RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

« L'Italie économique » (1891)
Préambule


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Vilfredo Pareto (1891-1929), « L'Italie économique » in Revue des deux Mondes, no CVII, 1891, pages 904 à 944.

Début de l'article de Pareto (1891)

Si l’on veut bien comprendre l’état actuel de l'Italie, il est indispensable de remonter le cours de son histoire pour y trouver les causes des faits que nous observons aujourd’hui. Alors seulement bien des choses, qui autrement seraient inexplicables, nous apparaîtront comme logiques et naturelles.

Le comte de Cavour avait donné au gouvernement une impulsion libérale dont les effets continuèrent à se faire sentir quelque temps après sa mort. Admirateur sincère des libertés anglaise et du self-government, il n'en perdit jamais de vue les principes, même quand il était absorbé par son œuvre capitale : la création du royaume d'Italie. Le prestige de sa haute intelligence et le succès qui avait couronné ses efforts entraînèrent ses collaborateurs à le suivre dans la voie qu'il avait tracée et les y retinrent quand il eut disparu. Mais bientôt une lente désagrégation s'opéra dans leurs rangs. Un fort petit nombre des membres de la droite demeura fidèle aux principes libéraux ; le plus grand nombre pencha peu à peu vers la centralisation, l'exagération des attributions de l'État et une partie en arriva à un socialisme d'État plus ou moins déguisé.

L'Allemagne avait vaincu. On ne parlait que de la vertu, de la morale, de la science allemande. Et encore fallait-il distinguer. Vertu, morale, science ne pouvaient se dire vrai-ment allemandes qu’autant qu’elles étaient agréées par le tout-puissant chancelier. L’écono-miste Schulze-Delitzch, par exemple, était bien Allemand, mais sa science ne plaisait pas, ou, pour parler plus exactement, ne plaisait plus au prince de Bismarck. Elle était infectée des doctrines de l’école de Manchester et ne méritait nulle attention. La bonne, la vraie science économique allemande était celle que les socialistes de la chaire avaient tirée de leur propre fond, et c’était seulement dans leurs écrits qu’elle brillait de toute sa gloire. Parler encore d’un auteur anglais ou français était devenu le fait d’un esprit étroit, arriéré, cristallisé dans une vaine science, comme disait M. Luzzatti. Les seuls auteurs allemands étaient dignes de créance, et c’est en Allemagne même qu’allèrent alors les étudier tous nos jeunes économistes qui en eurent les moyens. Ils en revinrent imbus de principes autoritaires ; rêvant de les appliquer à l'Italie, sans tenir compte des profondes différences qui existent entre les deux pays. Le mal n'aurait pas été grand s'il s'était borné aux économistes, mais il atteignit les hommes d'État, et bientôt il étendit son influence sur toutes les classes de la société.

L'unité de l'Italie s'était faite en détruisant tous les gouvernements de la péninsule, sauf un : celui du Piémont, dont les institutions s'étaient ainsi trouvées par la force des choses étendues à tout le pays.

Ces institutions n’étaient pas indigènes. On les avait copiées sur le système parlementaire anglais, et pas même directement, mais sur une autre copie qui en avait été faite en France au temps du règne de Louis-Philippe. Le vrai problème à résoudre pour les hommes d'État italiens était donc de trouver le moyen d'adapter ces institutions étrangères aux mœurs, aux coutumes et à la constitution naturelle du pays. Au lieu de cela, s'éloignant de plus en plus de ce but, et passant d'une imitation à une autre, l'on arrivait à superposer le système autoritaire allemand au système parlementaire anglais, où, brochant sur le tout, l’on avait une centralisation copiée sur la centralisation française.

De cet assemblage monstrueux rien de bon ne pouvait résulter. S’il est un point bien acquis maintenant à la science de la politique, c’est qu'un des pires gouvernements qu’on puisse avoir, c’est une dictature parlementaire en possession des forces que donne la centralisation. L’Italie allait en faire la triste expérience.

Le parti de la droite s'était partagé entre deux chefs : Sella, qui avait toujours incliné à étendre l'intervention de l'État dans la vie économique de la nation ; Minghetti, qui, peut-être à cause du rôle qu’il avait eu dans le ministère Cavour, passait au contraire pour pencher vers les doctrines libérales anglaises, mais qui, en réalité, n’a jamais été bien éloigné des théories du socialisme d‘État, ainsi qu’on peut déjà le remarquer dans les écrits de sa jeunesse, et même dans son œuvre capitale : Sur les rapports de l’économie politique et de la morale.

Minghetti était au pouvoir quand se dessina un mouvement en faveur du rachat et de l’exploitation des chemins de fer par l’État. Il s’y montra résolument favorable, soit sous l’influence de ses anciennes idées combinées avec les idées allemandes qui gagnaient chaque jour du terrain en Italie, soit dans le dessein de devancer son adversaire Sella, en lui enlevant une arme qui aurait pu servir à abattre le ministère. Un seul homme, parmi les députes les plus en renom de la droite, demeura fidèle en cette occasion aux doctrines libérales : ce fut M. Ubaldino Peruzzi, qui, lui aussi, avait fait partie du cabinet Cavour.

Les événements du 16 mai 1876 sont trop connus pour les rappeler ici. On sait que le ministère Minghetti tomba en apparence sur une question secondaire relative à l'application de l'impôt sur la mouture, en réalité sur la question du rachat des chemins de fer, et que la gauche arriva au pouvoir.

Maintenant qu'on voit ces événement à distance, l'on s'aperçoit aisément que ce ne furent là que des causes occasionnelles de la chute de la droite : la cause essentielle était que ce parti avait accompli sa mission. L'unité de l'Italie constituée, la capitale établie à Rome, les rapports de l'Église et de l'État réglés par la loi des garanties, l'équilibre du budget obtenu, sinon d'une façon stable, au moins provisoirement, son programme était terminé, et le fruit étant mur, le moindre choc devait le faire tomber. La droite aurait encore pu se donner un but pour prolonger son existence, si elle était demeurée fidèle aux traditions libérales du Comte de Cavour, et si elle s'était posée en face de la gauche comme le défenseur des libertés économiques. L’Italie se serait alors trouvée dans des conditions assez favorables au bon fonctionnement du régime parlementaire, avec deux grands partis politiques : l’un, imbu des idées jacobines et poussant à l’application du socialisme d’État, l’autre, défendant les droits de l’individu contre les envahissements du pouvoir de l’État, et les libertés économiques contre le socialisme. Mais du moment que la droite désertait ce principes, elle perdait sa raison d'être, elle devait se fondre avec la gauche, ou, si elle s'obstinait à demeurer isolée, ce n'était plus un parti politique, mais seulement une réunion d'hommes qu'associaient une ambition commune et des intérêts matériels. Et cela est si vrai qu’une fois tombée du pouvoir, la droite chercha en vain à formuler un programme d’opposition : elle ne trouva pour s’affirmer que de s’opposer à l’abolition de l’impôt sur la mouture, tandis que ses hom-mes les plus clairvoyants étaient bien forcés d’avouer qu’un grand parti politique ne pouvait pas exister seulement pour défendre un impôt impopulaire.

La gauche, après sa victoire, avait un programme encore moins défini, si c’est possible, que celui de la droite. Elle aussi avait accompli sa mission, qui avait été de stimuler ses adversaires, de leur rappeler que les intérêts du pays n’étaient pas toujours ceux d’une caste gouvernementale. Mais maintenant qu’elle arrivait au pouvoir, et qu’elle en avait toute la responsabilité, ses procédés révolutionnaires n’étaient plus de mise, et sa tactique, bonne pour un parti d’opposition, se trouvait être complètement en défaut. Aussi vit-on ce phénomène étrange, qu’ayant battu la droite en s’opposant au rachat des chemins de fer, elle les racheta ; qu’étant arrivée au pouvoir pour les faire exploiter par l’industrie privée, elle n’eut rien de plus pressé que de les faire exploiter par I’État. Tout ceci était une conséquence de l’inversion des rôles qui avait eu lieu entre les deux partis existants alors en Italie, et qui avait désorganisé la vie politique du pays.

Dans cette confusion des idées et dans cette dissolution des partis, les intérêts matériels et les sentiments égoïstes prirent le dessus, ainsi qu’il arrive toujours dans des cas semblables. Les candidats à la députation ne se présentèrent plus aux électeurs au nom de certains princi-pes, ils se recommandèrent surtout comme d’habiles solliciteurs, et ce mal, sans parler de beaucoup d’autres, n’a pas cessé d’augmenter jusqu’à nos jours. Les citoyens ne se groupè-rent plus suivant des idées communes, mais seulement selon leurs intérêts. L’on a vu avec le scrutin de liste des candidats appartenant à des partis les plus différents se coaliser ensemble pour se faire élire, et les électeurs voter à une grande majorité des listes de noms ainsi composées. En quoi ils faisaient preuve sinon de sens moral, au moins de sens pratique, car puisque leurs élus ne devaient être que leurs hommes d’affaires et leurs avocats, c’était, au fond, chose fort secondaire que de se préoccuper des opinions politiques qu’ils pouvaient bien avoir. Au reste, les programmes de la plupart des députés sont devenus si élastiques qu’on y peut trouver tout ce que l’on veut. C’est à croire que ces braves gens ont fait une étude spéciale pour apprendre à parler sans rien dire, et on leur prêterait volontiers les paroles du diplomate sans le savoir de Scribe : que leur opinion est telle qu’ils ne sauraient l’exprimer, mais qu’on la comprendra aisément.

La corruption électorale gagna aussi du terrain. Nous en sommes venus au point que cette année le ministre de l’intérieur, parlant à la chambre, a pu dire à un député : "Pour vous faire élire, vous avez fait voter même les morts !" Mais celui-ci, sans s’émouvoir, a répliqué : "Que celui qui est sans péchés me jette la première pierre !" Et personne des députés présents n’a soufflé mot. Il y avait pourtant beaucoup d’exagération dans cette réponse, et bien des pierres auraient pu être à bon droit jetées à son auteur. C’est principalement dans les provinces méridionales que fleurit l’art de manipuler les résultats de l’urne électorale. Il y a même des termes spéciaux pour en indiquer les pratiques. Ainsi le blocco, c’est-à-dire quand
on change tout le contenu de l’urne ; la pastetta, quand on ne change qu’une partie des bulletins : faire voter les absents et les morts n’a pas encore de nom, mais cela viendra quand cet usage se généralisera. Les présidents des sièges électoraux se permettent aussi parfois d'éranges licences. La chambre ayant annulé l’élection de Catane, pour cause de corruption électorale, on a procédé maintenant à une nouvelle élection, qui devait porter sur trois candidats. Or une partie des présidents a déclaré élus deux députes, l’autre a proclamé trois autres noms ; ce qui fait que le collège électoral se trouve avoir cinq députés, au lieu des trois auxquels il a droit, jusqu‘à ce que la chambre ait décidé quels sont les vrais élus.

Ces maux ont toujours été endémiques dans les provinces méridionales ; mais depuis quelque temps ils commencent a infester le reste du pays. On a essayé d'y porter remède au moyen d'une loi punissant la corruption électorale. Ce ne sont pas les lois qui manquent en Italie, il y en a sur toute chose, c’est l’application qui est souvent en défaut. Les magistrats n’osent guère toucher à cette loi-ci, dans la crainte de s’y brûler les doigts. Oubliant cette prudente réserve, un préteur (sorte de juge en première instance), à Venise, crut de son devoir d’appliquer la loi à des pratiques mises en œuvre pour raire élire un député ami du gouver-nement. Il fut déplacé, et cette punition rendra ses collègues plus sages. Il est, au reste, assez difficile de distinguer bien exactement les personnes auxquelles on pourrait impunément appliquer la loi, car l’adversaire de la veille peut être l’ami du lendemain ; et tous les députés ne pratiquent pas les maximes de Louis XII, qui ne rappelait plus les injures faites au duc d'Orléans.

Cette décadence du régime parlementaire, qui s’est produite surtout après l’année 1876, et qui depuis lors n’a cessé d’augmenter, impressionne vivement tous les bons esprits, et l’on a proposé plusieurs moyens de l'enrayer. Le marquis Alfieri, suivi en cela de plusieurs hommes politiques importants, aurait voulu renforcer l'action du sénat, comme contrepoids à la chambre des députés. Mais l'on conçoit aisément que celle-ci n'est nullement disposée à se dessaisir d'un pouvoir dont elle retire actuellement tant d'avantages, et le pays ne voit pas encore assez clairement les inconvénients qui résultent des abus de ce pouvoir pour exiger qu'on y porte remède. En attendant, le mal s'accroît et s'étend tous les jours.

Un milieu ainsi constitué devait faire surgir l'homme qui en personnifierait les tendances. Ce fut Depretis. Esprit sceptique, ne s'embarrassant guère de principes ni de convictions, peu soucieux de la vérité, profond connaisseur des faiblesses, des convoitises, des vices des hom-mes, et sachant en tirer parti sans scrupules pour arriver à ses fins, d'une habileté consommé dans la stratégie parlementaire, prêt à suivre toute voie qui lui assurait la majorité, sauf à rebrousser chemin, dès que le vent venait à tourner, il jouit pendant les dernières années de sa vie de la dictature la plus absolue qui se puisse exercer dans un État parlementaire.

La désagrégation des partis n'était pas son œuvre. Au contraire, son pouvoir en était la conséquence ; mais ce même pouvoir servit à son tour à hâter l'accomplissement de l'œuvre de dissolution dont il était né. Cela s'observe souvent dans les phénomènes sociaux, et l'on voit des faits être à tour de rôle cause et effet et, réagissant les uns sur les autres, augmenter d'intensité.

La droite existait encore, au moins de nom. Depretis, par un long et patient travail, réussit à l’absorber dans sa majorité, avec les éléments les plus disparates de la gauche. Un seul lien devait cimenter l’union de ces hommes, hier encore d’opinions si différentes : 1a satisfaction des intérêts matériels qu'ils représentaient. Ce système reçut un nom, il fut appelé transformisme.

Au reste, Depretis promettait beaucoup et tenait le moins possible : un peu parce que toutes les ressources de l’État se trouvaient être insuffisantes en comparaison des convoitises qu’allumait le système transformiste; un peu par calcul, sachant fort bien qu’il vaut mieux compter sur les intérêts des hommes que sur leur reconnaissance. On cite tel député qui atten-dit plusieurs années un ministère dont il avait la promesse, toujours au moment de l’atteindre, toujours remis au lendemain.

Pour faire approuver par la chambre les conventions des chemins de fer, Depretis promit deux mille kilomètres de nouvelles lignes. Il eut soin de les faire voter en bloc par le parlement, en laissant à une commission la charge de les répartir suivant les demandes qui en seraient faites. Ces demandes atteignirent le chiffre de six mille kilomètres ! Et Depretis sut de nouveau tirer parti de cette circonstance pour se créer des partisans, en faisant espérer son appui à chaque concurrent en particulier.

Pour obtenir le vote des députés napolitains, Depretis promit de faire exécuter entre Rome et Naples une nouvelle ligne de chemin de fer, fort inutile pour le pays. Pour une autre ligne, tout aussi inutile, celle d’Eboli-Reggio, laquelle traverse des contrées à peu près désertes, il y avait deux projets, et la majorité menaçait de se diviser sur cette question. Depretis vint à la chambre, annonçant en plaisantant qu’il ferait éclater une bombe. Et en effet, au milieu de la stupéfaction universelle, il propose et fait approuver qu'on construise les deux lignes ; contentant ainsi tout le monde aux frais des contribuables.


Retour au texte de l'auteur: Vilfredo Pareto Dernière mise à jour de cette page le jeudi 18 janvier 2007 20:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref