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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte d’Henri d’Ollone (1868-1945) Les derniers Barbares. Première édition: Pierre Lafitte & Cie, Paris, 1911, V+371 pages. Réimpression en fac-similé, Libraire You-feng, Paris 1988. Avec un compte-rendu de lecture de J. Bacot, extrait du Journal Asiatique, nov.-déc. 1911. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris. Introduction Plaine infinie, semblable, avec ses étangs parsemés de lotus et sillonnés de jonques aux formes de monstres, avec ses îles et ses monticules innombrables tous surchargés de pavillons, de pagodes et de clochetons, à un parc prodigieux, triomphe du factice et du convenu ; habitants tous pareils, aux yeux obliques, aux longues robes, aux mouvements doucereux et compassés, incapables d’un geste viril ou d’une parole franche ; pays uniforme, artificiel, paisible, traditionnel, toujours semblable à lui-même depuis le commencement des âges, et incapable de se transformer : que ceux qui tiennent à conserver de la Chine une si commode opinion se hâtent de fermer ce livre ! Il n’y sera question que de monts formidables, de vastes champs de neige, de fleuves torrentueux roulant au fond d’abîmes, de races guerrières, violentes et frustes, aussi différentes des Chinois conventionnels que nous le sommes nous‑mêmes. Toutes les provinces occidentales de l’Empire du Milieu ne sont que des conquêtes faites sur des populations non chinoises. Et que ce mot de conquête ne fasse pas illusion ! Les Chinois se sont contentés d’occuper les riches vallées, où la supériorité de leur armement, de leur organisation, de leur nombre leur assurait l’avantage ; ils y ont construit des forteresses solides, reliées entre elles par des routes à travers les cols les plus accessibles. Ils ont ainsi jeté sur le pays une sorte de filet dont les mailles isolent et emprisonnent chaque massif de montagnes. Chassés des terres fertiles, relégués sur les hauts plateaux et les pentes escarpées, séparés les uns des autres par les vallées que tiennent leurs vainqueurs, la plupart des indigènes ont dû reconnaître la domination ou tout au moins la suprématie chinoise ; mais ils ont gardé leur langue et leurs mœurs. Et trois groupes ont opposé à la conquête une résistance invincible, aujourd’hui encore ils conservent, au cœur de la Chine, leur parfaite indépendance : ce sont les Miao-Tseu dans le Kouei-Tcheou, les Lolos dans le Sseu-Tch’ouan, les Si-Fan dans le nord‑est du Tibet ; leurs pays, interdits à l’étranger, restent les dernières contrées du monde inexplorées. Et voici le plus imprévu : tous les observateurs se sont accordés à trouver à l’une au moins de ces races, celle des Lolos, un type, une allure et un caractère tout à fait différents de ceux des jaunes. Le premier qui les vit, le docteur Thorel, compagnon de Francis Garnier, n’hésita pas à déclarer qu’ils formaient un « rameau noir de la race Caucasique », et tous les voyageurs qui suivirent, bien loin d’infirmer cette opinion, renchérirent sur cette parenté probable des Lolos avec la race indo-européenne. En même temps, on s’aperçut que ces prétendus sauvages possédaient un système d’écriture bien à eux, avec de nombreux livres qu’on ne pouvait déchiffrer. Étaient-ils des primitifs encore mal développés, ou au contraire ne possédaient‑ils plus que les vestiges d’une civilisation détruite par les Chinois ? Dès lors, un problème capital se posait : y a‑t‑il au sein de la Chine des populations n’appartenant pas à la race jaune ? Dans l’affirmative, sont-elles venues d’ailleurs ? il faut alors rechercher par quelle voie elles sont arrivées, retrouver les traces de leur passage et les colonies qu’elles ont probablement laissées sur leur route, découvrir d’où elles sont parties et à quelle famille originelle on doit les rattacher. Sont-elles autochtones, ou du moins venues si tôt qu’elles ont précédé sur les lieux le commencement de l’histoire ? Mais alors l’Extrême‑Orient n’est plus le berceau de la race jaune : c’est celle‑ci qui est venue d’ailleurs et a dû déposséder les anciens maîtres du sol ; sans doute en a‑t‑elle incorporé un grand nombre, et son homogénéité n’est qu’une fiction. Toutes ces questions, surgies peu à peu, ont commencé à passionner nombre de grands esprits, dans tous les pays. Pour les résoudre, la première condition était de posséder des données précises sur les races non chinoises : il s’agissait d’aller chez elles et de les observer directement. Mais si vastes sont les contrées qu’elles occupent, qu’aucune vie d’homme ne suffirait à en embrasser l’ensemble. À la suite d’une première reconnaissance en Chine, en 1904, le plan à adopter m’apparut le suivant. Il fallait d’abord explorer les trois territoires indépendants. Là seulement on aurait chance de trouver des peuplades tout à fait pures qui nous révéleraient les caractères propres de leur race ; ces caractères, nous les rechercherions ensuite dans les tribus à demi soumises, puis parmi les populations d’apparence chinoise qui les entourent. Une exploration ainsi conçue embrassait un domaine immense. Que de sciences y réclameraient leur part ! La Géographie demanderait la carte des trois régions inconnues, et une révision de celle de toutes les contrées, encore imparfaitement levées, qui les séparent ; l’Histoire le récit des vicissitudes qui, après deux mille années de guerres, n’ont encore abouti qu’à établir partiellement la suprématie chinoise sur une moitié de l’empire. L’Archéologie et l’Épigraphie imposeraient la recherche et le relevé de tous les monuments, de toutes les inscriptions où sont gravées les phases de ces luttes. Pour l’Ethnographie et l’Anthropologie il faudrait recueillir les traditions, les coutumes, les principes de l’organisation sociale et politique, les types, les caractères somatiques ; pour la Linguistique, les vocabulaires de ces peuplades si nombreuses, l’explication de leurs caractères d’écriture. Ou plutôt car pourquoi se bercer d’illusions ? sur toutes ces grandes questions il faudrait s’efforcer de rassembler les premiers éléments d’une connaissance positive, laissant à ses successeurs le soin de corriger les erreurs et de combler les lacunes. Que le lecteur ne s’épouvante pas d’une telle énumération ! Tout ce butin scientifique a été réparti en sept volumes, destinés aux spécialistes, et dont un vote du Parlement a assuré la publication. On ne trouvera ici que la peinture de contrées et de races pittoresques, et le récit d’une exploration parfois assez mouvementée, car il s’agissait de pénétrer des pays considérés comme impénétrables. Heureux autrefois les explorateurs ! Le champ ouvert à leurs entreprises, c’étaient les fabuleux royaumes du Mexique et du Pérou, les merveilles des Indes, les immensités des steppes de l’Amérique et de la Sibérie, ou les grands lacs de l’Afrique centrale. Et ces découvertes qui immortalisaient leurs noms et décuplaient le patrimoine de l’humanité n’exigeaient cependant que la résolution de les faire : nulle part les découvreurs de continents ne furent mal accueillis. Aujourd’hui, tout ce qui pouvait être traversé l’a été, il ne reste à l’explorateur que le rebut de la terre : les pôles, quelques coins inaccessibles du Tibet, des populations farouches dans des montagnes abruptes, tout ce qu’on jugeait trop difficile, ou indigne d’être connu. Et cependant nulle époque n’a vu pareille fièvre de découvertes. Les derniers coins de terre sont pénétrés, les monts escaladés, les indigènes apprivoisés, questionnés, mensurés. Plus un pays est inaccessible, plus on le veut connaître. Pourquoi cette ardeur ? Quelle Toison d’or espèrent conquérir les modernes Argonautes ? Quel profit la science et l’humanité peuvent‑elles attendre de tant d’efforts ? L’exploration n’est-elle pas devenue une forme supérieure de sport à l’usage des chercheurs d’aventures que fatigue la banalité de notre civilisation, et qui veulent, en triomphant des obstacles réputés les moins abordables, s’assurer un record sensationnel ? Assurément cette existence active, violente, personnelle, qu’on mène à sa guise, que chaque jour on risque et qu’on ne gagne que par son adresse ou sa force, n’est pas sans exercer un attrait puissant sur les volontés bien trempées. Mais il ne s’agit point pour les découvreurs d’une simple dépense d’énergie : ils ont un but plus élevé et plus utile. L’objet des découvertes a changé. Autrefois, c’était la figure de la Terre qu’on voulait connaître ; quant aux peuples lointains, que le manque de communications empêchait de se mêler à notre vie, ils ne semblaient que des sujets de curiosité ou des sources de bénéfices. Voici que, grâce à nos inventions, les distances n’existent plus : toutes les races prennent contact. Et nous nous demandons avec quelque anxiété ce que nous réserve l’entrée de ces nouveaux venus sur la scène du monde. Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? qu’ont-ils fait jusqu’ici ? Quand il s’agit d’une masse de cinq cents millions d’hommes, comme celle des jaunes, la solution de tels problèmes prend un intérêt captivant. Plus que la découverte de quelque île ou d’une chaîne inhabitée, elle suscite, chez qui la poursuit une émotion profonde. Pour l’atteindre il doit, lui, fils du siècle de la vapeur et de l’électricité, plonger au cœur des civilisations qui n’ont point changé, et retrouver toujours vivant le passé qu’il croyait aboli : ce n’est point seulement l’espace qu’il explore, c’est le temps. Successivement, à mesure qu’il pénètre plus au fond des provinces reculées, il remonte le cours des âges, et toutes les formes des sociétés, depuis Louis XIV jusqu’aux époques médiévales, défilent devant lui. Et quand enfin il s’enfonce dans les steppes infinies ou les massifs hérissés d’obstacles, ce sont les Barbares qu’il retrouve. Ceux qui ont vaincu Cyrus, arrêté Alexandre, ravagé l’empire romain, conquis l’Asie et la moitié de l’Europe, sont encore là toujours pareils. Scythes, Huns, Turcs, Mongols, Tibétains ou Lolos, les Barbares n’ont point disparu, ni désarmé. Par eux nous pouvons comprendre et revivre les temps anciens : le confit qui persiste entre les hommes de la nature et la civilisation nous explique les étapes de l’humanité. Ces Barbares auront‑ils encore leur heure comme ils l’ont eue tant de fois ? Depuis deux siècles, ils se soumettent ou reculent, vaincus par les armes à feu, mais celles‑ci, après avoir donné l’avantage à leurs adversaires, commencent à pénétrer chez eux. Vont‑ils succomber sous l’étreinte de la science, ou bien les verrons‑nous, armés de fusils perfectionnés et de canons du dernier modèle, utiliser les chemins de fer que nous aurons construits pour recommencer leurs terribles incursions ? Chimères ! vains fantômes ! Sans doute, s’ils ne sont qu’une poignée ; mais qui a dénombré leurs frères de race, en apparence soumis et devenus Chinois, cependant toujours prêts aux aventures, Longs Cheveux, Taïpings, Boxeurs ? Ce sont, ne l’oublions pas, les Barbares déjà installés dans l’empire romain qui ont fait la force des envahisseurs. Ne méprisons donc pas ces hordes en apparence impuissantes, que de si formidables souvenirs sombrement auréolent ! Sachons ce qu’elles valent, et quels contingents, peut-être illimités, leur apporteraient les multitudes environnantes ! Et même si l’avenir leur échappe, si elles sont condamnées sans merci, ne perdons pas cette occasion, qui va disparaître pour toujours, de connaître ceux qui ont fait trembler le monde. Ils ne peuvent plus maintenant éviter l’assaut du progrès : vainqueurs ou vaincus, il faut qu’ils se transforment. Nous aurons vu les derniers Barbares.
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