Une édition électronique réalisée à partir du livre de Margaret Mead (1955), Mœurs et sexualité en Océanie. Paris : Plon, 1969, 533 pages. Collection : Terre humaine.

- Livre 2 : Adolescence à Samoa (1928)
(Titre américain original: Coming of Age in Samoa)


AVANT-PROPOS DU LIVRE II

Les ouvrages que l'on écrit aujourd'hui sur les peuples primitifs nous apportent une image de leur culture organisée selon les divers aspects de la vie humaine. On nous décrit les inventions, l'économie familiale, l'organisation domestique et politique, les croyances et les rites religieux. En comparant ces données, en nous informant de leur développement et de leur évolution, nous tentons de reconstruire, aussi exactement que possible, l'histoire de chaque société. Quelques anthropologues espèrent même que cette étude comparée mettra en évidence certaines tendances de l'évolution qui, se retrouvant fréquemment, permettront d'aboutir à des généralisations significatives concernant les processus de l'évolution culturelle.

Pour le profane, ces études sont intéressantes par la nouveauté du décor, par l'étrangeté des attitudes caractéristiques des sociétés étrangères, qui mettent en lumière ce que nous-mêmes avons fait et ce que nous sommes.

Cependant, une description systématique des activités humaines ne nous permet guère de comprendre les attitudes mentales de l'individu. Ses pensées et ses actes apparaissent simplement comme l'expression de formes culturelles rigoureusement définies. Nous ne sommes que peu renseignés sur sa pensée rationnelle, les amitiés qu'il noue avec ses semblables, les conflits qui l'opposent à eux. L'aspect personnel de la vie de l'individu est presque oublié dans la présentation systématique de la vie culturelle d'une société. L'image est standardisée, tel un recueil de lois qui nous disent comment nous devrions nous conduire et non comment nous nous conduisons en fait, telles les règles qui définissent un style, mais non la façon dont l'artiste élabore son idée du beau, telle une liste d'inventions, qui n'indique pas comment l'individu vient à bout des difficultés techniques auxquelles il se heurte.


Et cependant, la façon dont la personnalité réagit face à la culture est un sujet qui devrait nous préoccuper profondément, et qui fait de l'étude des cultures étrangères une activité utile et fructueuse. Nous avons l'habitude de considérer que les actes qui font partie intégrante de notre culture, les normes que nous observons automatiquement, sont communs à l'humanité tout entière. Ils sont profondément enracinés dans notre comportement. Nous sommes coulés dans ce moule et nous ne pouvons imaginer qu'il en soit autrement ailleurs.

La courtoisie, la modestie, les bonnes manières, le respect de normes morales bien définies, sont universels, mais ce qui ne l'est pas, c'est ce qui constitue cette courtoisie, cette modestie, ces bonnes manières, ce respect de lois morales. Il est intéressant de savoir que ces normes peuvent différer de la façon la plus inattendue. Il est plus important encore de savoir comment l'individu réagit devant ces règles.

Dans notre propre société, l'individu est assiégé de difficultés que nous imputons généralement aux traits fondamentaux de la nature humaine. Quand nous parlons des problèmes de l'enfance et de l'adolescence, nous estimons que ce sont là des périodes d'adaptation inévitables, par lesquelles tout le monde doit passer. Le raisonnement psychoanalytique est, en grande partie, fondé sur cette supposition.

L'anthropologue met en doute l'exactitude de cette manière de voir, mais jusqu'à présent, il n'est guère de chercheurs qui aient pris la peine de s'intégrer suffisamment à une population primitive pour parvenir à la compréhension de ces problèmes. Nous sommes donc reconnaissant à Miss Mead d'avoir entrepris de s'intégrer à la jeunesse samoane d'une façon assez complète pour nous donner une image lucide et claire des joies et des difficultés éprouvées par le jeune individu dans une société tellement différente de la nôtre. Les résultats de cette minutieuse enquête confirment ce dont les anthropologues se doutent depuis longtemps, à savoir que bien des comportements que nous attribuons communément à la nature humaine, ne sont en fait que des réactions contre les contraintes que nous impose notre civilisation.

FRANZ BOAS.