|
RECHERCHE SUR LE SITE
Références bibliographiques avec le catalogue En plein texte avec Google Recherche avancée
Tous les ouvrages
numérisés de cette bibliothèque sont disponibles en trois formats de fichiers : Word (.doc), PDF et RTF |
Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hermann Oldenberg (1854-1920), Le BOUDDHA: sa vie, sa doctrine, sa communauté. Traduit de l’allemand par Alfred FOUCHER (1865-1952). Paris: Librairie Félix Alcan, 4e édition française, 1934, 438 pages. Revue d’après la 7e et dernière édition allemande (1e édition allemande en 1881). Bibliothèque de Philosophie contemporaine. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, retraité et bénévole. Introduction Chapitre premier:
L’histoire de la religion bouddhique commence avec celle d’une communauté de moines mendiants, qui, dans le bassin du Gange, cinq cents ans environ avant le commencement de l’ère chrétienne, se groupèrent autour de la personne de Gotama, le Bouddha. Le lien qui les unissait, le trait caractéristique de leur idéal austère, était ce sentiment profondément éprouvé et condensé dans une claire formule : Toute existence terrestre n’est que douleur, et, de délivrance de la douleur, il n’y en a pas d’autre que le renoncement et l’éternel repos. Toujours en chemin, le maître comme les disciples, assez semblables à ces troupes qui, plus tard, à travers la Galilée, promenèrent la nouvelle que le « royaume du Ciel était proche », ils allaient, à travers les royaumes de l’Inde, prêchant sur la douleur et sur la mort, et la nouvelle qu’ils annonçaient était : « Ouvrez vos oreilles ; la Délivrance de la mort est trouvée. »
L’INDE ET L’OCCIDENT. De profonds abîmes séparent le milieu historique, au sein duquel s’élève la figure du Bouddha, du monde auquel nous sommes habitués tout d’abord à penser quand il est question de l’histoire universelle. Les révolutions naturelles qui ont séparé l’Inde par un rempart gigantesque d’énormes montagnes des contrées moins chaudes de l’Ouest et du Nord, ont, par cela même, assigné à l’avance au peuple qui devait fouler un jour cette terre fortunée, un rôle solitaire et fermé. Plus peut-être qu’aucune autre nation du monde civilisé, l’Inde s’est développée isolément et selon ses lois propres. Loin d’elle, à l’Occident, des peuples, qui lui étaient parents ou étrangers de race, accomplissaient, en relations étroites les uns avec les autres, l’œuvre à laquelle les conviait l’histoire : elle ne prit à ce travail aucune part. Dans les milieux où le Bouddha prêchait sa doctrine, l’idée de peuples non‑indiens n’éveillait guère à l’esprit une image plus précise que celle que l’on se faisait des autres terres, des terres qui, éparses dans l’espace immense, se joignent à d’autres soleils, d’autres lunes et d’autres enfers pour former de nouveaux systèmes de mondes. Le jour devait bien venir où une main puissante la main d’Alexandre briserait les barrières entre l’Inde et l’Occident. Mais les mondes grec et indien ne devaient se heurter que longtemps après l’apparition du Bouddhisme : entre la mort du Bouddha et l’expédition d’Alexandre dans les Indes, il peut s’être écoulé cent soixante ans. Qui prétendra juger ce qui serait arrivé si, à une époque antérieure, alors que l’esprit indien se serait ouvert avec plus de fraîcheur et d’allégresse aux influences étrangères, des événements comme cette invasion des armes macédoniennes et de la civilisation grecque avaient agi sur lui ? Pour l’Inde, Alexandre vint trop tard ; quand il parut, le peuple indien s’était transformé depuis longtemps, à force de vivre à l’écart replié sur lui-même, en un original parmi les nations : ni sa façon de vivre ni ses habitudes de pensée n’avaient la moindre analogie avec celles du monde non‑indien. Point de passé dont le souvenir eût survécu ; point de présent dont on fût déterminé à se saisir d’une main ferme, en amour ou en haine ; point d’avenir en qui espérer et pour qui travailler : la vie des penseurs indiens se passait à rêver des rêves maladifs et présomptueux sur ce qui est au delà des temps et la domination de ces éternels royaumes. La doctrine du Bouddha et le mode d’existence de ses disciples portent également, d’une façon très nette, l’empreinte de cet esprit indien avec tout ce qu’il offre de singulier. Ainsi donc, entre ces lointaines contrées et le monde qui nous est familier, point de ces rapports extérieurs comme en créent entre les peuples un commerce journalier et l’échange de leur bagage d’idées ; nous n’en saisissons que plus nettement le lien qui, en dépit de la distance, les rapproche étroitement : c’est le lien de l’analogie historique entre des phénomènes apparaissant en des lieux différents sous l’action d’une loi pareille. Partout où, dès l’origine et pendant une longue suite de jours, il a été donné à un peuple de développer, sans alliage ni déviation, sa vie spirituelle, le même phénomène s’est reproduit : nous pouvons le caractériser comme un déplacement du centre de gravité des suprêmes intérêts religieux du dehors vers le dedans. Une ancienne croyance, qui met pour ainsi dire l’homme sur le pied d’une alliance offensive et défensive avec la divinité, et qui promet au dévot, dans un échange réciproque de bons procédés, prospérité, victoire et triomphe sur ses ennemis, est détruite ; elle disparaît, tantôt dans une évolution à peine sensible, tantôt dans de grands bouleversements ; une conception nouvelle la remplace, dont les mots d’ordre ne sont plus « bien-être, victoire, puissance », mais « repos, paix, béatitude, salut ». Les biens du monde extérieur ont perdu leur charme, les ennemis du dehors leur effroi. La vie et la souffrance des individus comme des nations découvrent dans l’âme des profondeurs toujours plus cachées, et c’est là, dans le for intérieur, qu’il faut à présent combattre et vaincre. Le sang des sacrifices, l’obéissance aveugle à des prescriptions extérieures n’apportent plus d’apaisement au cœur inquiet de l’homme ; il cherche et trouve des voies nouvelles pour se dégager de tous les liens qui enchaînent l’âme et devenir sain, pur, bienheureux. Cette transformation de l’idéal intérieur se manifeste en donnant naissance à de nouveaux modes d’associations spirituelles. Dans l’ancien ordre de choses, à l’intérieur de la famille, de la tribu, de la nation, l’unité religieuse se trouvait naturellement assurée ; la communauté de croyance et de culte y allait de soi. Celui qui appartient au peuple a, par cela même, le droit et le devoir de prendre part au culte des divinités nationales. A côté de ce peuple, il s’en trouve d’autres avec d’autres dieux. Pour chacun, en particulier, le fait seul de la naissance décide, par une sorte de fatalité naturelle, quels doivent être pour lui les dieux efficaces. Quant à une communauté à qui l’on puisse donner le nom d’Église, il n’y en a pas et il ne peut y en avoir, car le cercle des adorateurs des dieux du peuple n’est ni plus étroit ni plus large que le peuple lui-même. Tout autres sont les conditions dans lesquelles se trouvent, à leur apparition, les religions nouvelles, issues des aspirations et des luttes d’un âge plus mûr. Nées plus tard que le peuple au sein duquel elles s’élèvent, elles trouvent devant elles une autre croyance déjà enracinée dans les esprits et profondément empreinte dans les lois et les mœurs. Contre cette croyance, l’esprit nouveau lutte pour se faire jour ; il s’incarne dans des personnes, mieux encore, dans une personne avec un prestige sans égal : dans une individualité dominante et qui ne doit d’ailleurs d’être telle qu’au fait qu’elle résume avec une intensité supérieure la vie et l’activité de son milieu. Ainsi se forme, en contraste particulièrement frappant avec la foule énorme des attardés, des non-illuminés, le type, d’une allure tantôt plus religieuse et tantôt plus philosophique, des héros ou des virtuoses. Ils sont ou paraissent aux leurs être des personnes marquées d’un sceau entièrement original, de grands frayeurs de chemins, sublimes au delà de toute comparaison et tout imprégnés de la vertu d’une perfection mystique particulière. Ils prêchent la nouvelle foi, et, d’entre la foule des hétérodoxes, celle‑ci recrute un à un ses fidèles. Ce n’est plus une nécessité naturelle, mais la conscience et la volonté de chaque homme qui décident dans quelle voie il espère trouver le salut. L’École, groupée autour du maître, la Communauté, l’Ordre monastique s’organisent : cercles de membres étroitement unis entre eux, pour qui le salut de leur âme est la suprême, sinon l’unique affaire de la vie, et qui regardent le reste des hommes comme des aveugles, des égarés, errant sans espoir dans la nuit. Autour de ce noyau restreint d’ascètes particulièrement doués et détachés du monde et de la vie, des confréries peuvent aller toujours s’élargissant jusqu’à constituer enfin une Église, et cette Église, débordant des carrières désormais dépourvues de sens de la nation, des barrières même de toute civilisation, ne connaît à son expansion aucune limite. L’honneur d’avoir donné, en des créations sans pareilles, l’expression la plus simple et la plus parfaite au passage de l’ancienne à la nouvelle religion appartient à la race sémitique. Environ cinq cents ans plus tôt que ne se fît en Palestine le dernier pas dans la voie de cette évolution, qui nous apparaît comme le début d’une ère nouvelle de l’humanité, des événements analogues se sont accomplis parmi les peuples indo-européens en deux endroits éloignés dans l’espace, voisins par le temps, dans la Grèce et dans l’Inde. En Grèce s’élèvent des doctrines et des cultes secrets, les Orphiques, la secte des disciples de Pythagore. Leurs moyens sont des cérémonies de consécration, un enseignement sacré, les règles de la « vie orphique » ou « pythagoricienne » ; leur but est de préparer ainsi les croyants, en leur qualité de « purs », aux splendeurs de l’autre monde. Bientôt les suit, appliqué à écarter les voiles de la foi et de l’imagination et à se saisir d’une certitude pleinement scientifique, le plus extraordinaire des Athéniens, le premier qui détermina les lois profondes des actions humaines ; sur le marché comme la coupe en main, devant Alcibiade comme devant Platon, il démontre que la vertu peut être enseignée et apprise. Dans l’Inde, d’autre part, se présente à nous le plus illustre de ces nombreux sauveurs du monde qui parcouraient alors le pays en costume de moine, le noble Gotama ; il se nomme lui-même le sublime, le sain, le très‑haut illuminé, le « Bouddha », et se sent la vocation et la force d’enseigner aux dieux et aux hommes le passage de la prison douloureuse de l’existence à l’affranchissement du repos éternel. Quel contraste entre ces deux esprits ! et nous pouvons leur adjoindre, au point de vue historique, la mystérieuse figure de douleur qui leur fait pendant. Quoi de plus différent que les proportions dans lesquelles s’y mêlent et s’y combinent la pensée et le sentiment, la profondeur et la clarté ? Mais justement dans la diversité de ce qui était et est encore l’essence du Socratisme, du Bouddhisme et du Christianisme, se vérifie la loi de la nécessité historique. Historiquement, il devait en être ainsi : arrivé à ce tournant des siècles où l’esprit humain sent l’approche et le besoin d’une transformation, le peuple grec devait répondre à cette exigence par une nouvelle philosophie, le peuple juif par une nouvelle religion. A l’esprit indien manquait aussi bien cette simplicité qui peut croire sans savoir que cette hardie lucidité qui tente de savoir sans croire ; et ainsi l’Inde devait créer une doctrine qui fût à la fois une religion et une philosophie, ou par cela même, si l’on veut, ni l’une ni l’autre, à savoir le Bouddhisme. Le tableau que nous nous proposons d’en donner vérifiera pas à pas, dans le détail, le parallélisme de ces grandes manifestations. La lumière qu’il tire de ces rapprochements avec l’Occident permet, sur maint point obscur, d’en mieux définir les traits et les contours : nous nous flattons en revanche qu’il contribuera pour sa part à fournir à la recherche des lois générales, qui régissent chez tous les peuples l’évolution de l’idée religieuse, des fondements solides et sûrs.
LA TRIADE DU BOUDDHA, SA LOI, SA COMMUNAUTÉ. La marche que doit suivre notre exposé est nettement indiquée à l’avance par la nature du sujet. Il va de soi que notre premier devoir est d’étudier les antécédents historiques du peuple, le fond sur lequel repose le Bouddhisme, avant tout la vie religieuse et la spéculation philosophique antérieures de l’Inde : des siècles, en effet, avant le temps du Bouddha, se sont accomplis dans l’esprit indien des changements qui préparent le Bouddhisme et ne peuvent être séparés d’un exposé de ce dernier. L’examen du Bouddhisme lui-même se partage naturellement en trois parties principales, correspondant aux trois chefs sous lesquels, dès les plus anciens temps, la langue liturgique de la Communauté rangeait l’ensemble des choses sacrées : la trinité du Bouddha, de sa Loi, de sa Communauté. En tête se tient nécessairement, dans notre étude aussi bien que dans cette vieille formule, la personne du Bouddha : nous devons nous occuper de sa vie, des débuts de sa prédication, du cercle de disciples qui l’entouraient, de ses relations avec les riches et les pauvres, les nobles et les humbles. Nous nous attacherons en second lieu aux dogmes du Bouddhisme primitif, à celui surtout qui est l’âme de la doctrine, à la théorie de la douleur de toute chose terrestre, à la Délivrance de cette douleur, enfin au but de toutes ces aspirations vers la Délivrance, le Nirvâna. D’autre part, c’est un trait essentiel du Bouddhisme comme du Christianisme que tous ceux qui sont unis dans la même croyance et la même aspiration vers le salut font extérieurement partie d’une confrérie, d’une Église ; dans cette formule de la trinité bouddhique, après le Bouddha et la Loi, nous trouvons nommée la Communauté. Nous suivrons aussi cet ordre et, après avoir parlé du Bouddha et de sa doctrine, nous considérerons en troisième lieu la Communauté et la vie en communauté ; nous apprendrons à connaître l’organisation donnée par le Bouddhisme, tant au cercle plus étroit des croyants qui ont prononcé leurs vœux de moines ou de nonnes, qu’aux fidèles laïques qui confessent la doctrine du Bouddha. Ainsi sera mené à bonne fin l’examen du Bouddhisme primitif ou, pour mieux dire, l’examen de ce qui est pour nous l’aspect le plus ancien du Bouddhisme : et c’est à cet examen seul que cet ouvrage doit se borner.
L’INDE OCCIDENTALE ET L’INDE ORIENTALE.
Les événements antérieurs au Bouddhisme ou contemporains du Bouddhisme primitif ont eu pour théâtre le plus indien des pays de l’Inde, le bassin du Gange. Au temps dont nous avons à parler, ce bassin renfermait les centres de domination et de civilisation aryennes les plus nombreux et les plus importants de la péninsule. Les grandes divisions naturelles de ce pays, qui coïncident avec la distribution des races de l’Inde et les zones de diffusion de l’ancienne civilisation indienne, correspondent également aux stades successifs de son évolution religieuse. Les origines nous conduisent dans la moitié Nord-Ouest du bassin du Gange, dans la région où les vallées du Gange et de l’Indus s’avoisinent et dans celle que les courants jumeaux du Gange et de la Yamunâ arrosent avant de se réunir. Là, et pendant longtemps seulement là, se trouvaient les véritables établissements de la civilisation brahmanique : c’est surtout là que, des siècles avant le Bouddha, dans les cercles de penseurs brahmaniques, sur la place du sacrifice comme dans la solitude de la vie des forêts, ont été élaborées et exprimées les idées qui préparèrent et finalement consommèrent l’abandon de l’ancienne religion naturelle védique au profit de la doctrine du Salut. La civilisation créée dans le Nord‑Ouest et, avec elle, ces idées furent emportées vers le Sud‑Est, au courant du Gange, par la puissante artère où de toute antiquité le pouls de l’Inde a battu le plus fort ; au sein de peuples nouveaux elles prirent des formes nouvelles, et lorsque enfin le Bouddha parut, ce sont les deux plus grands royaumes de la moitié Sud-Est du bassin du Gange, les pays de Kosala (Aoudh et les parties limitrophes du Népal) et de Magadha (Bihar), avec leurs villes puissantes et splendides, qui furent les principaux théâtres de ses travaux. Ainsi de vastes étendues de pays séparent les lieux où, longtemps avant le Bouddha, le Bouddhisme commença à se préparer, et ceux où le Bouddha lui-même réunit autour de lui ses premiers fidèles : ce changement dans les décors et les personnages a eu, semble-t-il, à plus d’un égard, une influence appréciable sur la marche même de l’action. LES ARYENS DANS L’INDE ET LEUR EXTENSION. CIVILISATION ARYENNE ET VÉDIQUE. Jetons tout d’abord un coup d’œil sur les peuples auxquels nous aurons successivement affaire, les uns pour avoir préparé cette transformation religieuse, les autres pour l’avoir accomplie. Comme on le sait, la population aryenne de l’Inde est venue du Nord-Ouest, où elle avait formé un seul peuple avec les Aryens de l’Iran, s’établir dans la péninsule. Cette immigration, au temps auquel appartiennent les plus anciens monuments de poésie religieuse qui nous soient parvenus, remontait déjà à un passé lointain. Le souvenir s’en était aussi complètement perdu chez les Indiens que celui des faits correspondants chez les Grecs et les peuples italiques. Des Aryens au teint clair firent invasion et détruisirent les repaires des aborigènes, les « Peaux-noires », les « Sans-lois », les « Sans-dieux » ; les ennemis furent repoussés, anéantis, ou soumis. Au temps où les hymnes du Véda furent composés, les bandes aryennes, ou du moins de hardis avant‑coureurs isolés avaient pénétré à l’Ouest jusqu’aux embouchures de l’Indus, peut‑être même à l’Est jusqu’à celles du Gange : sur ce domaine d’une richesse inépuisable paissaient les troupeaux des Aryens et les dieux aryens étaient honorés par des prières et des sacrifices. Selon toute vraisemblance, les premières tribus immigrées furent justement celles qui ont pénétré le plus loin vers l’orient : étaient-elles alliées, ou sans lien entre elles, nous ne savons ; nous les trouvons plus tard, à l’Est du confluent du Gange et de la Yamunâ, établies sur les deux rives du fleuve ; ce sont les Angas et Magadhas, les Videhas, les Kâçis et Kosalas. De nouvelles vagues de la grande marée de l’immigration amenèrent avec elles d’autre troupes d’Aryens ; ceux-ci formaient de nombreuses tribus étroitement unies entre elles ; supérieurs à leurs frères au point de vue intellectuel, ils sont les auteurs des plus anciens monuments de l’esprit indien qui nous aient été conservés, ceux que nous désignons sous le nom de Véda. Nous trouvons ces tribus, au temps dont les hymnes du Rig-Veda nous donnent une image, proche des entrées de la péninsule, sur l’Indus et dans le Penjâb ; plus tard elles se sont avancées vers le Sud-Est, et ont fondé sur le cours supérieur du Gange et de la Yamunâ ces royaumes que les Lois de Manu appellent « la terre des sages de Brahma », siège et modèle de toute vie sainte et pure : « d’un Brahmane né en ce pays, dit Manu, tous les hommes sur la terre doivent apprendre leur règle de conduite. » Les noms de la tribu des Bharatas, des Kurus, des Pancâlas sont les plus célèbres parmi les peuples de cette terre classique de la civilisation védique ; créateurs d’un riche développement intellectuel, ils nous apparaissent dans une vive lumière, tandis que la destinée des tribus évidemment immigrées les premières est restée dans l’ombre jusqu’au temps où elles ont été effleurées par la civilisation des peuples frères. Dans un ouvrage védique, le Brâhmana des cent sentiers, nous est conservée une légende remarquable où se reflète clairement la marche suivie par la diffusion du culte et de la civilisation du Véda. Le dieu flamboyant, Api Vaiçvânara, le feu sacré, part de la rivière Sarasvatî, et, quittant l’antique patrie du culte védique, se met en route vers l’Orient. Des rivières se rencontrent sur la route, mais Agni les franchit d’un bond de feu et derrière lui s’avancent le prince Mâthava et le Brahmane Gotama. Ils vinrent ainsi à la rivière Sadânîrâ, qui descend des montagnes neigeuses du Nord, et Agni ne brilla pas outre : « Et les Brahmanes jadis ne la franchirent pas, car Agni n’avait pas brillé au delà d’elle. Mais maintenant de nombreux Brahmanes habitent à l’est de là. C’était jadis une mauvaise terre, un sol marécageux, car Agni Vaiçvânara ne l’avait pas rendue habitable. Mais maintenant, c’est tout à fait une bonne terre, car les Brahmanes l’ont rendue habitable à l’aide de sacrifices. (Dans l’Inde, on le voit, une mauvaise terre n’est pas rendue bonne, comme dans le reste du monde, par des cultivateurs labourant et bêchant, mais par des Brahmanes offrant des sacrifices.) Le prince Mâthava s’établit à l’Est de la Sadânîrâ, dans la mauvaise terre dont Agni n’avait pas tâté ; ses descendants furent les souverains des Videhas. La légende oppose ainsi nettement les Videhas de l’Est et les tribus de l’Ouest où Agni Vaiçvânara, le représentant idéal du Védisme, était de toute antiquité à demeure. Celui qui étudie les origines de l’expansion du Bouddhisme doit se souvenir que le pays natal de la primitive communauté se place dans la contrée, ou du moins sur la limite de la contrée où Agni Vaiçvânara, dans sa course flamboyante vers l’Est, n’est pas entré.
LE PEUPLE HINDOU. Il nous est impossible de compter par années, ni même par centaines d’années, les phases de cette lutte victorieuse où le monde aryen et la civilisation védique conquirent le bassin du Gange. Mais nous pouvons faire mieux : d’après les couches superposées de la littérature védique, nous sommes en état de nous représenter comment, sous l’influence d’une patrie nouvelle, un changement s’est opéré dans la vie nationale (nous le voyons surtout clairement pour les tribus védiques, celles du Nord-Ouest), et comment s’est imprimé dans l’âme de ce peuple ce trait douloureux de faiblesse, de répugnance à l’action, qui lui est resté à travers tous les changements de fortune et qui lui restera tant qu’il y aura un peuple hindou. Dans cette terre tropicale du Gange, étouffante, moite, comblée des dons de la nature, ce peuple, façonné à vivre dans des régions plus froides, eut vite fait de perdre cette force et cette fraîcheur de jeunesse que ses frères iraniens, restés au delà des montagnes, conservèrent beaucoup plus longtemps. Les hommes et les peuples mûrissent vite en ce pays, pareils aux plantes des tropiques, pour s’amollir aussi vite de corps et d’âme. L’inévitable mélange avec les aborigènes infuse de plus en plus dans les veines et dans l’esprit des immigrés un sang étranger et une sensibilité nouvelle. Lentement, imperceptiblement, à côté et, finalement, à la place de l’Aryen, fier parent des Grecs et des Germains, on voit apparaître l’Hindou avec sa débilité, sa souplesse, son tempérament nerveux et son ardente sensualité. Se laissant aller au calme de la satiété, à la jouissance indolente, il se détourne de tout ce qui entretient la jeunesse et la vigueur d’un peuple, du travail et de la lutte pour la patrie, l’État, le droit. L’idée de la liberté avec toutes les puissances vivifiantes et aussi, il faut en convenir, mortelles qu’elle porte en elle, est toujours restée pour les Hindous inconnue et incomprise ; la volonté humaine n’ose secouer l’ordre du monde établi par Brahma, la loi naturelle de la caste qui livre le peuple au pouvoir du roi, mais avant tout au pouvoir du prêtre. Les cadres dans lesquels s’enferme ici l’existence de la collectivité et de l’individu ne sont pas les cadres de l’État, mais ceux de la caste, tout pénétrés de morne oppression et de superstitions. Il y avait bien de quoi exciter l’étonnement des Grecs, de voir le paysan, dans l’Inde, continuer à cultiver paisiblement son champ au milieu des armées en lutte : « Il est sacré et inviolable, car il est le commun bienfaiteur de l’ami et de l’ennemi. » Les Grecs nous racontent ce fait comme un beau trait, plein de sens, du peuple indien ; mais il n’en faudrait pas faire honneur seulement à sa douceur et à sa sagesse : quand arrivait Hannibal, le paysan romain ne labourait pas son champ. C’est qu’en réalité l’Hindou est étranger aux meilleurs des intérêts et des idéals qui sont le fondement de toute saine vie nationale. Il peut faire preuve de force de volonté lorsqu’il s’agit de renoncer au monde ; il lui manque la force agissante qui façonne le monde. La pensée chez lui l’emporte sur l’action. Mais là où l’équilibre intérieur se trouve une fois rompu et le lien naturel entre l’esprit et la réalité du monde évanoui, la pensée n’a pas plus longtemps la force de saisir d’une prise saine ce qui est vraiment sain. Ce qui existe n’est rien pour l’Hindou, en comparaison des illustrations marginales où l’encadre sa fantaisie ; et les créations de cette fantaisie, pullulant sans forme ni mesure, dans une exubérance tropicale, finissent par se retourner avec une effroyable puissance contre leur auteur. Le monde vrai, voilé sous les fantômes de ces rêves, demeure un inconnu en qui l’on ne peut se fier, que l’on ne peut davantage dominer ; vie et bonheur ici-bas s’écroulent sous la lourde et étouffante pensée de l’au‑delà.
LA CASTE DES BRAHMANES. Il va de soi que ces traits distinctifs du peuple hindou n’ont pu se dessiner avec la même netteté dans toutes les couches de la société ni dans tous les domaines de la vie intellectuelle. Ils se font moins sentir sans jamais s’effacer complètement dans les milieux qui mènent une existence laborieuse, vouée aux nécessités réelles de la vie quotidienne. L’incarnation visible des idées et des tendances que nous venons de définir est la caste des Brahmanes ; doués de puissance magique, ils sont ici-bas les représentants de l’autre monde ; à eux appartiennent la science et la puissance ; il dépend d’eux d’ouvrir ou de fermer à l’homme l’accès des dieux, et de machiner par leurs artifices mystérieux sa prospérité ou sa ruine. Dans la seule condition de Brahmane, les forces créatrices auxquelles il était interdit de se déployer dans la vie politique, pouvaient se donner carrière, il faut voir pour quelles créations ! Au lieu des Lycurgue et des Thémistocle que la destinée a pour toujours refusés à l’Inde, elle a eu d’autant plus d’Ârunis et de Yâjñavalkyas, passés maîtres dans l’art d’approfondir les mystères du sacrifice du feu ou de celui du soma, et non moins experts à donner crédit aux prétentions qu’élevaient, à l’égard de la société laïque, les représentants du royaume qui n’est pas de ce monde. On ne peut comprendre la marche qu’a suivie la pensée hindoue sans avoir devant les yeux, avec ses lumières et ses ombres, l’image de cette classe de « philosophes », comme les Grecs appelaient les Brahmanes. Avant tout, on ne doit pas oublier que, du moins au temps où furent jetées les bases décisives du travail intellectuel postérieur et aussi du Bouddhisme, cette caste était encore autre chose qu’une prêtraille vaniteuse et cupide : elle était l’incarnation nécessaire de l’essence la plus intime ou, si l’on veut, du mauvais génie du peuple hindou. A chaque pas le Brahmane se heurtait aux bornes étroites, méticuleuses même, que le caractère sacré dont il était revêtu, les forces redoutables dont son être était imprégné, lui imposaient dans sa vie extérieure et intérieure. Il passait sa jeunesse à écouter et à apprendre la parole sacrée, car le vrai Brahmane est seulement « celui qui a entendu ». Avait-il acquis la réputation « d’avoir entendu », sa vie s’écoulait à enseigner, au village ou au fond de la solitude des forêts, dans un cercle consacré que le soleil éclaire à l’orient : car là seulement les instructions les plus secrètes peuvent être révélées aux disciples voilés ; ou bien il remplissait son devoir de dévotion perpétuelle, ce qu’on appelait « le sacrifice du Brahman », c’est-à-dire la récitation quotidienne de passages du Véda ; ou encore on pouvait le trouver sur la place du sacrifice, occupé à célébrer pour lui-même et, moyennant salaire, pour les autres l’office sacré, dont les observances sans nombre exigeaient les connaissances les plus laborieuses ; à moins qu’il ne se conformât plutôt à la règle selon laquelle on considérait comme le Brahmane le plus digne celui qui ne vivait pas de sacrifices offerts pour autrui, mais d’épis glanés dans les champs, de dons qu’il n’avait pas demandés ou qu’il n’avait demandés qu’à des gens de bien. Nul doute que dès l’antiquité la réalité ne se fût bien souvent sensiblement écartée de ce grave et austère idéal de la vie sacerdotale. Toute la littérature védique, à commencer par le Rig-Veda montre que la caste des Brahmanes a toujours su en fait mettre sa science et son pouvoir au service de ses intérêts matériels, « faire ruisseler de miel et de beurre » les hymnes composés pour le sacrifice, stimuler à souhait par des flatteries sans sourdine la générosité des riches. Cela n’empêchait pas qu’elle se sentît en même temps aussi élevée au-dessus de ces riches et des dépositaires du pouvoir terrestre, qu’au-dessus des pauvres et des sujets. Les Brahmanes étaient faits d’une autre étoffe qu’eux ; ils se donnent à eux-mêmes le nom de « dieux », et ces dieux de la terre, en accord avec les dieux du ciel, se savent en possession d’armes divines, devant lesquelles toute arme terrestre se brise. Un hymne védique dit : « Les Brahmanes portent des traits aigus ; ils ont des flèches ; le coup qu’ils portent ne tombe jamais à faux. Ils assaillent leur ennemi avec leur ardeur sacrée et leur colère ; ils le transpercent de loin. Le roi qu’ils sacrent souverain du peuple n’est pas leur roi ; au sacre royal, le prêtre dit en présentant au peuple son maître : « Voici votre roi, ô peuple : le roi des brahmanes est Soma. » Ainsi les Brahmanes, se tenant en dehors de la tribu, en dehors du peuple, rentrent tous dans une grande association dont les limites s’étendent aussi loin que sont en vigueur les préceptes du Véda. Dans le fort et le faible du genre de vie de cette classe de penseurs se trouvent contenus en germe le fort et le faible de leur pensée. Ils sont comme emprisonnés dans un monde créé de toutes pièces ; les rafraîchissantes haleines de la vie vivante ne leur arrivent plus : rien n’ébranle leur croyance sans bornes en eux-mêmes et en leur toute-puissance, et, par comparaison, tout ce qui donne un intérêt à la vie des autres doit leur paraître méprisable et mesquin. Ainsi s’expliquent les contradictions de leur pensée : ici se montre une puissance d’abstraction d’une audace sans égale, qui, dédaigneuse de la terre, s’échappe au‑dessus du monde sensible et se lance dans les sphères au delà de l’espace et du temps ; à côté se fait jour un goût maladif pour se perdre en des fantasmagories sans fondement, sans mesure et sans but, dans des rêveries comme peut seul en concevoir un esprit qu’aucune sorte de critique, étrangère ou intérieure, ne contient et qui a perdu le sens rassis de la réalité des choses. Dans la façon de penser qu’ils ont créée, l’élévation et la profondeur font avec des absurdités enfantines un mélange si bizarre, que l’histoire des tentatives de l’esprit humain pour se comprendre, lui et le monde, n’en offre pas un second exemple. Apprendre à connaître cette pensée dans son développement, tel est notre premier devoir.
|