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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Isaac Newton, PRINCIPES MATHÉMATIQUES DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE. (1759)
Préface historique


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Isaac Newton, PRINCIPES MATHÉMATIQUES DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE. Titre origional: Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Londres, 1686. TOME I. Par feue Madame la Marquise du Chastellet. Paris: Dessaint & Saillant et Lambert, Imprimeurs, 1759, Tome I, 437 pp. Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévole.

Préface historique

Cette traduction que les plus savants Hommes de France devaient faire, et que les autres doivent étudier, une femme l’a entreprise et achevée à l’étonnement et à la gloire de son pays. Gabrielle-Émilie de Breteuil, Marquise du Châtelet, est l’Auteur de cette traduction, devenue nécessaire à tous ceux qui voudront acquérir ces profondes connaissances, dont le monde est redevable au grand Newton.

C’eût été beaucoup pour une femme de savoir la géométrie ordinaire, qui n’est pas même une introduction aux vérités sublimes contenues dans cet Ouvrage immortel. On sent assez qu’il fallait que Madame la Marquise du Châtelet fût entrée bien avant dans la carrière que Newton avait ouverte, et qu’elle possédât ce que ce grand homme avait enseigné. On a vu deux prodiges : l’un, que Newton ait fait cet Ouvrage ; l’autre, qu’une Dame l’ait traduit et l’ait éclairci.

Ce n’était pas son coup d’essai, elle avait auparavant donné au public une explication de la philosophie de Leibnitz sous le titre d’Institutions de Physique, adressées à son fils, auquel elle avait enseigné elle-même la Géométrie.

Le Discours préliminaire qui est à la tête de ses institutions est un chef-d’œuvre de raison et d’éloquence : elle a répandu dans le reste du livre une méthode et une clarté que Leibnitz n’eut jamais ; et dont ses idées ont besoin, soit qu’on veuille seulement les entendre, soit qu’on veuille les réfuter.

Après avoir rendu les imaginations de Leibnitz intelligibles, son esprit qui avait acquis encore de la force et de la maturité par ce travail même, comprit que cette Métaphysique si hardie, mais si peu fondée, ne méritait pas ses recherches. Son âme était faite pour le sublime, mais pour le vrai. Elle sentit que les monades et l’harmonie préétablie devaient être mises avec les trois éléments de Descartes, et que des systèmes qui n’étaient qu’ingénieux, n’étaient pas dignes de l’occuper. Ainsi, après avoir eu le courage d’embellir Leibnitz, elle eut celui de l’abandonner : courage bien rare dans quiconque a embrassé une opinion, mais qui ne coûta guères d’efforts à une âme qui était passionnée pour la vérité.

Défaite de tout esprit de système, elle prit pour sa règle celle de la Société Royale de Londres, Nullius in verba ; et c’est parce que la bonté de son esprit l’avait rendue ennemie des partis et des systèmes, qu’elle se donna toute entière à Newton. En effet Newton ne fît jamais de système, ne supposa jamais rien, n’enseigna aucune vérité qui ne fût fondée sur la plus sublime Géométrie ou sur des expériences incontestables. Les conjectures qu’il a hasardées à la fin de son Livre sous le nom de Recherches, ne sont que des doutes, il ne les donne que pour tels ; et il serait presque impossible que celui qui n’avait jamais affirmé que des vérités évidentes, n’eût pas douté de tout le reste.

Tout ce qui est donné ici pour principe, est en effet digne de ce nom, ce sont les premiers ressorts de la nature, inconnus avant lui : et il n’est plus permis de prétendre à être Physicien sans les connaître.

Il faut donc bien se garder d’envisager ce Livre comme un système, c’est-à-dire comme un amas de probabilités qui peuvent servir à expliquer bien ou mal quelques effets de la Nature.

S’il y avait encore quelqu’un d’assez absurde pour soutenir la matière subtile et la matière cannelée, pour dire que la Terre est un Soleil encroûté, que la Lune a été entraînée dans le tourbillon de la Terre, que la matière subtile fait la pesanteur, et toutes ces autres opinions romanesques substituées à l’ignorance des Anciens, on dirait : Cet homme est Cartésien. S’il croyait aux monades, on dirait : Il est Léibnitien ; mais on ne dira pas de celui qui fait les éléments d’Euclide, qu’il est Euclidien : ni de celui qui sait d’après Galilée en quelle proportion les corps tombent, qu’il est Galiléiste. Aussi en Angleterre ceux qui ont appris le calcul infinitésimal, qui ont fait les expériences de la lumière, qui ont appris les lois de la gravitation, ne sont point appelés Newtoniens : c’est le privilège de l’erreur de donner son nom à une Secte.

Si Platon avait trouvé des vérités, il n’y eût point eu de Platoniciens, et tous les hommes auraient appris peu à peu ce que Platon avait enseigné ; mais parce que dans l’ignorance qui couvre la Terre, les uns s’attachaient à une erreur, les autres à une autre, on combattait sous différents étendards : il y avait des Péripatéticiens, des Platoniciens, des Épicuriens, des Zénonistes, en attendant qu’il y eût des Sages.

Si on appelle encore en France newtoniens les philosophes qui ont joint leurs connaissances à celles dont Newton a gratifié le genre humain, ce n’est que par un reste d’ignorance et de préjugé. Ceux qui savent peu et ceux qui savent mal, ce qui compose une multitude prodigieuse, s’imaginèrent que Newton n’avait fait autre chose que combattre Descartes, à peu près comme avait fait Gassendi : ils entendirent parler de ses découvertes, et ils les prirent pour un système nouveau. C’est ainsi que quand Harvée eu rendu palpable la circulation du sang, on s’éleva en France contre lui : on appela Harvéistes et Circulateurs ceux qui osaient embrasser la vérité nouvelle que le public ne prenait que pour une opinion. Il le faut avouer, toutes les découvertes nous sont venues d’ailleurs, et toutes ont été combattues. Il n’y a pas jusqu’aux expériences que Newton avait faites sur la lumière, qui n’aient essuyé parmi nous de violentes contradictions. Il n’est pas surprenant après cela que la gravitation universelle de la matière ayant été démontrée, ait été aussi combattue.

Il a fallu, pour établir en France toutes les sublimes vérités que nous devons à Newton, laisser passer la génération de ceux qui ayant vieilli dans les erreurs de Descartes, turpè putaverunt parere minoribus, et quae imberbes didicere, fenes perdenda fateri.

Madame du Châtelet a rendu un double service à la postérité en traduisant le Livre des Principes, et en l’enrichissant d’un Commentaire. Il est vrai que la Langue Latine dans laquelle il est écrit, est entendue de tous les savants ; mais il en coûte toujours quelques fatigues à lire des choses abstraites dans une langue étrangère : d’ailleurs le Latin n’a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques et Physiques qui manquaient aux anciens.

Il a fallu que les modernes créassent des mots nouveaux pour rendre ces nouvelles idées. C’est un grand inconvénient dans les Livres de sciences, et il faut avouer que ce n’est plus guères la peine d’écrire ces Livres dans une langue morte, à laquelle il faut toujours ajouter des expressions inconnues à l’antiquité, et qui peuvent causer de l’embarras. Le Français qui est la Langue courante de l’Europe, et qui s’est enrichi de toutes ces expressions nouvelles et nécessaires, est beaucoup plus propre que le Latin à répandre dans le monde toutes ces connaissances nouvelles.

À l’égard du Commentaire Algébrique, c’est un ouvrage au-dessus de la traduction. Madame du Châtelet y travailla sur les idées de M. Clairaut : elle fit tous les calculs elle-même, et quand elle avait achevé un Chapitre, M. Clairaut l’examinait et le corrigeait. Ce n’est pas tout, il peut dans un travail si pénible échapper quelque méprise ; il est très aisé de substituer en écrivant un signe à un autre ; M. Clairaut faisait encore revoir par un tiers les calculs, quand ils étaient mis au net, de sorte qu’il est moralement impossible qu’il se soit glissé dans cet Ouvrage une erreur d’inattention ; et ce qui le serait du moins autant, c’est qu’un Ouvrage où M. Clairaut a mis la main, ne fût pas excellent en son genre.

Autant qu’on doit s’étonner qu’une femme ait été capable d’une entreprise qui demandait de si grandes lumières et un travail si obstiné, autant doit-on déplorer sa perte prématurée. Elle n’avait pas encore entièrement terminé le Commentaire, lorsqu’elle prévit que la mort pouvait l’enlever ; elle était jalouse de sa gloire et n’avait point cet orgueil de la fausse modestie, qui consiste à paraître mépriser ce qu’on souhaite, et à vouloir paraître supérieure à cette gloire véritable, la seule récompense de ceux qui servent le Public, la seule digne des grandes âmes, qu’il est beau de rechercher, et qu’on n’affecte de dédaigner que quand on est incapable d’y atteindre.

Elle joignit à ce goût pour la gloire, une simplicité qui ne l’accompagne pas toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais femme ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dise d’elle, c’est une femme savante : elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait pouvoir s’instruire, et jamais n’en parla pour se faire remarquer. On ne la vit point rassembler de ces cercles où il se fait une guerre d’esprit, où l’on établit une espèce de tribunal, où l’on juge son siècle, par lequel, en récompense, on est jugé très sévèrement. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l’on ignorait ce qu’elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance.

Née avec une éloquence singulière, cette éloquence ne se déployait que quand elle avait des objets dignes d’elle. Ces Lettres où il ne s’agit que de montrer de l’esprit, les petites finesses, ces tours délicats que l’on donne à des choses ordinaires, n’entraient point dans l’immensité de ses talents ; le mot propre, la précision, la justesse et la force étaient le caractère de son éloquence ; elle eut plutôt écrit comme Pascal et Nicole, que comme Madame de Sévigné. Mais cette fermeté sévère et cette trempe vigoureuse de son esprit ne le rendaient pas inaccessible aux beautés des sentiments : les charmes de la Poésie et de l’Éloquence la pénétraient, et jamais oreille ne fut plus sensible à l’harmonie. Elle savait par cœur les meilleurs vers, et ne pouvait souffrir les médiocres. C’était un avantage qu’elle eût sur Newton, d’unir à la profondeur de la Philosophie, le goût le plus vif et le plus délicat pour les Belles Lettres.

On ne peut que plaindre un Philosophe réduit à la sécheresse des vérités, et pour qui les beautés de l’imagination et du sentiment sont perdues.

Dès sa tendre jeunesse elle avait nourri son esprit de la lecture des bons Auteurs, en plus d’une Langue ; elle avait commencé une traduction de l’Énéide dont j’ai vu plusieurs morceaux remplis de l’âme de son Auteur : elle apprit depuis l’Italien et l’Anglais. Le Tasse et Milton lui étaient aussi familiers que Virgile : elle fit moins de progrès dans l’Espagnol, parce qu’on lui dit qu’il n’y a guères, dans cette Langue, qu’un livre célèbre, et que ce Livre est frivole.

L’étude de sa Langue fut une de ses principales occupations : il y a d’elle des remarques manuscrites, dans lesquelles on découvre, au milieu de l’incertitude de la grammaire, cet esprit philosophique qui doit dominer partout, et qui est le fil de tous les labyrinthes.

Parmi tant de travaux que le savant le plus laborieux eût à peine entrepris, qui croirait qu’elle trouvât du temps, non seulement pour remplir tous les devoirs de la société, mais pour en rechercher avec avidité tous les amusements ? Elle se livrait au plus grand monde comme à l’étude : tout ce qui occupe la société était de son ressort, hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule, elle n’avait ni le temps, ni la volonté de s’en apercevoir ; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer. On lui montra un jour je ne sais quelle misérable brochure dans laquelle un auteur, qui n’était pas à portée de la connaître, avait osé mal parler d’elle. Elle dit que si l’auteur avait perdu son temps à écrire ces inutilités, elle ne voulait pas perdre le sien à les lire, et le lendemain ayant su qu’on avait renfermé l’auteur de ce libelle, elle écrivit en sa faveur, sans qu’il l’ait jamais su.

Elle fut regrettée à la Cour de France, autant qu’on peut l’être dans un pays où les intérêts personnels font si aisément oublier tout le reste. Sa mémoire a été précieuse à tous ceux qui l’ont connue particulièrement, et qui ont été à portée de voir l’étendue de son esprit et la grandeur de son âme.

Il eût été heureux pour ses amis qu’elle n’eût pas entrepris cet ouvrage dont les savants vont jouir. On peut dire d’elle, en déplorant sa destinée, periit arte sua.

Elle se crut frappée à mort longtemps avant le coup qui nous l’a enlevée : dès lors elle ne songea plus qu’à employer le peu de temps qu’elle prévoyait lui rester à finir ce qu’elle avait entrepris, et à dérober à la mort ce qu’elle regardait comme la plus belle partie d’elle-même. L’ardeur et l’opiniâtreté du travail, des veilles continuelles, dans un temps où le repos l’aurait sauvée, amenèrent enfin cette mort qu’elle avait prévue. Elle sentit sa fin approcher, et par un mélange singulier de sentiments qui semblaient se combattre, on la vit regretter la vie, et regarder la mort avec intrépidité : la douleur d’une séparation éternelle affligeait sensiblement son âme, et la Philosophie dont cette âme était remplie lui laissait tout son courage. Un homme qui s’arrachant tristement à sa famille qui le pleure, et qui fait tranquillement les préparatifs d’un long voyage, n’est que le faible portrait de sa douleur et de sa fermeté : de sorte que ceux qui furent les témoins de ses derniers moments sentaient doublement sa perte par leur propre affliction et par ses regrets, et admiraient en même temps la force de son esprit, qui mêlait à des regrets si touchants une confiance si inébranlable.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 juin 2010 0:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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