RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

ALAIN. Souvenirs – Pages inédites Lettre sur le sujet du cœur et de l’esprit. (1953
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Henri MONDOR, ALAIN. Souvenirs – Pages inédites Lettre sur le sujet du cœur et de l’esprit. Paris : Les Éditions Gallimard, 1853, 263 pp. Collection NRF. Une édition numérique réalisée avec le concours de Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[7]

ALAIN.
Souvenirs – Pages inédites
Lettre sur le sujet du cœur et de l’esprit.

Avant-propos

Puisque je ne cherche qu'à attirer, vers l'œuvre d'Alain, de nouveaux lecteurs, trois ou quatre traits peuvent, dès maintenant, être réunis, qui ne sont pas moins indispensables à celui qui s'engage à le montrer tel qu'il le vit et à ceux qui auront la curiosité d'un homme aussi peu ordinaire. Au premier, ils imposent certaines obligations ; ils avertiront les seconds de plusieurs obstacles.

*

« Quelqu'un que je crois impartial, je veux dire qui n'est ni élève ni disciple, s'est intéressé à l'histoire de mes pensées, et m'a conseillé d'en écrire amplement. Cette parole, qui est de cet été 1935, m'a parcouru comme un éclair. »

Ainsi commence le chapitre, « Enfance », du livre Histoire de mes pensées, entrepris, par Alain, aussitôt après cette suggestion amicale, terminé en quelques mois, et dont il m'offrit, un après-midi, le manuscrit en disant : « Le voilà fait ; vous l'aurez voulu ! » Il n'est pas impossible que d'autres amis de l'auteur et André Malraux aient constitué, par un accord non concerté, cet anonyme « quelqu'un » de la phrase qu'on vient de lire ; mais, plus que d' « impartialité », c'est de toute son affectueuse admiration que celui que je connais le mieux attend, avant d'écrire sur lui, la plus rassurante garantie !

Pour l'intelligence du caractère d'Alain autant que pour les précautions de mon dessein, il faut aussitôt [8] relire ces mots. « Je n'aime pas les confidences, et jusqu'à ce point que je n'ai pas pu, même sous la forme du roman, écrire quelque chose de ma vie privée ; c'est peut-être que je n'aime pas trop à y penser, ou bien que je m'en suis consolé sans cela. J'ai su oublier et recommencer [1] ; et cette méthode pratique ne peut être que mise en maximes, puisqu'elle a rompu le récit. Ne pas raconter est alors une espèce de règle, et presque impitoyable, qui doit conduire à l'oubli. »

D'autres lignes éclairent utilement sur son refus de soigner, par des arrangements littéraires, les souvenirs, sur son indifférence habituelle à l'opinion d'autrui et l'impossible séparation, pour lui, des pensées et des actions : « Bien au contraire ce sont mes pensées qui n'ont cessé de me nettoyer de désespoir en m'offrant toujours, et encore maintenant, des problèmes, très pressants à examiner, ou, en d'autres termes, une bêtise à surmonter ; le reste allait comme il pouvait, par des décisions hasardeuses et un parfait mépris de l'opinion, qui m'auraient mené fort loin si je n’avais pas été toujours en souci premièrement de tenir en ordre et équilibre un bon nombre de précieuses vérités. Mais pourquoi ce trésor me fut-il confié, en vue de quoi, c'est ce que j'ignore, et je ne me soucie même pas de le savoir. »

Du même livre, un des alinéas a cependant révélé avec quelle parfaite sincérité, quelle alerte pittoresque, Alain eût su faire des confidences et avec quelle vigueur, dès sa jeunesse, l'homme avait tenu à se dresser vite ou se redresser. « Il y eut un temps, c'était à l'École Normale, où, avec quelques camarades, j'avais pris le goût de boire. Je me souviens qu'un soir où je flottais entre ciel et terre je me sentis porté à écrire quelques pages sublimes ; la plume volait ; mais au matin ce n'était rien, ou plutôt [9] c'était un parfait exemple de la bêtise dont je pars toujours ; car il n'est pas de jour dans mon existence où je n'aie eu à surmonter à part moi quelque sottise de belle apparence. Or, en celles-ci, je m'étais admiré ; j’avoue qu’alors j'eus peur de moi, et que ce fut fini de l'alcool... Je connus donc l'ivresse par rencontre, mais je n'y croyais plus, je ne l'espérais plus, je ne la cherchais plus, j'avais jugé ces grandeurs-là. C'est assez maintenant de préambule car on sent bien que j'aurais plaisir à parler de moi d'une certaine manière ; mais ce plaisir est méprisable à mes yeux ; autant que tous les genres d'ivresse. »

En écrivant l’histoire de ses pensées, Alain préféra conter « la partie de son existence dont joyeusement il répondait ». Dans mon livre, je n'ai songé à rappeler de lui que ce dont il eût répondu.

A quelque réserve qu'il se tînt, celle des plus virils naturellement, plusieurs retours sur soi lui ont tout de même été nécessaires, qui aident aujourd'hui à, une utile première image. D'une enfance, « sotte comme elles sont toutes », il ne retenait que deux dates, dans l'évolution de son esprit : l'une claire, l'autre obscure : la découverte de la géométrie et, un autre jour, mûri vraisemblablement par bien d'autres, la guérison de toutes les frayeurs et des fantômes, avec me brusque irréligion succédant à de pieuses pratiques, sincères jusqu'à la vigoureuse puberté.

La liberté du jugement, restée toujours très ombrageuse, fut la première conquête du lycéen Émile Chartier. Il y gagna en simplification et, rapproché si précocement de Descartes, se trouva guéri d’irrésolution, ce mal redoutable. Autre victoire, après quelques épreuves : abolir le rétrospectif et se délivrer des repentirs ! Enfin, cet important aveu, pourquoi ne pas l’enregistrer dès nos premières pages, comme un avertissement destiné au lecteur : « Encore maintenant dans l'action d'écrire, je choisis souvent ce qui, à délibérer, serait incertain. Et tant pis [10] pour moi ; il faut que je m'arrange de ce choix, car j'ai horreur de revenir. D'où l'absence de ratures. » Tout cela s'était offert et imposé à l'enfant de Mortagne, dans un âge où il ne se souciait ni de philosophie ni d'aucun savoir : « Mon attention était toute aux plaisirs des vacances, comme participer aux travaux d'homme, faire ma part de moisson, aider à dresser des chevaux, être rabatteur et porte-carnier, pêcheur de gardon ou d'écrevisse. »

Doué pour les mathématiques, tel qu'on le vit au lycée d'Alençon, Émile Chartier allait être orienté vers l'École Polytechnique, quand un ami de son père lui ayant dit, assez négligemment, qu'avec bien moins de travail il entrerait à Normale-Lettres, l'adolescent sut sourire à cette promesse bienveillante. Ainsi arriva-t-il dans me carrière à laquelle il n'avait jamais pensé.

Ne fallait-il pas, pour aller de son préambule à mon avant-propos, entendre cet homme véridique nier, pour son compte, les sortilèges de l'enfance et refuser le prestige de toute vocation, avec quoi, au contraire, tant d'autres ont fabriqué et fleuri trop de littérature ?

*

D'un autre de ses ouvrages, tiré seulement, il y a près de trente ans, à cinquante exemplaires [2], Alain a bien voulu écrire qu'il avait été un « monument à l'amitié ». Du volume que je consacre aujourd'hui à mon illustre ami que ne puis-je dire la même chose ? Mais, pour oser le premier mot, il faudrait, autrement qu'à travers son indulgence, avoir été vraiment « l’un de ses plus prompts et des plus perçants lecteurs ». Quant à cette injonction familière qu'il a prodiguée : « N'hésitez pas ; écrivez ! engagez-vous ! » elle me paraît, plus que jamais, moins [11] valable pour la majorité que pour l’écrivain exceptionnel qu'il a été.

Afin que mon hommage ne reste pas trop inégal à son destinataire, je prendrai soin de réunir, d'Alain, certains écrits inédits, et de retenir, en un choix et un ordre nécessairement personnels, des propos ou des fragments jusqu'ici assez dispersés. Parce qu'ils m'ont fait également aimer l'homme et l'auteur, je me plais à espérer qu'ils les feront aimer, ensemble, par d'autres lecteurs.

Mes documents principaux étaient tout trouvés, puisque Alain avait bien voulu dire, à ses intimes, des Lettres sur le sujet du Cœur et de l’Esprit et du Déjeuner chez Lapérouse, qu'il me les avait réservés. Quant à mes souvenirs, c'était autrement difficile. Je n'eus jamais plus que lui, jusqu'ici, le goût d'écrire des confidences. Je ne répéterai donc rien de ce qu'il disait, dans l'intimité, de soi-même ou d'autrui ; mais je peux déplorer désormais de n'avoir jamais pris soin, quand nous nous quittions, de noter, de mon mieux, quelques-unes des belles réflexions générales et des fortes maximes avec lesquelles le voir jongler avait été une joie si vive [3].

Alain est venu me voir trois ou quatre fois chaque année, pendant vingt ans : de la fin d'une guerre au commencement de l'autre ! Ce recueil de ses propos trimestriels eût pu être copieux. Il n'eût pas été facile, car ses improvisations, procédant avant tout de son extrême désir de liberté et du plaisir de n'arriver à la lumière qu'à travers l'ombre, fusaient inopinément et très vite vers bien des directions. En faveur de l'interlocuteur, si dépassé et chaque fois plus confus de ce qui lui arrivait, il multipliait, sans faire oublier son intimidante supériorité, [12] les gentillesses d'acquiescement ou d’entraînement. S'emparant des riens articulés par l’autre ou des plus hésitants essais, comme il l'eût fait du moindre objet et d'une infime circonstance, — tremplins favorisAlain, aussitôt, s'élançait et embellissait tout, avec une générosité d’attribution dont il fallait bien ressentir la honte progressive, devant des aperçus dont on se savait fort incapable. Pour chaque question, il disposait d’un immense trésor de riche ; mais, ayant gardé, jusqu'au bout, sa fougue de réfractaire, cet alliage, assez rare, de fortune et de rébellion expliquait, en partie, le nombre des surprises, mais n'aidait pas obligatoirement à reconnaître d’emblée les meilleures.

Alain était aussi étonnant dans la conversation que dans ses propos publiés. La même sûreté de vocabulaire, une égale beauté d'images et d'éclairs ; non moins de raccourcis, de ruptures, de risques, d'impérieuses abréviations ou déviations. On eût dit une prodigieuse machine à penser en un fonctionnement qui se voulait adroitement contrarié : précisément, par cette force et cette sauvage humeur, qui le faisaient repousser comme laid ce qu'on appelle souvent joli et amputer les développements prévisibles ou trop bien venus.

*

Une phrase d'Alain, qu'on pourrait juger altière, me paraît, au contraire, convenir aujourd'hui à de l’humilité. Elle me place, en tout cas, en face de moi-même, pour tous les moments où j'ai été en face de lui : « On ne trouve pas un Platon vivant tous les jours, avec qui l’on puisse parler humainement ; et si on le trouvait, aurait-on assez de richesses pour l'échange ? » Par bonheur, il n'attendait aucun échange ; mais, au moins, sa confiance ne boudait-elle aucun mouvement du dialogue. Je crois avoir estimé autant que lui, au long de la vie, que l'admiration reste une excellenteil disait stricte  [13] méthode de formation. Au moment de parler de lui, comment réussir à la croire suffisante et songer à trouver, dans l’imitation, un subterfuge tranquillisant ?

Bien entendu, je laisse le philosophe à ses disciples, aux spécialistes, en souhaitant qu'ils ne le suivent pas trop à la lettre, quand il déclarait, en tête de son livre sur son maître Lagneau : « Il était mieux de livrer un exposé systématique de la doctrine ; mais cela je n'ai point pu... » Le trésor d'une doctrine est caché dans ses livres... où des savants le trouveront.

*

Par une ultime précaution, il me semble pouvoir chercher du réconfort dans sa définition de l'amitié : « Une heureuse promesse à soi, qui charge une sympathie naturelle en une concorde inaltérable... » De cette amitié, on admettra bien qu'au moment d'entreprendre ce petit livre, entre les périls d’un panégyrique superflu et ceux d'une intervention trop personnelle, je tienne à me remémorer certains témoignages ; par exemple, même en soustrayant la part de la générosité, ce fragment de lettre, du 23 octobre 1944 : Je vais bientôt reprendre mon activité d’écrivain ; il n’est pas de lecteur sur qui je compte plus que sur vous. Vous le premier vous m’avez jugé favorablement, et vous avez contribué à me donner confiance en moi...

Repoussant l'irrévérence et la facilité des longues paraphrases, je n'irai « ni par détours ni par comparaisons, j'interrogerai les œuvres elles-mêmes » comme on l'entendait dire. Je mettrai sous les yeux du lecteur, presque à chaque page, les propres textes d'Alain, car il avait en horreur tout résumer. J'ajouterai quelques souvenirs, des impressions, des reliques, et, sans souci de thèse, je suivrai les traces, dans sa prodigieuse activité intellectuelle, d'un retour heureux à la poésie. On ne trouvera ici, aucune composition littéraire ; Alain parlera de Chartier [14] et celui-ci d’Alain [4]. Quelque hâte de les faire entendre, je l’avoue, et d’autres devoirs me dérobent, d’ailleurs, le temps des longues patiences nécessaires à une solide étude sur ce beau sujet. Dans le livre d’André Maurois, clef d’or de l’œuvre d’Alain, a écrit Robert Kemp, telle phrase dit beaucoup, que j’adopte : « J’ai compté peu de grands hommes, j’entends sans la moindre paille dans le métal. On les pourrait compter sur les doigts d’une main. Le philosophe Alain est de ceux-là [5]. »

« Comme si la justice lui était due », il fut aussi « inattentif aux flatteries, aux précautions, aux intrigues » que le majestueux Lagneau qu’il aima dès vingt ans. Mais il a pris soin de donner, en quatre mots, à ses biographes futurs, me étonnante leçon de réserve : « Je suis ainsi fait que je rougis de connaître l’autre. »

*

Une sorte d’éclairage par opposition, dont j’emprunte à Colette l’effet et les termes, me paraît également utilisable, au moment de commencer. Nul grand homme, en effet, j’en appelle à ceux qui l’ont connu, ne se montra plus distinct de ceux dont l’admirable artiste a presque cruellement écrit : « Je n’ai guère approché, pendant ma vie, de ces hommes que les autres hommes appellent grands. Ils ne m’ont pas recherchée. Pour ma part, je les fuyais, attristée que leur renommée ne les vît que pâlissants, soucieux déjà de remplir leur moule, de se ressembler, un peu roidis, un peu fourbus, demandant grâce en secret, et résolus à « faire du charme » en s’aidant de leurs petitesses, lorsqu’ils ne forçaient pas, pour éblouir, leur lumière de déclin. » Ce terrible spectacle, trop souvent offert, Alain sut parfaitement l’éviter à ses amis.



[1] Colette Audry, dans un beau portrait, a rapproché ces mots de la fameuse déclaration de M. Teste : « Je me suis détesté ; je me suis adoré ; puis nous avons vieilli ensemble. » (Mercure de France, octobre 1952.).

[2] Alain. Lettres au docteur Henri Mondor sur le sujet du cœur et de l'esprit, Gallimard, Éditions de la N.R.F., 1924.

[3] Une seule fois, et sur sa demande, après la première rencontre avec Paul Valéry que j’avais pu lui ménager, j’enregistrai, le soir même, en une tachygraphie qu’Alain désirait pouvoir utiliser et qu’on pourra lire page 147, les échanges d’un jour entre deux des écrivains qui ont donné le plus de lustre aux derniers cinquante ans.

[4] J’ai supposé claire, sous son pseudonyme Alain, l’identité d’Émile Chartier.

[5] André Maurois. Alain, Domat, édit.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 octobre 2019 16:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref