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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Moeurs et sexualité en Océanie (1928, 1935)
Introduction au livre II


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Margaret Mead (1955), Mœurs et sexualité en Océanie. Paris : Plon, 1969, 533 pages. Collection : Terre humaine.

- Livre 2 :
Adolescence à Samoa (1928)
(Titre américain original: Coming of Age in Samoa)


CHAPITRE I : INTRODUCTION


Il n'y a guère plus d'un siècle, il n'existait, pour les parents comme pour les éducateurs, aucun problème de l'enfance, aucun de l'adolescence. Depuis cent ans, néanmoins, se manifeste une nouvelle tendance : au lieu d'essayer de modeler l'enfant selon un système rigide, on tente d'adapter l'éducation à ses besoins. Deux facteurs principaux ont encouragé cette entreprise : d'une part, les progrès de la psychologie, devenue une véritable science, d'autre part les difficultés croissantes auxquelles se heurte la jeunesse dans son effort d'adaptation. Le psychologue était en droit de supposer qu'il trouverait grand profit à connaître le processus de développement de l'enfant, à préciser les stades successifs qu'il franchit, à déterminer ce que le monde adulte peut raisonnablement attendre d'un bébé de deux mois ou d'un enfant de deux ans. Cependant, les foudres brandies de la chaire, les bruyantes lamentations des philosophes du conservatisme social, les dossiers des Oeuvres et des tribunaux pour enfants, tout poussait, d'autre part, à ce que l'on se penchât sérieusement sur cette période de la vie qu'il est convenu d'appeler adolescence. La jeune génération s'écartait chaque jour davantage des normes et des idéaux du passé, dérivait loin du havre des valeurs reconnues, familiales ou religieuses : le prudent réactionnaire en était épouvanté, le propagandiste y trouvait prétexte à prosélytisme parmi une jeunesse désarmée, éminemment vulnérable. Les moins attentifs parmi nous s'inquiétaient.

Aux États-Unis, les multiples courants d'immigration, les normes de conduite qui se comptent par dizaines et souvent s'opposent les unes aux autres, les sectes religieuses, dont on dénombre des centaines, les conditions économiques elles-mêmes, extrêmement fluctuantes, tout concourt à faire apparaître la jeunesse plus instable, plus déréglée qu'en Europe, continent de civilisation plus ancienne et mieux assise. Un tel état de choses devait inciter psychologues, éducateurs et sociologues à rendre compte d'une façon acceptable des difficultés éprouvées par l'enfant et l'adolescent. Ainsi aujourd'hui, dans l'Allemagne d'après-guerre, où la nouvelle génération se trouve aux prises avec des problèmes d'adaptation encore plus ardus que ceux auxquels doivent faire face nos propres enfants, les ouvrages théoriques sur l'adolescence envahissent les devantures des libraires : le psychologue américain d'alors tenta d'expliquer de même le malaise de la jeunesse. Et ce furent des ouvrages tels que celui de Stanley Hall sur « l'Adolescence », où les troubles et l'angoisse de l'enfant étaient simplement attribués à son « âge ». On y caractérisait l'adolescence comme l'époque de la vie où fleurit l'idéalisme, où prend corps la révolte contre toute autorité, où heurts et conflits sont inévitables.

Les spécialistes de psychologie juvénile, qui ne faisaient fond que sur la méthode expérimentale, refusèrent de souscrire à ces théories. « Ce sont les données qui nous manquent, dirent-ils. Nous n'avons que quelques minces certitudes sur les tout premiers mois de la vie de l'enfant. Nous n'en sommes qu'à pouvoir discerner le moment où l'œil commence à suivre la lumière. Comment voulez-vous que nous puissions indiquer avec précision les réactions que produira la religion, par exemple, sur un sujet déjà développé, et dont nous ne savons rien? »

Le publie n'a que faire des précautions négatives de la science. L'expérimentaliste refuse-t-il de s'engager? Le sociologue, le prédicateur, le pédagogue n'en essayèrent qu'avec plus d'ardeur d'aller droit au but et de trouver une solution rapide. Ils observèrent le comportement des adolescents dans notre société, notèrent les traits d'instabilité - évidents et omniprésents - en conclurent qu'ils constituaient les caractéristiques de cet âge. On avertit les mères que leurs jeunes filles présentaient des problèmes particuliers : « C'est une période difficile, dirent les théoriciens; les transformations physiques que subissent vos fils et vos filles s'accompagnent de modifications psychologiques. Vous ne pouvez pas éviter les unes plus que les autres; de même que le corps de votre fille, hier celui d'une enfant, devient celui d'une femme, de même, et inévitablement - son esprit se transforme, non sans heurts ni confusion. » Les théoriciens jetèrent une fois de plus les yeux sur les adolescents de notre civilisation : « Non sans heurts ni confusion », répétèrent-ils avec sérieux.

De telles notions, bien qu'elles n'eussent pas reçu la sanction de l'expérimentaliste, toujours circonspect, s'accréditèrent largement et exercèrent une influence sur nos méthodes d'éducation; du même coup, elles paralysèrent les efforts des parents. La mère devait se durcir aux pleurs du nourrisson qui perce sa première dent; elle devait également s'armer de courage et essuyer, d'une âme aussi égale que possible, les manifestations désagréables et turbulentes de « l'âge ingrat ». S'il n'y avait rien à reprocher à l'enfant, il n'y avait aucune méthode non plus, hormis la patience, qu'on pût recommander à l'éducateur. Le théoricien continua d'observer le comportement de l'adolescent américain, et chaque année apporta de nouvelles justifications à son hypothèse, tandis que les témoignages s'accumulaient dans les dossiers des écoles et des tribunaux pour mineurs.

Cependant, une autre méthode avait gagné du terrain dans l'étude de l'évolution humaine, celle de l'anthropologue, qui envisage l'homme dans son cadre social, quel qu'il soit. En méditant sur la documentation, sans cesse croissante, recueillie sur les MŒURS des peuples primitifs, l'anthropologue en vint à se rendre compte du rôle majeur joué dans la vie de l'individu par le milieu social dans lequel il est né et a été élevé. Un à un, des aspects du comportement que nous avions coutume de considérer comme faisant invariablement partie de la nature humaine, se révélèrent être simplement des résultantes du milieu. On en constatait l'existence dans un pays, l'absence dans un autre, alors que les habitants de l'un et de l'autre étaient de même race. Ni la race, en effet, ni la constitution même de l'homme, ne suffisent à expliquer la multiplicité des formes qu'assument, dans des conditions sociales différentes, des émotions aussi fondamentales que l'amour, la crainte ou la colère.

Raisonnant d'après ses observations du comportement de l'homme adulte chez d'autres civilisations, l'anthropologue parvient souvent aux mêmes conclusions que le « behavioriste », qui étudie le tout jeune enfant, non encore façonné par son milieu. Se penchant, lui aussi, sur le problème de l'adolescence, il lui apparut que certains comportements de l'adolescent dépendaient du milieu social - révolte contre l'autorité, doutes religieux, idéalisme, luttes et conflits - cependant qu'on voulait en faire une caractéristique d'un certain stade de son développement physique. Il connaissait le déterminisme de la civilisation, la plasticité de l'être humain : est-ce donc, se demanda-t-il, à l'adolescence en tant que telle, ou à l'adolescence en Amérique que l'on doit attribuer ces difficultés?

Lorsque le biologiste désire mettre à l'épreuve une hypothèse ancienne ou en vérifier une nouvelle, il peut disposer d'un laboratoire. Dans des conditions sur lesquelles il peut exercer le contrôle le plus rigoureux, il lui est loisible de faire varier la quantité de lumière, d'air, de, nourriture, que reçoivent ses plantes ou ses animaux, du -moment de la naissance jusqu'à celui de la mort. En gardant constants tous les facteurs sauf un, il peut procéder à des mesures exactes des effets de ce dernier. C'est la méthode scientifique par excellence, celle de l'expérience contrôlée; elle permet de soumettre toutes les hypothèses à une vérification strictement objective.

Le spécialiste de psychologie infantile ne peut que partiellement retrouver de telles conditions. Il ne lui est pas possible, en effet, d'avoir une connaissance exacte du milieu prénatal de l'enfant auquel il va appliquer ses méthodes objectives. Du moins lui est-il permis de décider, dès que son sujet est venu au monde, ce qui doit être proposé à sa vue, son ouïe, son odorat et son goût. Mais il n'est pas si simple d'étudier l'adolescence. Car ce que nous cherchons à connaître n'est rien moins que l'influence du milieu sur un être humain en plein développement, à l'âge de la puberté. L'investigation, pour être rigoureuse, exigerait que fussent créées différentes sortes de civilisations et qu'à l'influence de chacune fussent soumis un grand nombre d'adolescents. Nous dresserions alors une liste des facteurs dont nous désirons connaître l'action. Ainsi, pour étudier l'influence du nombre des membres de la famille, nous bâtirions une série de sociétés semblables entre elles, sauf en ce qui concerne l'organisation familiale. Si nous constations alors des comportements différents, nous pourrions assurer que ce sont les variations dans l'importance numérique de la famille qui sont causes de ces différences; nous pourrions alors affirmer, par exemple, que l'enfant unique a une existence plus troublée que celui d'une famille nombreuse. Nous procéderions de la même manière à l'égard d'un certain nombre d'autres situations : éducation sexuelle précoce ou tardive, expérience sexuelle également précoce ou tardive, précocité encouragée ou non, ségrégation des sexes ou éducation mixte, division du travail entre les sexes ou activités communes, etc... Nous ferions varier l'un des facteurs, les autres restant constants, et nous analyserions celles des caractéristiques de notre société éventuellement responsables des difficultés éprouvées par nos adolescents.

Malheureusement, ces méthodes idéales d'expérimentation sont impossibles lorsqu'on traite de l'humain et de l'ensemble de l'édifice social. La colonie expérimentale d'Hérodote, où les tout jeunes enfants devraient être isolés et les résultats enregistrés, n'est pas viable. Pas davantage ne l'est la méthode qui consisterait à choisir cinq cents adolescents par exemple, appartenant à des familles restreintes, et cinq cents autres à des familles nombreuses, et à tenter de découvrir le groupe ayant éprouvé les plus grandes difficultés au moment de l'adolescence. Car nous ne saurions rien des autres influences qui ont pu s'exercer sur les enfants; nous ignorerions, entre autres, les effets qu'ont pu avoir sur le déroulement de leur adolescence, le milieu environnant ou leur degré d'éducation sexuelle.

Quelle méthode reste donc accessible à ceux qui, comme nous, désirent conduire une expérience sur de l'humain, niais n'ont la possibilité ni de créer les conditions expérimentales nécessaires, ni de trouver des exemples contrôlables de ces conditions dans notre propre société? Il n'y en a qu'une seule. c'est celle de l'anthropologue. Elle consiste à se porter en une civilisation différente, à faire une étude de sociétés vivant dans des conditions particulières. Pour mener à bien de telles investigations, l'anthropologue se tourne vers les peuples primitifs, dont la société n'a jamais atteint la complexité de la nôtre : Esquimaux, Australiens, Océaniens, Pueblos. Il sait que plus une culture est simple, plus son analyse est aisée.

Dans de grandes civilisations, comme celles d'Europe ou d'Orient, des années d'études sont nécessaires avant de pouvoir commencer à saisir les forces qui jouent en elles. Une simple enquête sur la famille française, par exemple, implique une étude préliminaire de l'histoire de France, du droit français, des attitudes respectives du catholicisme et du protestantisme à l'égard des questions sexuelles et des relations personnelles. La connaissance d'un peuple primitif sans langue écrite constitue, en revanche, un problème beaucoup moins ardu, et un spécialiste expérimenté peut comprendre la structure fondamentale d'une société primitive en quelques mois.

Nous ne choisirons pas non plus une communauté paysanne d'Europe ou un groupe isolé de montagnards blancs dans le sud de l'Amérique. Leur mode de vie, bien que simple, appartient essentiellement à la même tradition historique que celui des grandes civilisations d'Europe ou d'Amérique. Aussi porterons-nous notre choix sur des groupes primitifs dont le développement historique se déroule depuis des milliers d'années selon des préoccupations complètement différentes des nôtres : leur langue ne se classe dans aucune de nos catégories indo-européennes, leurs idées religieuses sont d'essence différente, leur organisation sociale est non seulement plus simple que la nôtre, mais lui est totalement étrangère. De ces contrastes, suffisamment vifs pour surprendre et éclairer ceux qui sont accoutumés à notre propre mode de vie, et suffisamment simples pour être rapidement saisis, il est possible d'apprendre beaucoup quant à l'influence exercée par une civilisation sur les individus qui lui appartiennent.

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C'est ainsi que je décidai de faire porter mon enquête non sur l'Allemagne ou la Russie, mais sur les îles Samoa, archipel des mers du Sud, situé à environ 13 degrés de l'Équateur et habité par des Polynésiens au teint foncé. Étant femme, je pouvais espérer pénétrer davantage dans l'intimité des filles que dans celle des garçons; il se trouvait, d'autre part, qu'en raison du petit nombre de femmes ethnologues, notre connaissance de la fillette et de la jeune fille primitive est beaucoup moins profonde que celle des garçons. Ce sont ces deux principales raisons qui me poussèrent à étudier l'adolescente samoane.

Mais en cela, j'adoptai une méthode très différente de celle dont je me serais servie pour étudier, par exemple, l'adolescente de Kokomo, dans l'Indiana. Dans ce dernier cas, je serais allée droit au cœur du problème. Je ne me serais pas attardée sur la langue parlée en Indiana, ni sur la façon de se conduire à table ou de se coucher; je ne me serais pas inquiétée de savoir comment les adolescentes de l'Indiana apprennent à s’habiller, à se servir du téléphone, ou encore ce que signifie le concept de conscience à Kokomo. Tout cela appartient à la structure générale de la vie américaine et est connu de mes lecteurs comme de moi-même. Mais il en est autrement lorsqu'on expérimente en milieu primitif. L'adolescente y parle une langue dont les sons mêmes nous paraissent étranges; les substantifs s'y transforment en verbes et les verbes en substantifs avec une aisance déconcertante. Toute sa façon de vivre est différente. Ainsi elle s'assied par terre, les jambes croisées et se sent raide et mal à l'aide sur une chaise. Elle mange avec ses doigts dans un plat en vannerie; elle dort sur le sol. La maison qu'elle habite n'est constituée que de poteaux plantés en cercle et supportant un toit conique de chaume. Par terre, elle ne dispose, pour tout tapis, que de fragments de corail usé. Cocotiers, arbres à pain, manguiers ombragent les cases. Elle n'a jamais vu de cheval, ne connaît d'autre animal que le cochon, le chien et le rat. Elle se nourrit de taro, de fruit d'arbre à pain et de bananes, de poisson, de pigeon sauvage et de porc rôti ainsi que de crabes de terre. Autant ce milieu physique, ces habitudes de vie sont différentes des nôtres, autant le milieu social, l'attitude à l'égard des enfants, des questions sexuelles ou de la personnalité contrastent avec ceux de l'adolescente américaine.

M'attachant particulièrement aux fillettes et jeunes filles de la communauté, c'est avec elles que j'ai passé la plus grande partie de mon temps. J'ai étudié de très près les familles où elles vivaient. J'ai consacré plus d'heures à jouer avec les enfants qu'à assister aux conseils de leurs aînés. J'ai parlé leur langue, partagé leur nourriture. Assise les jambes croisées et les pieds nus, j'ai fait de mon mieux pour réduire au minimum ce qui pouvait nous séparer, pour apprendre à connaître et comprendre les petites filles de trois villages sur la côte de la petite île de Tau. Pendant les neuf mois de mon séjour à Samoa, j'ai rassemblé de nombreuses données concernant la position sociale et la richesse des parents de ces filles, le nombre de leurs frères et de leurs sœurs, l'expérience sexuelle qu'elles avaient pu avoir; ces faits bruts sont résumés en annexe. Ils ne constituent d'ailleurs que l'ossature, à peine la matière première d'une étude des problèmes familiaux et des relations sexuelles, des concepts d'amitié, de loyauté et de responsabilité, qui, pour nos adolescentes, sont autant de sources de troubles.

Ces notions, peu mesurables, se sont révélées si peu variables d'un cas à l'autre, la vie d'une jeune Samoane ressemble tellement à celle de sa voisine dans cette civilisation simple et uniforme, que je n'aperçois aucun inconvénient à généraliser, bien que mon enquête ait porté seulement, en fait, sur cinquante fillettes et jeunes filles des trois villages.

Les chapitres qui suivent décrivent la vie de ces adolescentes, celles de leurs sœurs cadettes, de leurs frères, auxquels un tabou extrêmement strict leur interdit de parler, de leurs sœurs aînées, qui ont dépassé l'âge de la puberté, de leurs parents, dont l'attitude à l'égard de la vie détermine celle des enfants. J'ai ainsi tenté de répondre à la question que je me posais en allant aux Samoa : les troubles dont souffre notre adolescence sont-ils dus à la nature même de l'adolescence ou à notre civilisation? L'adolescence, dans des conditions totalement différentes, se présente-t-elle d'une façon également différente?

D'autre part, en raison du caractère même du problème, et de l'aspect tellement nouveau, pour beaucoup, de cette vie océanienne, j'ai été amenée à tracer un tableau de l'ensemble de la vie sociale aux Samoa; ce faisant, j'ai toujours souligné les particularités propres à éclairer le problème de l'adolescence. J'ai passé sous silence les questions d'organisation politique qui n'intéressent pas la jeune fille et n'ont aucune influence sur elle. Ce qui concerne les systèmes de rapports sociaux, ou le culte des ancêtres, les généalogies et la mythologie, sera publié d'autre part. Mon propos est de présenter au lecteur l'adolescente samoane dans son cadre social, de suivre le cours de sa vie de la naissance à la mort, de décrire les problèmes qu'elle aura à résoudre, l'échelle des valeurs auxquelles elle se référera, les joies et les peines de ce jeune être qui vit là-bas, sur son lointain îlot des mers du Sud.

Mais nous ne voudrions pas, pour autant, nous limiter à ce problème particulier, et ces lignes ont une autre ambition. Elles voudraient donner au lecteur quelque idée d'une civilisation, d'un mode de vie différents des nôtres et qui, cependant, apportent satisfaction et bonheur à d'autres humains. Notre sensibilité, même dans ce qu'elle a de plus subtil, notre jugement, même le plus exigeant, sont fondés, nous ne l'ignorons pas, sur le jeu des contrastes; la lumière sans l'obscurité, la beauté sans la laideur, perdraient les qualités qu'elles nous paraissent posséder. De même, s'il nous faut reconnaître ses mérites à notre propre civilisation, à ce système de vie que, en tant que nation, nous avons élaborés pour nous-mêmes, et que nous nous donnons tant de mal à transmettre à nos enfants, nous devons les opposer, pour les leur comparer, à des civilisations très différentes. Tel qui voyage en Europe et revient en Amérique perçoit des aspects de ses propres mœurs qui lui avaient échappé jusque là : l'Europe et l'Amérique appartiennent cependant à une même civilisation. C'est par la perception des nuances à l'intérieur même d'un grand système que le spécialiste de l'histoire européenne ou américaine aiguise son sens critique. Mais si nous nous écartons franchement du cours des civilisations indo-européennes, le jugement que nous pourrons porter sur notre propre civilisation n'en acquiert que plus de poids. Car, dans ces parties reculées du globe, dans des conditions historiques très différentes de celles qui ont fait la grandeur et la décadence de Rome et d'Athènes, des groupes d'êtres humains ont élaboré des modes de vie si différents du nôtre qu'il est impossible d'imaginer qu'ils aient jamais pu parvenir aux mêmes résultats que nous. Chaque peuple primitif a choisi un aspect du génie humain, un ensemble de valeurs humaines, et s'est donné un art, une organisation sociale, une religion qui sont sa contribution originale à l'histoire de l'esprit humain.

Les Samoa n'offrent qu'un exemple parmi tant de civilisations aimables et diverses. Mais le voyageur qui a quitté son village, ne serait-ce qu'une seule fois, a plus de sagesse que celui qui est resté sur le pas de sa porte. De même, la connaissance d'une autre culture doit nous permettre d'examiner la nôtre avec plus d'attention, de la juger avec plus d'amour.

En raison du problème particulier que nous avons entrepris de résoudre, ce récit et cette description se rapportent principalement à l'éducation, au processus par lequel l'enfant qui arrive sur la scène humaine nu et pur de toute influence, devient, à l'âge adulte, un membre accompli de sa société. Prenant le mot « éducation » dans son sens le plus large, nous nous attacherons particulièrement à ce qui, dans l'éducation samoane, diffère de la nôtre. Le contraste nous fera prendre plus vivement conscience de nous-mêmes et réveillera notre sens critique. Alors nous pourrons nous permettre de porter un nouveau jugement sur l'éducation que nous donnons à nos enfants, et peut-être de la réformer.

Retour à l'auteur: Margaret Mead Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 26 mai 2004 15:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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