Une édition électronique réalisée à partir du texte de Paul Masson-Oursel, Études de philosophie comparée. Recueil de divers articles de la Revue de métaphysique et de morale, 1911, 1912, 1916, et de la Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1917, 1918. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.
Extraits
LE SORITE CHINOIS.
L’argument que nous appellerons sorite confucéen n’a été employé en Chine d’une façon systématique, à notre connaissance du moins, que dans les textes de Confucius et de Mencius ; encore n’en font-ils usage que d’une manière spontanée, sans jamais chercher à en établir la théorie, à déterminer, par exemple, à quel prix cet enchaînement de données d’expérience peut être concluant. Quoiqu’on puisse signaler chez Confucius plus d’un trait susceptible d’intéresser le logicien, il ne s’agit toujours que de cette logique latente, qui est un tour de pensée coutumier aux démarches d’un certain esprit, mais jamais d’un effort pour constituer une logique abstraite. Voici la liste des textes où nous relevons ce genre de raisonnement ; nous empruntons nos citations à l’édition Couvreur des « Seu chou » (Ho kien fou, 1895).
Le « Ta Hio » tout entier.
Dans le « Tchoung Young », au § 20, deux sorites, §§ 23 ; 26 ; 29.
« Liun Yu », VII ; 13, § 3.
Mencius, IV, I, § 9 début p. 171 ; § 12, p. 473 ; § 27.
Ces sorites sont sans doute en petit nombre, si l’on songe à l’ampleur des « seu chou ». Mais leur fréquence importe peu : il est très remarquable qu’ils apparaissent chaque fois qu’une démonstration devient nécessaire, et que c’est alors le seul type de raisonnement qui intervienne. On n’en relève qu’un dans tout le « Liun Yu », dont le style, tantôt anecdotique, tantôt aphoristique, n’est pas dialectique. En revanche le « Ta Hio », dont l’importance doctrinale est si grande, se compose presque exclusivement de trois sorites.
Les commentateurs s’évertuèrent à élucider leurs diverses étapes ; mais ils n’eurent guère souci de la forme même du raisonnement :
Tseng Tseu (ibid., Ta Hio, § 10) construit pour son propre compte un sorite, sans s’interroger sur la valeur probante de ce procédé.
On peut classer les textes indiqués sous deux rubriques : ici la marche est progressive, là elle est régressive. La plupart des sorites progressifs marquent la transition par l’expression tse, alors. Le schème du raisonnement est : « Ceci, alors. cela ». Ainsi s’exprime en chinois le jugement hypothétique, rendu en français par si ou quand. Tse peut être suppléé par ses synonymes tseu ou seu. Dans le premier et le troisième sorites du « Ta Hio » figure l’expression eul heou, « alors ». Dans T. Y., § 20, p. 45, la connexion s’affirme très énergiquement par la formule : A ne peut pas aller sans B (pou k’o i pou), A ne peut pas ne pas être suivi de B. Dans tous ces exemples la condition première fait pour ainsi dire tache d’huile et se propage en des conditions nouvelles issues les unes des. autres. Ainsi, dans Menc. IV, 1, § 27, chaque terme s’unit au suivant par l’expression : « le principal fruit (cheu) de A est B ».
Du sorite régressif nous ne connaissons que trois exemples.
1° Le deuxième sorite du « Ta Hio », celui dont le troisième est la contre-partie exacte, dans le sens progressif, indique les transitions par le mot « auparavant (sien) » : Traduisons littéralement le passage, pour donner un exemple concret. « Les anciens (rois) qui voulaient faire briller les brillantes vertus dans l’univers auparavant gouvernaient leur (propre pays). Voulant gouverner leur pays, auparavant ils faisaient régner l’ordre dans leur maison. Voulant faire régner l’ordre dans leur maison, auparavant ils se cultivaient eux-mêmes. Voulant se cultiver eux-mêmes, auparavant ils corrigeaient leur cœur. Voulant corriger leur cœur, auparavant ils rendaient sincère leur pensée. Voulant rendre sincère leur pensée, auparavant ils tendaient à développer leur connaissance : Tendre à développer sa connaissance, c’est saisir la nature des choses. » 2° et 3°. Les autres sorites régressifs (Menc. IV, 1, § 9, p. 471 et § 12, p. 473) s’appliquent à des cas dénués d’intérêt philosophique, mais où le raisonnement est mixte, tour à tour régressif et progressif. Chaque pas en avant représente une anticipation qui se justifie après coup, grâce à la formule : « en vue de B, il y a un moyen, une voie à suivre (yeou tao) ; A étant donné, alors (seu) B est donné ».
Maintenant que nous connaissons la forme logique de ces raisonnements, essayons d’isoler le ressort qui fait fonctionner leur mécanisme. Chacune de ces argumentations, sans exception, exprime un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin. Il ne s’agit jamais de phénomènes naturels qui se commanderaient les uns les autres. Cela tient assurément à l’orientation morale et politique de la pensée confucéenne, que préoccupe fort peu l’étude désintéressée des faits extérieurs ; mais cela explique aussi, dans une certaine mesure, l’usage et la nature de cette sorte de raisonnement. On pourrait être tenté, dans le sorite que nous venons de citer tout au long, de penser que la discipline imposée par le monarque à son esprit est au fond identique à celle que finalement il impose au monde ; la fonction cosmique de l’empereur, la nécessité de faire régner l’ordre en soi-même avant de l’établir au dehors, la politique patriarcale fondée sur l’assimilation de l’État et de la famille : voilà autant de lieux communs du confucéisme qui, dans ce sorite particulier, étendent une certaine apparence d’homogénéité sur les divers stades de l’argumentation. Mais dans la plupart des cas le nerf du raisonnement réside uniquement dans le rapport de condition à conditionné, ou inversement ; et toujours condition signifie moyen, conditionné signifie fin. Des relations de ce genre ne se fondent en aucune façon sur l’identité, mais sur une sorte de courant d’action qui se propage entre des termes hétérogènes. Leur ordre ne saurait être brouillé sans que le raisonnement devînt impossible, et pourtant ce n’est pas une hiérarchie selon l’extension ou la compréhension. Cette inférence si simple de moyen à fin, ou réciproquement, employée si naïvement par le vieux moraliste chinois, déconcerte l’Européen moderne qui voudrait la traduire en son propre langage logique, mais qui se trouve impuissant à y réussir, faute de concepts appropriés.
On s’en convaincra si l’on cherche à confronter les sorites progressif et régressif avec nos notions de synthèse et d’analyse. Le sorite confucéen ne se meut pas entre un plus abstrait et un plus concret, ni entre un plus général et un plus particulier. La nécessité qui intervient n’est pas analytique, car les termes sont sans commune mesure ; elle n’est pas synthétique : ni a posteriori, car on sait d’avance où l’on s’achemine ; ni a priori, car l’expérience seule atteste que A est bien, en fait, la condition de B. On pourrait alléguer que les relations sont plutôt « indispensables » que nécessaires, et qu’il s’agit d’action, non d’intelligibilité : Cependant le complexus des termes forme une ordonnance qui satisfait l’esprit, si bien qu’il est toujours loisible de parcourir la série dans les deux sens. Au cours du « Ta Hio », Confucius le montre expressément ; dans les deux textes indiqués de Mencius, régression et progression sont de pair, alternent, s’enchevêtrent.
Ne nous hâtons pas de conclure que ces tâtonnements de l’esprit logique témoignent d’une certaine gaucherie, d’une inaptitude à discerner ce qui pour nous est distinct : notre syllogisme lui-même comporte subrepticement ces deux points de vue, puisque si l’on ne savait à l’avance le but, le résultat de la démonstration, jamais on ne l’entreprendrait ; aussi la pure analyse ou la pure synthèse ne constituent-elles, pour notre logique même, que des cas limites, irréalisables. Par contre, la progression et la régression désignent des démarches bien réelles de la pensée ; l’oscillation entre l’une et l’autre, telle qu’elle apparaît dans ces textes, traduit cette réaction réciproque entre la fin conçue et les moyens mis en œuvre, réaction qui semble inséparable de la vie de l’esprit. La logique confucéenne, si rudimentaire, si inconsciente soit-elle, représente une attitude originale, singulièrement proche de celle que plus d’un de nos contemporains conseillerait à nos logiciens : elle n’est ni conceptuelle comme celle d’Aristote, ni réaliste comme voulait être celle de Stuart Mill ; elle est simplement humaine, c’est-à-dire relative à l’action d’une pensée qui s’exerce en la société d’autres esprits et qui s’insère au sein des choses.