Préface de M. Cotes
Sur la présente Édition des Principes mathématiques
de la Philosophie Naturelle de M. Newton.
À Cambridge, le 12 Mai 1713.
Nous donnons enfin au Public une nouvelle Édition de la Philosophie de M. de Newton, désirée depuis longtemps, et supérieure aux précédentes, par les corrections et les augmentations que l’Auteur y a faites. La Table des Matières est suffisante pour faire connaître au Lecteur tout ce que renferme cet excellent Ouvrage ; et la Préface de M. Newton l’instruira pareillement des additions et des changements qu’il a jugé nécessaires et convenables. Nous n’avons donc ici qu’à exposer en peu de mots quelle est la méthode dont il fait usage dans cette nouvelle Philosophie.
On peut rapporter à trois différentes classes tous les Auteurs qui ont entrepris de traiter la Physique. On a vu d’abord, des Philosophes qui ont donné à chaque espèce particulière de corps des qualités occultes et propres à chacun, d’où ils ont ensuite fait dépendre d’une manière encore plus occulte les Phénomènes dont nous sommes témoins. C’est là le fondement de la Philosophie de l’École, enseignée par Aristote et par les Péripatéticiens. Selon eux, chaque effet particulier dépend absolument d’une certaine Nature propre à chacun des corps qui en est le sujet ou la cause ; mais ils gardent un profond silence sur la cause et le principe de cette Nature. Puis donc qu’ils ont laissé les choses pour ne s’occuper que des mots ; on ne doit les regarder tout au plus que comme les inventeurs d’une espèce de jargon philosophique, et non comme les auteurs d’une véritable Philosophie.
D’autres ont pris le parti d’abandonner des mots vides de sens, et se sont flattés d’acquérir une gloire plus solide par des travaux plus réels. Ils ont donc posé pour principe, que toute la matière en général est de même nature ou homogène ; et que la variété que l’on remarque dans tout corps en particulier par sa configuration extérieure, ne dépend que de quelques affections très simples en elles-mêmes, et très faciles à concevoir. Rien de mieux que de procéder ainsi du plus simple au plus composé ; pourvu néanmoins que l’on ne donne pas à ces propriétés primitives et primordiales d’autres modes ni d’autres bornes que celles que la Nature a prescrites elle-même. Mais bientôt ces derniers Philosophes admirent à leur gré telles grandeurs et telles figures qu’ils jugèrent à-propos ; imaginèrent au besoin des mouvements et des positions respectives dans les parties composantes des corps : enfin ils forgèrent des fluides invisibles, doués d’une subtilité miraculeuse, agités par des mouvements secrets, capables de pénétrer les pores de tous les Corps, comme si la matière n’opposait aucune résistance ; et par là ils tombèrent dans des rêveries aussi ridicules que celles des Anciens, en négligeant de s’instruire et d’examiner la véritable constitution de la nature ; connaissance qu’on ne doit pas assurément chercher dans des conjectures trompeuses, puisque les observations les plus incontestables ont encore bien de la peine à nous la procurer.
Venons à la troisième classe, à ceux qui dans leur Philosophie ne reconnaissent d’autre règle que l’expérience. Ces derniers, bien convaincus que l’on doit, autant qu’il est possible, faire dépendre les effets des causes les plus simples, n’admettent cependant aucun principe qui ne soit prouvé par des observations constantes. Ils ne font point d’hypothèses, et n’en reçoivent aucunes en physique, si ce n’est pour les soumettre à l’examen et reconnaître leur vérité ou leur fausseté par une discussion exacte et rigoureuse. Ils emploient dans cette recherche les deux méthodes connues de tout le monde, l’Analyse et la Synthèse. Avec le secours de la première, de quelques Phénomènes choisis adroitement, ils déduisent les forces de la Nature, et les lois les plus simples qui dérivent de ces mêmes forces ; ils exposent ensuite synthétiquement l’ordre et la disposition des autres qui dépendent immédiatement de ces premières. C’est là sans doute la meilleure Philosophie, et c’est aussi celle qu’a choisie notre illustre Auteur et qu’il a cru justement préférable à toute autre. C’est la seule qu’il ait jugée digne de ses soins et de ses travaux, et qu’il ait cru devoir perfectionner et embellir. L’explication du système du Monde qui se déduit si facilement de sa Théorie de la gravité, est à la fois une heureuse application de cette nouvelle philosophie, et un modèle que l’on ne peut trop imiter. Quelques Philosophes, avant M. Newton, ont soupçonné que la pesanteur pouvait être une propriété commune à tous les corps ; d’autres l’ont imaginé gratuitement : notre Philosophe est le premier et le seul qui ait pu le démontrer par les Phénomènes, et en faire le fondement inébranlable des Théories les plus brillantes.
Je n’ignore pas que des personnages illustres et de grand nom dans les Sciences n’ont accordé qu’avec peine leur suffrage à ce nouveau principe ; peut-être par un effet de certains préjugés, qui faisaient une impression trop forte sur leur esprit : je sais même, qu’ils ont quelquefois préféré des conjectures vagues à des vérités certaines. Mon dessein n’est point d’attaquer ici leur réputation, mais seulement de mettre mon Lecteur en état de porter un jugement équitable, par une exposition abrégée des découvertes du Chevalier Newton, sur la matière dont il est question.
Commençons donc d’abord par ce qu’il y a de plus simple et de plus à notre portée : jetons les yeux sur notre globe, et voyons quelle est la nature de la gravité dans les Corps sublunaires ; afin d’être plus assurés dans nos recherches, lorsque nous en serons aux Corps célestes qui se trouvent si éloignés de notre habitation. Tous les Philosophes sont d’accord pour admettre une gravitation générale de tous les Corps terrestres vers notre globe. On est convaincu par un grand nombre d’expériences, qu’il n’y a pas de Corps vraiment léger. Ce que l’on appelle légèreté n’est qu’une propriété relative et apparente ; ce n’est pas une légèreté absolue et véritable ; on sait qu’elle dépend d’une gravité plus puissante des Corps environnants.
Cela posé, puisque les Corps gravitent vers la Terre, il saut aussi que la Terre gravite également vers les Corps ; car il est aisé de prouver , comme on va le faire tout à l’heure, que l’action de la gravité est égale et réciproque. Imaginons la masse de la Terre partagée en deux parties quelconques, égales ou inégales. Si les efforts ou les poids de chaque partie l’une vers l’autre n’étaient pas égaux, la plus faible cèderait nécessairement à la plus forte, et les deux parties ainsi unies continueraient de se mouvoir à l’infini vers le point du ciel opposé à la direction de la plus pesante ; ce qui est absolument contraire à l’expérience ; il faut donc dire que les poids des parties sont dans un parfait équilibre, c’est-à-dire, que l’action de la gravité est égale et réciproque.
Les poids des corps également éloignés du centre de la Terre sont comme les quantités de matière qu’ils renferment. C’est une suite nécessaire de l’égalité d’accélération des corps qui tombent par la seule force de leur pesanteur ; car il est évident que des forces qui impriment à des corps inégaux des degrés égaux de vitesse, doivent être proportionnelles à la quantité de matière qu’il faut mettre en mouvement. D’ailleurs on est maintenant assuré que tous les corps reçoivent une égale accélération ; puisque, dans le vide de Boile, ils décrivent tous des espaces égaux en temps égaux ; n’étant plus différemment arrêtés par la résistance de l’air. La même vérité est encore prouvée avec plus d’exactitude par l’expérience des pendules.
Les forces attractives [1] des corps à distances égales sont comme les quantités de matière contenues dans ces mêmes corps. Car puisque les corps gravitent vers la Terre, et que celle-ci gravite vers les corps avec des moments égaux, le poids de la Terre sur un corps quelconque, ou, ce qui est la même chose, la force avec laquelle un corps attire la Terre, sera égale à la pesanteur de ce même corps vers la Terre. Mais dans chaque corps, le poids est proportionnel à la quantité de matière : donc la force avec laquelle un corps attire la Terre, ou, ce qui revient au même, la force absolue de ce corps sera comme la même quantité de matière qu’il renferme.
Il suit de là que la force attractive (ou la pesanteur) des corps résulte des forces attractives (ou des pesanteurs ) de chaque partie qui les composent ; puisque cette force de gravitation augmente ou diminue selon que la quantité de matière augmente ou diminue. Il faut regarder l’action de la Terre comme le résultat des actions réunies de toutes ses parties ; et par conséquent il faut que tous les corps terrestres s’attirent avec des forces absolues qui soient en raison de la matière attirante. Telle est la nature de la gravité sur la Terre : voyons maintenant ce qu’elle est dans les cieux.
C’est une loi de la Nature reçue de tous les Philosophes, qu’un corps restera toujours en repos, ou continuera de se mouvoir en ligne droite, tant qu’il ne sera point soumis à l’action de forces étrangères qui l’obligent de changer de situation. Il suit de là que les corps qui se meuvent dans des courbes, et qui par conséquent s’écartent continuellement des lignes droites qui touchent leurs orbites, sont aussi continuellement retenus dans cette route curviligne par l’action d’une force qui leur est perpétuellement appliquée. Donc, pendant que les planètes décrivent leurs trajectoires, elles seront continuellement détournées des tangentes à chaque point de la courbe, par l’action répétée d’une force toujours présente.
Il y a encore un principe qu’il faut accorder, et que l’on démontre géométriquement, c’est que lorsque des corps mus dans une courbe qui se trouve sur un même plan décrivent autour d’un point fixe ou mobile des aires proportionnelles aux temps, ils sont poussés par des forces qui tendent vers ce même point : donc puisque tous les Astronomes conviennent que les Planètes principales décrivent autour du soleil des aires proportionnelles aux temps, de même que les satellites de chacune de ces Planètes du premier ordre autour de ces mêmes Planètes ; il faut conclure que la force qui les détourne continuellement des tangentes de leurs orbites pour les faire circuler dans ces mêmes courbes, est aussi continuellement dirigée vers les corps qui se trouvent aux foyers de ces orbites. C’est donc avec raison que l’on peut appeler cette force une force centripète à l’égard du corps circulant ; et une force attractive à l’égard du corps central, quelle que soit la cause qui produit cette force.
De plus, il est pareillement démontré géométriquement que si plusieurs corps se meuvent uniformément dans des cercles concentriques, de manière que les carrés des temps périodiques soient entre eux comme les cubes des distances au centre commun ; les forces de chacun de ces corps seront réciproquement comme les carrés des mêmes distances. On démontre avec la même facilité que, si des corps font leurs révolutions dans des orbites qui ne diffèrent presque pas du cercle, et dont les absides soient fixes ; les forces centripètes de ces corps seront comme les carrés des distances. Or de l’aveu constant de tous les Astronomes toutes les planètes se trouvent dans l’un ou l’autre cas ; donc leurs forces centripètes sont réciproquement comme les carrés de leurs distances au centre. Si l’on nous objecte que les absides des orbites de chaque Planète , et particulièrement de la Lune , ne sont pas dans un repos parfait ; mais qu’ils ont un mouvement fort lent suivant l’ordre des signes ; on peut répondre que, quand même nous accorderions que cette erreur vient de ce que la loi de la force centripète s’éloigne tant soit peu de la raison doublée inverse des distances ; néanmoins il est aisé de calculer jusqu’où peut aller l’erreur qui suit de cette fausse supposition, et de faire voir qu’elle est absolument insensible. En effet, quoique la loi de la force centripète de la Lune qui est la plus sujette à être troublée dans ses mouvements, surpasse un peu le rapport de la raison doublée ; néanmoins elle en approche soixante fois davantage que de la raison triplée. On peut encore réfuter cette objection plus solidement en soutenant, comme il est démontré dans cet Ouvrage, que ce mouvement des absides ne vient pas de ce que l’intensité des forces centripètes s’éloigne de la raison doublée, mais qu’il dépend réellement d’une cause totalement différente : ainsi il faudra toujours admettre comme un principe incontestable, que les Planètes principales tournent autour du Soleil, et les secondaires autour des premières, par l’action de forces centripètes qui suivent précisément la raison inverse des carrés des distances.
De ce que l’on vient de dire, il suit évidemment que les Planètes sont retenues dans leurs orbites par une force qui agit continuellement sur elles ; que cette force est toujours dirigée vers le centre de ces orbites ; qu’elle augmente à mesure que les Planètes approchent du centre, et qu’elle diminue à mesure qu’elles s’en éloignent ; que l’augmentation croît comme le carré de la distance décroît. Examinons présentement par une comparaison bien établie, si la pesanteur qui fait tomber les corps sur notre globe n’est pas de même nature que les forces centripètes qui retiennent les Planètes dans leurs orbites. Le moyen de s’en assurer, c’est de voir si l’on ne pourra pas trouver de part et d’autre les mêmes lois et les mêmes propriétés : pour y parvenir, commençons par chercher quelle est la force centripète de la lune qui est le corps le plus proche de notre globe.
Les espaces rectilignes parcourus en tombant par des corps quelconques depuis le point de repos, pendant un temps donné, sont proportionnels aux forces qui les poussent ; c’est une proposition démontrée dans toute la rigueur géométrique : donc la force centripète de la Lune parcourant son orbite, sera à la force de la pesanteur sur la surface de la Terre, comme l’espace que la lune décrirait en descendant vers la Terre, dans un temps infiniment petit en vertu de sa force centripète, si elle n’avait point de mouvement de révolution, est à l’espace que parcourt dans le même temps un corps près de la surface de la Terre par la seule force de la pesanteur. Le premier des espaces dont on vient de parler est égal au sinus-verse de l’arc décrit par la lune, pendant le même temps ; puisque ce sinus-verse mesure la quantité dont la force centripète a écarté la lune de la tangente ; cet espace peut se calculer par la connaissance du temps périodique de la lune et de sa distance au centre. L’autre espace dont nous avons parlé, se déduit de la théorie des pendules, suivant les expériences de M. Huygens. Si l’on sait le calcul on trouvera que le premier espace est au second, ou, ce qui revient au même, que la force centripète qui retient la lune dans son orbite est à la force de la pesanteur sur la surface de la Terre, comme le carré du demi-diamètre de la Terre est au carré du demi-diamètre de l’orbite de la lune. D’ailleurs, suivant ce qui précède, la force centripète de la lune dans son orbite est à la force centripète de la lune auprès de la surface de la Terre dans la même raison ; donc la force centripète de la lune et la force de la pesanteur sur la surface de la Terre sont entièrement égales. Ce ne sont donc point deux forces distinctes et différentes, mais précisément une seule et même force ; car si ces deux forces avaient lieu en même temps et se trouvaient néanmoins distinguées l’une de l’autre près de la surface de la Terre, les corps tomberaient deux fois plus vite que par la seule force de la pesanteur. Il est donc certain que cette force centripète qui retient la lune dans son orbite en l’écartant de la tangente, par attraction ou par impulsion, n’est autre chose que la force de la pesanteur terrestre qui s’étend jusques à la lune ; et la raison seule nous fait voir que cette force peut avoir son effet à des distances encore plus grandes, puisque nous ne pouvons pas observer la moindre diminution sensible au sommet des plus hautes montagnes. La lune gravite donc vers la Terre, et par une action réciproque la Terre gravite vers la lune : on verra cette proposition confirmée dans cet Ouvrage, lorsqu’il est question du flux et reflux de la mer et de la précession des Équinoxes, Phénomènes qui dépendent tous deux de l’action combinée de la lune et du soleil sur la Terre. Cette même comparaison que l’on vient de faire nous apprend en même temps la loi suivant laquelle décroît la force de la pesanteur dans les grandes distances de la Terre ; car puisque la pesanteur des corps terrestres ne diffère pas de la force centripète de la lune, qui décroît en raison des carrés des distances ; la pesanteur suivra donc aussi la même loi, et diminuera dans la même proportion.
Venons présentement aux autres planètes. Puisque les révolutions des planètes principales autour du soleil, celles des Satellites de Jupiter et de Saturne, autour de ces deux Planètes sont des phénomènes de même nature que la révolution de la lune autour de la Terre ; puisqu’il est démontré de plus que les forces centripètes de ces planètes sont dirigées vers le centre du soleil, et que celles des Satellites de Jupiter et de Saturne sont pareillement dirigées vers le centre de chacune de ces deux planètes, comme la force centripète de la lune est elle-même dirigée vers le centre de la Terre ; enfin puisque toutes ces forces sont réciproquement proportionnelles aux carrés de leurs distances, de même que la force de la lune (comparée à celle des corps terrestres) est réciproquement comme le carré de la distance : il faudra donc conclure que toutes ces forces sont de même espèce. Ainsi de même que la lune gravite sur la Terre, et la Terre sur la lune ; de même aussi toutes les planètes secondaires graviteront vers les planètes principales, et celles-ci graviteront toutes vers leurs Satellites ; de même enfin toutes les planètes graviteront vers le soleil, et le soleil gravitera vers toutes les planètes.
Il faut donc reconnaître que le soleil gravite sur toutes les planètes, et que toutes les planètes pèsent réciproquement sur celui-ci. Car pendant que les Satellites accompagnent leur planète principale, ils font en même temps leurs révolutions autour du soleil, ainsi que cette même planète : donc il est prouvé par le même raisonnement que les planètes principales et secondaires pèsent vers le soleil, et que le soleil pèse vers elles. On a encore outre cela d’autres preuves de la pesanteur des planètes secondaires vers le soleil, déduites des inégalités du mouvement de la lune, dont on trouvera une théorie exacte exposée avec toute la sagacité possible dans la troisième partie de cet Ouvrage.
On peut encore déduire du mouvement des Comètes que la force attractive du soleil se sait sentir à des distances énormes dans toutes les parties de l’étendue. En effet ces corps, après avoir parcouru un intervalle immense, s’approchent continuellement du soleil ; et quelquefois ils sont si près de ce globe qu’ils paraissent presque le toucher lorsqu’ils se trouvent dans leur périhélie. C’est en vain que les Astronomes des siècles précédents ont cherché à établir une théorie de ces nouvelles planètes ; cette découverte était réservée à notre siècle, et à notre illustre Auteur, qui nous a donné des méthodes aussi faciles dans la pratique qu’elles sont conformes aux observations. Il est donc évident que les Comètes se meuvent dans des sections coniques qui ont leur foyer au centre du soleil ; et que les rayons menés du soleil aux différents points de leurs trajectoires décrivent des aires proportionnelles aux temps. Il suit encore évidemment de ces Phénomènes, et l’on peut aussi le démontrer géométriquement, que les forces qui retiennent les Comètes dans leurs orbites sont dirigées vers le soleil, et que leur intensité est en raison inverse des carrés de leurs distances au centre de ce même astre. Donc les Comètes gravitent vers le soleil, et par conséquent la force attractive du soleil s’étend non seulement aux différentes planètes qui se trouvent à des distances finies, et qui sont presque toutes dans un même plan ; mais elle agit encore sur les Comètes qui se trouvent placées dans toutes les différentes parties du Ciel, et à toutes sortes de distances. Telle est donc la nature des corps pesants, qu’ils sont sentir leur action à toutes les distances imaginables sur tous les autres corps pesants. Il suit encore de là que les Planètes et les Comètes s’attirent mutuellement, et que tous ces corps gravitent réciproquement les uns vers les autres ; et cette conséquence se trouve confirmée par les inégalités des mouvements de Jupiter et de Saturne, connues des Astronomes, et causées par les actions réciproques de ces planètes les unes sur les autres. Le mouvement si lent des apsides, et dont on a parlé ci-devant, vient encore à l’appui de cette vérité, et dépend de causes entièrement semblables.
Il faut reconnaître maintenant d’après tout ce que l’on vient de voir, que la Terre, le soleil et tous les corps célestes qui accompagnent le soleil ont une gravitation réciproque les uns vers les autres, par laquelle ils paraissent s’attirer. Donc chacune de leurs parties, si petite qu’elle soit, a pareillement une force d’attraction proportionnelle à sa masse, suivant ce que l’on a dit plus haut sur les corps terrestres : à différentes distances, les forces de ces mêmes parties seront réciproquement comme les carrés des distances ; car il est encore démontré que les globes qui attirent, suivant cette loi, doivent être composés de parties attirantes dans la même raison.
Les conséquences que l’on vient de déduire, sont fondées sur cet axiome reçu de tous les Philosophes, que les effets de même genre dont les propriétés connues sont les mêmes, ont aussi les mêmes causes, d’où naissent les mêmes propriétés, quoique ces causes ne soient pas encore connues. Qui doute en effet, si c’est la pesanteur qui fait tomber les pierres en Europe, que ce ne soit aussi la même pesanteur qui les fasse tomber en Amérique ? Si la pesanteur est réciproque entre la Terre et les pierres en Europe, qui pourra nier qu’elle ait la même propriété en Amérique ? Si la force attractive de la Terre ou d’une pierre est le résultat des forces attractives des parties dans l’Europe ; ne faut-il pas aussi qu’en Amérique elle résulte d’une pareille combinaison ? Si la force de la pesanteur se trouve dans toutes les espèces de corps , et se fait sentir à toutes sortes de distances en Europe, pourquoi voudrions-nous soutenir qu’elle n’aurait pas aussi les mêmes propriétés en Amérique ? Cette règle est la base de toute la Philosophie ; supprimez-la et vous ne pourrez plus rien établir d’universel. On ne connaît la nature de chaque chose que par les observations et les expériences, et de là il suit que nous ne jugeons que par cette règle d’analogie.
Puis donc que tous les corps terrestres et célestes que nous pouvons observer, ou sur lesquels nous pouvons faire des expériences, sont des corps pesants ; il faudra dire que la pesanteur est une propriété qui convient à tous les corps ; et de même que nous n’en pouvons concevoir aucuns qui ne soient étendus, mobiles et impénétrables, nous ne pouvons pas non plus en concevoir qui ne soient pesants. C’est par l’expérience que nous connaissons l’étendue, la mobilité et l’impénétrabilité des corps, et c’est aussi par l’expérience que nous connaissons leur gravité. Tous les corps que nous avons pu observer sont étendus, mobiles et impénétrables ; et nous en concluons que tous, ceux mêmes sur lesquels nous n’avons pas pu faire d’observations, sont pareillement étendus, mobiles et impénétrables. Tous les corps que nous avons pu observer sont pesants, et nous concluons légitimement de même que ceux sur lesquels nous n’avons point fait d’expériences, sont aussi des corps pesants. Si l’on nous dit que les corps des étoiles fixes n’ont point de gravité, parce que l’on n’a pas encore pu l’observer, on pourra nous prouver aussi par le même raisonnement que ces corps ne sont ni étendus, ni mobiles, ni impénétrables ; car on n’a pas encore observé ces propriétés dans les fixes. Mais à quoi bon m’arrêter plus longtemps ? il faut que la pesanteur soit une des propriétés primitives de tous les corps, ou que l’on cesse de regarder comme telle leur étendue, leur mobilité, leur impénétrabilité ; il faut que l’on puisse expliquer exactement les phénomènes de la nature par la loi de la pesanteur , ou que l’on renonce à en donner une explication raisonnable en faisant usage de l’étendue, de la mobilité et de l’impénétrabilité des corps.
Je ne doute pas qu’on ne désapprouve cette conclusion, et qu’on ne me reproche de ramener les qualités occultes. On ne cesse de nous objecter que la gravité est une qualité de cette espèce, et qu’on doit bannir absolument de la philosophie toutes les explications fondées sur de pareilles causes : mais nous pouvons répondre que l’on ne doit pas appeler occultes des qualités dont l’existence est évidemment démontrée par l’expérience ; mais celles-là seulement qui n’en ont qu’une imaginaire, et qui ne sont prouvées en aucune manière. Ceux qui ont réellement recours aux qualités occultes sont ceux qui, pour expliquer les mouvements de la nature, ont imaginé des tourbillons d’une matière qu’ils forgent à plaisir, et qui ne tombe sous aucun sens.
Faudra-t-il donc rejeter la gravité de tous les ouvrages philosophiques, comme une qualité occulte, par ce que l’on ignore jusqu’à présent la cause de cette même gravité ? En établissant de pareils principes, que l’on prenne garde de donner dans des absurdités manifestes, et de ruiner par là tous les fondements de la Philosophie. En effet toutes les causes sont liées les unes aux autres par une chaîne non interrompue, et se déduisent les unes des autres en allant du plus simple au plus composé. Si vous arrivez une fois à la cause la plus simple, il ne vous sera pas possible de remonter plus haut ; car on ne peut pas donner une explication mécanique de la cause la plus simple ; et si cela se pouvait, dès lors elle cesserait d’être telle. Il faudra donc traiter de qualités occultes les causes de cette nature, et les bannir de la Philosophie ; ce qui ne peut avoir lieu, que l’on n’exclue pareillement toutes celles qui dépendent immédiatement des premières, et celles qui se déduisent des secondes, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on ait absolument supprimé toutes les causes des phénomènes qu’il faut expliquer.
D’autres regardent la gravité comme un effet surnaturel, et veulent que ce soit un miracle perpétuel, d’où ils concluent qu’il faut la rejeter, puisque les causes surnaturelles ne doivent point avoir lieu en physique. Une objection si misérable, et qui renverse toute philosophie, mérite à peine que l’on y réponde ; car suivant cette idée, ils se trouvent réduits à l’une de ces deux extrémités, ou de soutenir, contre toute évidence, que la pesanteur n’est pas une propriété commune à tous les corps ; ou de regarder comme surnaturel tout ce qui ne dépend pas des autres propriétés des corps, ou d’une cause mécanique. Il est cependant constant qu’il y a dans les corps des propriétés primitives, et qui par cette raison ne peuvent dépendre d’autres propriétés : que l’on examine donc si ces propriétés ne sont pas surnaturelles, et par conséquent dans le cas d’être rejetées ; qu’on voie enfin ce que deviendrait la Philosophie avec de tels raisonnements.
Il a encore une autre espèce de Philosophes qui ne rejettent la Physique céleste de M. Newton que parce qu’elle est opposée au système de Descartes, et ne paraît pas pouvoir s’accorder avec les principes de ce Philosophe. Nous ne pouvons pas les empêcher de suivre leur sentiment ; mais il faut qu’ils se conduisent de même à notre égard, et qu’ils ne refusent pas aux autres une liberté qu’ils veulent qu’on leur accorde. Qu’il nous soit donc permis d’embrasser la Philosophie de Newton, et de nous y attacher, parce qu’elle nous paraît plus véritable ; qu’il nous soit permis de préférer des causes prouvées par les phénomènes à des causes fictives, et qui ne sont confirmées par aucune expérience. Une vraie Philosophie ne doit employer dans l’explication de la nature que des causes vraiment existantes ; elle ne doit point chercher les lois par lesquelles le Tout-puissant aurait pu produire l’ordre admirable qui règne dans cet univers, s’il avait jugé à-propos de les employer ; mais seulement celles qu’il a réellement établies par un acte libre de sa volonté. En effet, nous pouvons croire raisonnablement qu’un même effet peut être produit par plusieurs causes différentes ; mais la vraie cause pour un Philosophe, est celle qui produit actuellement l’effet dont il est question : la bonne Philosophie n’en reconnaît point d’autres. Dans les pendules, le même mouvement de l’aiguille qui marque les heures peut dépendre également d’un poids suspendu, ou d’un ressort enfermé dans la machine. Si l’on a devant soi une horloge mise en mouvement par un poids, ce serait une chose ridicule d’imaginer un ressort, et de vouloir expliquer le mouvement de l’aiguille par cette hypothèse faite avec trop de précipitation ; Car il fallait d’abord considérer attentivement la construction intérieure de la machine, afin de reconnaître par expérience le vrai principe du mouvement proposé : on peut porter à-peu-près le même jugement de ces Philosophes qui commencent par établir que l’espace immense des Cieux est rempli d’une matière extrêmement subtile, et veulent ensuite que cette même matière soit mise dans un mouvement continuel par les tourbillons qu’elle a formés ; car il pourrait arriver qu’ils expliquassent tous les Phénomènes par leurs hypothèses, et l’on ne pourrait pas dire pour cela qu’ils nous eussent donné une vraie Philosophie, ni qu’ils eussent découvert les vraies causes des mouvements célestes ; à moins qu’ils ne nous aient démontré l’une de ces deux propositions, ou que les causes qu’ils nous donnent existent réellement, ou qu’il n’en pourrait exister d’autres.
Si donc nous faisons voir que l’attraction des corps a réellement lieu dans la nature ; si nous montrons de plus comment on peut expliquer tous les mouvements célestes par cette propriété ; dès lors c’est nous faire une objection ridicule et sans force, que de vouloir nous prouver que l’on doit expliquer ces mêmes mouvements par les tourbillons, quand même nous aurions accordé la possibilité d’une telle explication. Mais il s’en faut de beaucoup, car on ne peut expliquer ces phénomènes en aucune manière par le moyen des tourbillons, c’est une chose si bien prouvée par notre Auteur, démontrée par des raisons si solides, que ce serait vouloir s’occuper sérieusement de rêveries que de consacrer sans aucun fruit son temps et ses travaux, à rétablir un édifice misérable et chimérique par des éclaircissements ou des commentaires également inutiles,
En effet, si les corps des Planètes et des Comètes sont emportés autour du Soleil par des tourbillons ; il faut que les corps emportés et les parties du tourbillon voisines de ces corps aient la même vitesse et la même direction ; il faut par conséquent qu’elles aient la même densité ou une même force directement proportionnelle à la quantité de matière. Or il est constant que les Planètes et les Comètes, lorsqu’elles se trouvent dans la même partie du Ciel, ont néanmoins des vitesses et des directions différentes. Il est donc nécessaire que les mêmes parties du fluide céleste, qui sont à égales distances du soleil tournent dans le même temps avec des directions et des vitesses différentes ; car il faut une direction et une vitesse déterminée pour le passage des Planètes ; et il faut dans le même temps une autre vitesse et une autre direction pour le passage des Comètes. Comme ce Phénomène est absolument inexplicable, de deux choses l’une, ou il faudra convenir que tous les corps célestes ne sont pas emportés par un tourbillon ; ou il faudra dire que ce n’est pas un seul tourbillon qui produit tous ces mouvements ; mais plusieurs qui sont différents les uns des autres, et qui occupent le même espace du Ciel, qu’ils parcourent dans le même temps avec des vitesses et des directions différentes.
Si l’on suppose qu’un même espace contient différents tourbillons, qui se pénètrent mutuellement et font leurs révolutions avec des mouvements différents ; comme d’ailleurs tous les mouvements doivent être parfaitement analogues à ceux des corps qu’ils entraînent, lesquels font leurs révolutions avec une régularité surprenante dans des sections coniques tantôt fort excentriques, tantôt presque circulaires ; on peut demander avec raison comment il peut se faire que ces mouvements se conservent en entier sans jamais avoir été troublés depuis tant de siècles par les actions diverses de la matière qu’ils rencontrent sans cesse. Si de plus on fait attention que ces mouvements imaginaires sont plus composés et plus difficiles à expliquer que les mouvements réels et véritables des Planètes et des Comètes ; on sera bientôt convaincu, ainsi que nous, qu’ils ont été gratuitement introduits dans la Philosophie ; car toute cause doit être plus simple que son effet. Si l’on accorde une fois la liberté d’imaginer tout ce que l’on voudra, on verra bientôt quelqu’un nous assurer que toutes les Planètes et les Comètes sont ainsi que notre Terre environnées d’atmosphères ; et d’abord cette hypothèse paraît plus conforme à la raison. On nous dira ensuite que ces atmosphères, par leur nature, se meuvent autour du soleil et décrivent des sections coniques ; et ce mouvement peut encore se concevoir plus facilement qu’un semblable mouvement propre à divers tourbillons qui se pénètrent mutuellement : enfin on établira bientôt, comme une chose absolument hors de doute, que les Planètes et les Comètes sont emportées autour du soleil par leurs atmosphères, et l’on triomphera d’avoir ainsi découvert les causes des mouvements célestes. Mais quiconque rejette une pareille fiction doit aussi à plus sorte raison rejeter la première ; car ces deux hypothèses n’en sont absolument qu’une seule.
Galilée a démontré qu’une pierre jetée et mue dans une parabole ne quitte la ligne droite que par la force de la pesanteur, qui est pourtant une qualité occulte. Mais il faut espérer que quelque Philosophe plus fin et plus adroit imaginera un jour une autre cause ; il supposera quelque matière subtile, invisible, impalpable, qui ne peut tomber sous aucun sens, mais qui se trouve dans les environs de la surface de la Terre ; il soutiendra que cette matière se meut dans toutes sortes de directions, qu’elle obéit à toutes sortes de mouvements différents et même opposés, et enfin qu’elle décrit toutes sortes de lignes paraboliques ; ensuite il aura bientôt expliqué d’une manière brillante pourquoi la pierre quitte la ligne droite ; et par là s’attirera l’approbation d’un vulgaire ignorant. Cette pierre, nous dira-t-il, nage dans un fluide subtil, et en suivant son cours, elle doit nécessairement se conformer au mouvement du milieu dans lequel elle se trouve. Or ce fluide se meut dans des lignes paraboliques ; donc il faut absolument que la pierre décrive une parabole ? Qui n’admirera un si grand Philosophe, un génie si perçant ? est-il possible d’expliquer les Phénomènes de la nature d’une manière plus claire, plus à la portée même du commun, et enfin par des causes plus mécaniques, la matière et le mouvement ? Qui ne rira au contraire de ce pauvre Galilée, qui emploie le plus grand appareil de Géométrie pour ramener de nouveau des qualités occultes que l’on avait si sagement bannies de la Philosophie : mais rougissons de nous amuser à des puérilités de cette nature , et parlons enfin sérieusement.
Tout se réduit à ce qui suit : il y a un nombre infini de Comètes, leurs mouvements sont extrêmement réguliers, et elles suivent précisément les mêmes lois que les Planètes ; elles se meuvent dans des sections coniques ; leurs trajectoires sont extrêmement excentriques ; il y en a dans toutes les parties du Ciel ; elles parcourent les espaces célestes, et passent auprès des Planètes avec la plus grande facilité ; souvent même elles marchent contre l’ordre des lignes : tous ces Phénomènes sont confirmés par les observations astronomiques, et ne peuvent s’expliquer par les tourbillons. Bien plus ils ne peuvent pas même exister si les Planètes se trouvent entraînées par des tourbillons ; enfin le mouvement des Comètes devient absolument impossible, si l’on ne bannit de l’univers, cette matière subtile qui ne doit son existence qu’à l’imagination, et si on ne la fait rentrer dans le néant dont on l’avait tirée.
Examinons encore cette matière et voyons plus en détail ce qui suit de l’hypothèse des tourbillons. Si les Planètes sont ainsi emportées autour du soleil ; suivant ce que l’on a déjà dit, les parties du tourbillon qui environnent la Planète doivent être de même densité qu’elle ; ainsi toute la matière qui environne le périmètre du grand orbe sera aussi dense que la Terre, et celle qui se trouve entre ce grand orbe et celui de Saturne aura autant ou plus de densité ; car pour qu’un tourbillon puisse subsister, il faut que les parties les moins denses soient vers le centre et que les plus denses s’en éloignent. En effet, puisque les carrés des temps périodiques des Planètes sont comme les cubes des distances au Soleil, il faut que les temps périodiques des parties de chaque tourbillon voisines de la Planète suivent à-peu-près le même rapport : or il suit de là que les forces centrifuges de ces mêmes parties sont en raison inverse des carrés des distances. Donc celles qui sont plus éloignées ont moins de force centrifuge, et par conséquent si elles ont moins de densité elles céderont à la plus grande force avec laquelle les parties plus voisines du centre tâchent de s’en écarter ; donc les plus denses monteront tandis que les moins denses descendront : il y aura ainsi un changement continuel de lieu jusqu’à ce que toute la matière du tourbillon se trouve tellement disposée qu’elle puisse demeurer en équilibre. Si deux fluides de différente pesanteur spécifique sont contenus dans un même vase, on sait que le plus pesant va toujours au fond ; et c’est par une raison presque toute semblable que les parties les plus denses d’un tourbillon s’écartent du centre en vertu d’une plus grande force centrifuge. Il faut donc reconnaître que toute la partie du tourbillon qui se trouve au-dehors de l’orbe de la Terre, par rapport au soleil, aura une densité et par conséquent une force d’inertie proportionnée à la quantité de matière, laquelle densité sera au moins égale à la densité et à l’inertie de notre Terre ; d’où il suit que les Comètes éprouveront une résistance considérable et très sensible dans leur mouvement, pour ne pas dire capable de le détruire absolument, comme cela est plus que probable. Il est néanmoins certain par la régularité des mouvements de ces mêmes Comètes, qu’elles n’éprouvent pas la moindre résistance sensible, et par conséquent qu’elles ne trouvent nulle part aucune matière qui puisse leur résister, ou ce qui revient au même, qui ait quelque densité ou quelque force d’inertie. Car la résistance des milieux ne vient que de l’inertie de la matière fluide, ou de la viscosité ou ténacité des parties de ce même fluide. Celle qui vient de cette dernière cause est très petite et peut à peine être observée dans les fluides connus, à moins que le degré de viscosité ou ténacité ne se trouve très considérable, comme cela se voit dans l’huile ou le miel. La résistance que l’on éprouve dans l’eau, dans l’air, dans le vif-argent et autres fluides de cette espèce qui n’ont point de viscosité est presque toute de même nature que celle dont nous avons parlé d’abord, et ne peut pas être diminuée par de nouveaux degrés de subtilité, tant que la densité à laquelle elle est toujours proportionnelle, reste la même. Tout ceci est démontré par notre illustre Auteur avec toute la clarté possible, dans sa belle Théorie de la résistance des milieux ; Théorie qui se trouve exposée avec beaucoup plus de précision dans cette nouvelle Édition, et qui est encore confirmée davantage par les expériences sur la chute des corps.
On sait que les corps en mouvement le communiquent peu à peu au fluide environnant ; cette communication produit une perte, et cette perte ralentît nécessairement la vitesse. La diminution de vitesse est donc proportionnelle au mouvement communiqué, lequel est lui-même comme la densité du fluide lorsque la vitesse est connue : donc la diminution de mouvement ou la résistance sera aussi comme la même densité du fluide, et rien ne peut la supprimer, à moins que le fluide qui vient choquer les parties postérieures du corps en mouvement ne lui rende ce qu’il a perdu par la résistance du milieu. Mais c’est ce que l’on ne peut dire, à moins que l’impression du fluide sur les parties postérieures du corps ne soit égale à celle que le même corps exerce sur les parties du fluide qui lui sont directement opposées ; c’est-à-dire, à moins que la vitesse relative avec laquelle le fluide revient frapper le corps par derrière ne soit égale à celle avec laquelle le corps frappe le fluide ; ou, ce qui revient au même, à moins que la vitesse absolue du fluide récurrent ne soit double de celle du fluide repoussé par le corps ; ce qui est absolument impossible. On ne peut donc en aucune manière supprimer la résistance des fluides, du moins celle que produisent la densité et l’inertie ; d’où il faut conclure que les fluides célestes n’ont aucune force d’inertie puisqu’ils n’opposent aucune résistance ; qu’il n’y a pareillement aucune force qui communique le mouvement, puisqu’il n’y a point de force d’inertie ; point de force qui puisse produire le plus léger changement dans les corps en général ou en particulier, puisqu’il n’y a point de force qui puisse communiquer le mouvement ; en un mot que ces fluides n’ont aucune efficacité, puisqu’ils n’ont aucun moyen de produire le changement. Pourquoi, donc ne pas regarder comme ridicule et indigne d’un Philosophe une hypothèse qui n’a point de fondement et ne peut en aucune manière servir à expliquer les lois et les phénomènes de la nature ? Ceux qui veulent que l’univers soit rempli de matière, et en même temps soutiennent que cette matière n’a point de force d’inertie ; établissent réellement l’existence du vide dont ils ne suppriment que le nom ; car puisqu’il n’y a aucune manière et aucune raison de distinguer une telle matière du vide, il est évident que ce n’est plus qu’une dispute de mots. Si malgré tout cela, il y a encore des personnes si fort attachées à la matière qu’elles veuillent croire qu’il n’est pas possible d’admettre un espace absolument vide de corps, voyons enfin où cette assertion les conduira.
Diront-ils que ce plein dans lequel ils imaginent que l’univers est construit, est un effet de la volonté de Dieu qui a tout disposé de cette manière afin de trouver pour les opérations de la nature une ressource toujours présente dans cette matière subtile qui pénètre et remplit tout ; quoique nous ayons déjà prouvé que l’on ne peut avancer cette proposition, puisqu’il est démontré par les phénomènes des Comètes qu’une telle matière ne peut avoir aucune efficacité ? Avanceront-ils que Dieu a voulu établir ce plein, pour une fin que nous ne connaissons pas, ce qui serait une autre absurdité, puisque l’on pourrait prouver par le même raisonnement toute autre disposition et tout autre mécanisme qu’il plairait d’imaginer pour expliquer le système de l’univers ? Oseraient-ils enfin nous assurer que ce plein universel n’est pas dépendant de la volonté de Dieu, mais qu’il doit son existence à une certaine nécessité de la nature ? Il faut donc qu’ils retombent dans toutes les impiétés de la plus méprisable de toutes les sectes, de ceux qui sont assez stupides pour croire que tout se fait au hasard, et non par une Providence souverainement intelligente ; de ces hommes qui s’imaginent que la matière a toujours existé nécessairement et en tout lieu, qu’elle est infinie et éternelle. Si on leur accordait ce principe, il s’ensuit aussi de là qu’elle doit être absolument uniforme et homogène dans toute son étendue ; car la variété des formes est directement opposée à la nécessité de l’existence : elle sera aussi par la même raison immobile ; car si elle se meut nécessairement vers un certain point de l’étendue, avec une certaine vitesse déterminée ; par une égale nécessité elle sera aussi en mouvement vers un autre point de l’étendue avec une vitesse différente ; mais il est évident qu’elle ne peut se mouvoir en même temps vers différents lieux et avec des vitesses différentes ; elle est donc nécessairement immobile. Donc il n’a pas pu résulter de cette matière un monde aussi beau et aussi admirable que le nôtre, par la variété des formes et des mouvements ; cet ouvrage ne peut donc être qu’un effet de la volonté souverainement libre d’un Dieu qui prévoit tout et qui gouverne tout.
C’est là qu’il faut chercher la source et l’origine de toutes ces lois que nous appelons lois de la nature, dans lesquelles on retrouve à chaque instant les marques sensibles d’une intelligence infinie, sans jamais y découvrir le moindre trait qui puisse nous les faire regarder comme nécessaires. Se flatter de pouvoir découvrir les principes d’une vraie physique et les lois de la nature par la seule force de son génie, en fermant les yeux sur tout ce qui nous environne, pour ne consulter que la lumière d’une raison intérieure ; c’est établir que le monde existe nécessairement, et que les lois dont il s’agit sont des suites immédiates de cette nécessité : ou si l’on est persuadé que cet Univers est l’ouvrage d’un Dieu ; c’est avoir assez d’orgueil pour imaginer qu’un être aussi petit, aussi faible que l’homme, connaît néanmoins avec évidence ce que Dieu pouvait faire de mieux. Toute Philosophie saine et véritable est uniquement appuyée sur les phénomènes. Si les mêmes phénomènes nous conduisent de gré ou de force à des principes dans lesquels on voit briller évidemment l’intelligence et le pouvoir absolu d’un Être souverainement sage et puissant ; ce n’est pas une raison de les rejeter, parce qu’ils déplairont à quelques particuliers ; que ce soit pour ces gens-là des miracles ou des qualités occultes, on ne doit point leur imputer les noms que la malice peut leur donner ; à moins qu’on ne veuille nous avouer tout simplement que la philosophie doit être fondée sur l’Athéisme ; mais il ne faut pas altérer et corrompre la Philosophie pour des hommes de cette espèce ; l’ordre de la nature doit être aussi sacré qu’il est immuable.
Les gens de bien et les juges équitables dans cette matière regarderont certainement comme la plus excellente manière de traiter la Philosophie, celle qui est fondée sur les expériences et les observations. Nous ne pouvons exposer ici la gloire et l’éclat que cette nouvelle Philosophie reçoit de l’excellent Ouvrage, de notre illustre Auteur. Rien de plus juste que le respectueux étonnement avec lequel ceux qui ont approfondi ces matières ne cessent d’admirer la force et la grandeur de cet heureux génie occupé à résoudre les problèmes les plus difficiles, et si supérieur à tout ce que l’on pouvait attendre de l’esprit humain : il a, pour ainsi dire, déchiré le voile de la nature pour nous en découvrir les plus admirables mystères : il a mis sous nos yeux une exposition si élégante du système de l’univers, un ensemble si beau et si parfait, qu’Alphonse [2] lui-même n’aurait plus rien à désirer ni pour l’harmonie, ni pour la simplicité, si ce prince vivait encore. Nous pouvons maintenant contempler de plus près la majesté de la nature, jouir plus que jamais d’un spectacle si doux ; adorer et servir avec plus d’ardeur le Maître et le Créateur de toutes choses, et c’est là le plus grand avantage que l’on puisse retirer de la Philosophie. Il faut être aveugle pour ne pas voir dans le meilleur et le plus sage de tous les ouvrages, la sagesse et la bonté infinie de celui qui en est l’auteur ; mais c’est le comble de la folie que de ne vouloir pas le reconnaître.
Ce grand Ouvrage de M. Newton sera donc un solide rempart que les impies et les athées ne pourront jamais renverser ; c’est là qu’il faut chercher des armes si l’on veut les combattre avec succès. Il y a déjà longtemps que cette importante vérité a été reconnue, par un illustre Professeur du Collège de la Trinité, M. Richard Bentley, qui fait à la fois la gloire de son siècle et l’ornement de notre Académie. Ce grand homme aussi recommandable par une vaste érudition que par la protection qu’il accorde à tous les Savants, est aussi le premier qui l’ait démontré avec autant de force que d’élégance dans ses discours académiques, si universellement estimés, et qui ont été publiés en latin et en anglais. Je me fais un plaisir de reconnaître ici combien je lui suis redevable à toutes sortes d’égards, et je ne doute point que le Lecteur ne soit pareillement disposé à lui payer le tribut de l’estime due à son savoir et à son mérite. Lié depuis longtemps d’une manière intime avec notre illustre Auteur ; et d’ailleurs aussi sensible à cette gloire qu’à celle qu’il reçoit de ses ouvrages, qui font les délices de toutes les personnes lettrées, il a su rendre un service également important au nom de son ami et au progrès des sciences. Les exemplaires de la dernière édition des Principes étaient devenus très rares et se vendaient à un prix exorbitant. Il ne cessa de faire les plus vives instances à M. Newton, et détermina enfin cet homme, aussi supérieur aux autres par sa modestie que par son savoir, à laisser paraître sous ses auspices et à ses dépens cette nouvelle édition que l’on a revue d’un bout à l’autre, et qui se trouve enrichie de diverses additions importantes que l’on y a faites ; enfin c’est par son crédit que je reçus dans le même temps une somme considérable qui me fut donnée, pour veiller à ce que cet Ouvrage fût exécuté avec tout le soin et toute la correction possible.
À Cambridge, le 12 Mai 1713.
Roger Cotes, Associé du Collège de la Trinité, et
Professeur d’Astronomie et de Physique expérimentale.
[1] On remarquera ici que M. Côtes emploie le mot de force attractive pour exprimer la pesanteur, comme a fait M. Newton. En général, toutes ces expressions, force attractive, attraction, gravité, gravitation, pesanteur, ne signifient rien autre chose que cette tendance de tous les corps vers un centre commun de pesanteur, soit que cette tendance qui produit réellement une force, soit occasionnée dans les corps par un mécanisme que nous ignorons ; soit que plutôt elle soit une propriété continuellement imprimée à la matière par un pur effet de la volonté du Créateur, qui veut produire par là tous les Phénomènes dont nous sommes témoins. Il ne s’agit ici que du fait ; les noms sont indifférents et présenteraient tous les mêmes difficultés pour quiconque n’entrerait pas bien dans l’esprit de l’Auteur. Voyez à ce sujet le Chapitre II. des Discours de M. de Maupertuis, sur la Fig. des Astres, pag. 16 de la nouvelle édition. On ne peut rien de plus lumineux que cet excellent morceau, qui est une discussion (vraiment) métaphysique sur l’attraction, comme son titre l’annonce.
[2] Alphonse roi de Castille vivait vers le milieu du XIIIe siècle : il donna des sommes prodigieuses pour faire construire de nouvelles tables astronomiques. On rapporte de lui un trait singulier qui revient à cet article. Lorsque les Astronomes qu’il avait choisis pour faire cet Ouvrage lui présentèrent leur système, qui se trouvait embarrassé d’une infinité de cercles qu’ils avoient cru nécessaires pour expliquer les différents mouvements des astres : Si Dieu dit ce Prince, m’eut consulté lorsqu’il créa l’Univers, tout aurait été dans un ordre meilleur et plus simple : Ironie adroite qui part moins d’un principe d’impiété, que d’un génie naturellement connaisseur, qui se doutait bien que le mécanisme l’Univers devait être beaucoup plus simple que celui qu’on lui proposait.
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