant ce bon livre, que l'on se surprenne à trouver comme une sévérité excessive, dans l’état actuel de la science, de tenir souvent si peu compte de l'histoire traditionnelle et de supprimer simplement ce que les restes des anciens documents ne permettent pas d'affirmer. Telle tradition que l'histoire stricte oblige actuellement à écarter (p. ex. l’histoire des Hia ou des Yin, ou encore des premiers Tcheou) pourrait être, semble‑t‑il, recueillie avec  profit dans le chapitre des croyances, ou même dans un chapitre spécial ou, l'or, discuterait les données suspectes. Ce procédé faciliterait le passage à l'étude directe des sources chinoises, tiendrait en mémoire les points douteux et conserverait au complet, en vue des revisions futures, le magasin des données sur l'histoire ancienne. Au reste, M. M. note lui-même (p. 404, n. 2) que cette critique peut paraître aussi un appauvrissement, et il ne s'y tient pas touiours. Pour écrire un tableau de quelque unité, il a dû se servir de documents tardifs, puiser aux sources mêlées, qui sont les seules sources. Il a dû reconstruire souvent, une fois même, sur les sacrifices humains au Fleuve Jaune, descendre jusqu'au T’ong kien kang mou (p. 175), et, une autre fois, jusqu'aux coutumes actuelles des tribus barbares du Sud (p. 119, n. 1); il a dû ne pas rejeter absolument l'hypothèse, et il en prévient (p. 119, 356, 417). Tous ces procédés sont légitimes dans la mesure où ils restent maniés par une science prudente qui sait discerner et choisir les faits anciens dans les textes les plus artificiels et à condition de ne jamais oublier que l'unité du tableau ainsi présenté à nos yeux repose en partie sur des restitutions. M. Maspero nous donne à la fois l'occasion de l'oublier, tant il a mis d'habileté dans le sien, et celle de nous en souvenir, par le véritable petit trésor des notes, fournissant des éléments essentiels de critique textuelle, qu'il a répandu au bas presque de chaque page. En un mot, ce manuel excellent rend son lecteur difficile, mais la restriction qu'il est tenté d'apporter à ses éloges est un éloge de plus ; c'est le regret que M. Maspero, qui nous a beaucoup donné, ne nous ait pas donné davan­tage encore.


Retour au livre de l'auteur: Henri Maspero (1883-1945) Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 24 mars 2005 08:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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