Préface
de M. Adrian Adams
I have given back what I have never taken.
Psalm 69.
Ce volume livre le récit d’un voyage qui commence pour de bon le jour où Mungo Park se dirige vers l’amont du fleuve Gambie, et au-delà vers l’inconnu : l’intérieur des terres. Il est le fils d’un fermier des environs de Selkirk, en Ecosse. Il a vingt-quatre ans. Sans doute le traitant Laidley dont il vient de prendre congé, qui l’a hébergé au comptoir de Pisania, et les messieurs de l’African Association qui, de Londres, l’ont envoyé reconnaître le cours du Niger, n’espèrent-ils guère le revoir.
Le chemin qu’il fera dont il rend compte ici au jour le jour, aucun Européen n’en est revenu avant lui ; c’est bien là une réussite, et qui lui appartient en propre. Mais ce qui fait de ce Voyage dans l’intérieur de l’Afrique un legs irremplaçable, c’est que ce qu’il a vu nul autre ne le verra jamais. Lui-même ne le reverra plus, et l’échec de son second voyage sera déjà le nôtre.
1. Un voyageur sans histoire
Les récits des autres voyageurs ayant parcouru ces terres Arabes qui l’ont précédé, Européens qui l’ont suivi sont des documents historiques. Celui-ci est aussi autre chose, qu’on lit et relit pour lui-même, qu’on donnerait également volontiers à un ami ne sachant rien de l’Afrique, ou à un ami africain. Qu’offre donc Park de si prenant ? Ni exotisme, ni aventure. Suivons-le ; dès les premières étapes se dégage lentement l’essentiel.
Saisons et souverains
« Je voyais devant moi une forêt immense... » il n’aspire à rien moins qu’au romantique, qui lui semblera ambigu ; ainsi « Le chemin, singulièrement pittoresque, passait entre deux collines de roches dans lesquelles les Maures se cachent quelquefois pour piller les étrangers. » Son plus ample envol lyrique sera sans doute la description du Niger « large comme la Tamise l’est à Westminster ». Ni chemins ni cartes ; il aspire au policé. Les contrées étales où il chevauche, au relief indécis, offrent peu d’obstacles naturels, mais de ce fait peu de repères. Il y a bien des fleuves dont le cours n’est pas inconnu : Gambie, Falemé, Sénégal. Mais pour lui qui voyage par terre, avant d’être d’incertains repères ce sont des obstacles à franchir ; peu profonds d’abord, plus tard infranchissables, selon des variances autrement brutales que les lignes du relief, celles qu’impriment au paysage les saisons.
Il commence son voyage en décembre, en début de saison sèche, dans l’espoir de n’avoir pas à compter avec le temps qu’il fait. Il y réussit d’abord. Mais le temps africain, ce temps qui étire les distances, aura raison de cette progression égale. En saison sèche chaude, un détour vers le nord le laissera échoué des mois durant sur la rive sahélienne, marge mouvante entre savane et désert, où il manque mourir de soif. Les pluies transforment ensuite en marécage les rives du Niger, ce chemin tout tracé qui s’ouvre enfin devant lui, et le rabattent vers l’ouest, le retenant sept mois encore à Kamalia avant que les cours d’eau ne baissent pour lui livrer passage. De ces victoires du temps qu’il fait sur son temps à lui qui passe, l’une ou l’autre aurait bien pu être finale ce grand corps européen qu’il ménage plutôt moins que sa monture, ballotté de soif en paludes et de disette en jeûne, a failli lui faire défaut. « C’est donc ici, se dit-il, que vont cesser toutes mes espérances d’être utile à mon époque et ma génération » (all my hopes of being useful in my day and generation). Cela, son récit l’estompe ; il semble faire abstraction des épreuves subies, ou du moins les considérer du regard impavide d’un naturaliste qui reconnaît que ce qui est insolite dans le paysage, ce n’est ni les fauves ni la fièvre, mais lui-même. (Comme le dira un autre voyageur en Afrique, André Gide : « Un naturaliste n’est point tant celui qui s’occupe de la nature, c’est celui pour qui les choses sont naturelles. »)
Ce n’est pas seulement pour les fauves et la fièvre qu’il est un corps étranger ; ce temps africain où il pénètre, outre le temps qu’il fait en Afrique, c’est aussi et de manière plus immédiatement contraignante le temps que font les Africains. Par-delà le flou serein des premiers paysages s’embusque certes la rigueur des saisons. Mais ces premiers paysages même se révèlent peuplés, policés. A peine est-il sorti du bois à l’orée duquel il a pris congé de Laidley, que des cavaliers l’interpellent. Il vient d’entrer dans le territoire du roi de Walli ; avant même d’avoir regardé autour de lui, il a été vu. Désormais les frontières des royaumes jalonneront son itinéraire, bien plus précisément que les fleuves. Cet itinéraire même, ce sont les souverains qui le font ; ils entravent ou infléchissent à plaisir le progrès de ce curieux voyageur, selon que leur faveur le soustrait ou leur défiance le livre au jeu des saisons. A mesure que Park avance vers l’intérieur des terres, il pénètre toujours plus avant dans une Afrique industrieuse, commerçante et souveraine, un espace historique qui n’est pas le sien. Le libre regard obtenu de lui-même par constance, il devra sans cesse le défendre contre les figures que veut lui imposer le regard des puissants.
Au cours des premières étapes, il peut encore passer pour un voyageur comme les autres. Pour les gens du roi de Walli, les choses sont claires ; c’est un traitant, qui doit payer la taxe coutumière. Le roi de Woulli le met en garde contre les peuples des pays de l’Est, qui n’ayant jamais vu d’homme blanc chercheraient sans doute à le tuer. Le roi de Bondou s’étonne que Park ne veuille acheter ni or ni esclaves ; il ne croit pas possible qu’un homme de bon sens puisse entreprendre un si dangereux voyage, dans le seul but de voir le pays. Au Kajaaga, où l’on s’apprête à entrer en guerre avec le royaume de Kasson, Park n’est déjà plus un voyageur comme les autres : on le pille. Désormais son dénuement relatif lui évitera d’être pris pour un traitant, mais les soupçons s’en aggravent : qu’est-il donc ? Au Kaarta, la guerre fait rage ; puisque Park, talonné par le temps qui passe, ne veut pas retourner au Kasson pour attendre la fin du conflit, on prend prétexte de sa neutralité pour lui faire faire un détour par le royaume maure de Ludamar. A Ludamar, sous le regard du roi Ali, les soupçons se figent en certitude accablante : c’est un infidèle, un Nazaréen. Cette figure-là lui colle à la peau ; il ne peut ni ne veut s’en défaire. Des mois de captivité durant, il s’applique cependant à en atténuer la portée. « Je pensais que pour obtenir ma liberté il fallait me rendre aussi inutile, aussi insignifiant qu’il était possible. » Il s’échappe enfin, et parvient à Ségo sur les rives du Niger, au cœur de l’Afrique souveraine : « L’aspect de cette grande ville, ces nombreux canots qui couvraient la rivière, cette population active, les terres cultivées qui s’étendaient au loin à l’entour, me présentaient un tableau d’opulence et de civilisation que je ne m’étais pas attendu à rencontrer dans le centre de l’Afrique. »
Mais il n’ira pas beaucoup plus loin. « Abattu par la maladie, épuisé de fatigue et de faim, à moitié nu et ne possédant pas un seul objet de quelque valeur, que je pusse échanger pour me procurer des aliments, des habits ou un asile, je commençais à réfléchir sérieusement sur ma position. (...) Les pluies du tropique étaient déjà commencées avec toute leur violence ; les rivières et les marais étaient partout inondés. (...) Ce qui me restait des kauris que m’avait donnés le roi de Bambara, ne suffisait pas pour louer un canot qui pût me mener à une grande distance, et j’avais peu d’espoir de subsister de la charité d’autrui, dans un pays où les Maures avaient la principale influence. »
Le roi de Bambara, s’il lui envoie un présent, refuse de le recevoir. Les autres souverains, Park n’a fait que les entrevoir, comme eût fait le dernier de leurs sujets. Le vieux roi de Woulli sur sa peau de bœuf, se chauffant les mains à un feu matinal ; le roi de Bondou assis sous un arbre, avec l’ombrelle qu’il a reçue de Park et le manteau bleu qu’il lui a pris ; le roi de Kaarta recevant d’un cavalier fourbu la nouvelle de l’approche des armées ennemies ; Ali de Ludamar au visage fier et cruel ce ne sont là que des figures d’un jeu de cartes dont il ne connaît pas les règles, les acteurs d’une histoire qui n’est pas la sienne et qu’il ne connaît que par la rumeur publique et des rencontres de hasard. Il ne cherche pas à s’y introduire. Face à ces faiseurs d’histoires qui déchiffrent l’énigme de sa présence selon la grille que leur propose leur expérience propre, il s’applique au contraire à échapper aux rôles qu’on veut lui impartir, pour n’être que ce qu’il s’est voulu de toutes ses forces : ni traitant ni espion, soumis à tous mais sujet de personne, un voyageur sans histoire.
L’espace quotidien
Pas d’exotisme ; il n’a pas l’œil à cela. Pas davantage d’aventures dont il serait le héros ; et celles qu’il a subies, il s’en serait bien passé. Il ne peut se soustraire à l’emprise des saisons, ni à celle des souverains ; à peine atteint ce qui devait être son point de départ véritable, leur rigueur conjointe lui fera rebrousser chemin. Que reste-t-il ? sinon ce qui permet et récompense son endurance : la rencontre de plain-pied avec ceux qui, comme lui pris entre saisons et souverains, lui ménagent une place dans l’espace de leur survie, l’espace quotidien.
Rarement récit à la première personne aura été moins personnel. C’est que ce n’est pas lui seul qui le fait ; seul, il est perdu. Le vrai sujet de son récit, c’est les autres : ceux qui guident ses pas et son regard, guettent les dangers et connaissent les sources ; ceux qui nomment, expliquent, racontent ; ceux qui puisent l’eau qu’il boit, pilent le mil qu’il mange, étendent la natte où il dort. Son itinéraire réel, celui qui vit dans son récit et que nous revivons à le lire, empruntant aisément la place que nous ménage l’absence du narrateur, ce n’est pas celui que reproduisent les cartes, jalonné de noms de fleuves et de royaumes ; c’est cet itinéraire rapporté de jour en jour, au gré d’étapes que délimitent d’abord les servitudes communes : fatigue, soif, faim, peur. Le passage des saisons et les entreprises des rois, réfractés à travers l’expérience de ceux qui les subissent, se décomposent en la saveur d’un fruit de cueillette, un plat de fleurs de maïs en temps de famine, un arbre contre la pluie ; la fuite devant une armée ennemie, les hommes « mornes et abattus », les femmes et enfants pleurant, qui « quittaient tous à regret leur ville natale, et en marchant se retournaient souvent pour la regarder » ; ou la supplique de cette femme qui raconte « que son fils s’appelait Mamadee, qu’il n’était pas païen, mais priait Dieu depuis le matin jusqu’au soir, et qu’il lui avait été enlevé il y avait environ trois ans », et demande qu’on lui dise, si on le voit, que sa mère et sa sœur sont encore en vie. Mungo Park devient pour ceux qu’il rencontre ce qu’il se veut et voit en eux : simplement un homme.
Au départ, ceux qu’il écoute et dont il emprunte le regard, ce sont ses compagnons de voyage : l’interprète et le domestique qu’il a retenus, d’autres voyageurs à qui il a été recommandé. D’emblée le paysage parcouru est par eux investi, peuplé de signes. « A peine avions-nous fait un mille ; que les gens de ma suite voulurent s’arrêter pour préparer un saphi, ou charme, qui garantît notre sûreté pendant notre voyage. Cette conjuration consistait à marmotter quelques paroles, et à cracher sur une pierre qui était jetée dans le chemin. (...) Après la conjuration, nous marchâmes jusqu’à midi ; et alors nous fîmes halte sous un grand arbre, appelé par les gens du pays neema taba. Cet arbre offrait un aspect fort singulier, car toutes ses branches étaient couvertes de lambeaux d’étoffe, que des personnes qui avaient traversé le désert (wilderness) en différents temps y avaient attachés. Probablement un tel usage a dû son origine au désir d’indiquer aux voyageurs qu’ils pouvaient trouver de l’eau en cet endroit ; et avec le temps il est devenu si sacré, que personne n’ose passer là sans suspendre quelque chose à l’arbre. (...) Le chasseur revint bientôt me dire qu’il avait trouvé une mare, mais que l’eau y était trouble et boueuse. Il ajouta qu’il avait vu tout auprès les restes d’un feu éteint depuis peu, et des débris de provisions qui prouvaient qu’elle avait été récemment visitée par des voyageurs ou par des brigands. »
Au début, ainsi accompagné, ayant de quoi fournir en viande et en mil la halte du soir, il peut encore sembler et se croire un voyageur parmi d’autres ; il s’en remet à ses compagnons de route pour les rapports avec les habitants de ces premières contrées, et s’en trouve bien. « J’y fus toujours bien accueilli par les habitants. J’y étais ordinairement dédommagé des fatigues du jour, par une nuit agréable. La manière de vivre des Africains me déplaisait au commencement ; mais insensiblement je surmontai ma répugnance, et leurs mets finirent par me paraître assez bons » (custom made everything palatable and easy).
Dès le Kajaaga cependant, cette illusion d’invisibilité se dissipe ; on le menace, on le pille, et cette subite défaveur l’isole. Ses compagnons de fortune s’écartent de lui, ses gens veulent s’en retourner. Il craint même de s’acheter à manger, de peur d’inviter de nouvelles rapines des gens du roi. « Vers le soir, dit-il, j’étais assis tristement occupé à réfléchir, lorsqu’une vieille femme esclave passa avec un panier sur la tête. Elle me demanda si j’avais dîné. Comme je crus qu’elle voulait se moquer de moi, je ne lui répondis pas. Mais mon domestique, qui était assis à mes côtés, parla pour moi, et lui dit que des gens envoyés par le roi m’avaient dérobé tout mon argent. La bonne femme paraissait extrêmement touchée de mon désastre, mit son panier à terre, et me montrant qu’il contenait des pistaches, elle me demanda si je pouvais en manger. Je lui dis que oui. Aussitôt elle m’en donna quelques poignées, et s’éloigna avant que j’eusse le temps de la remercier d’un secours venu si à propos. »
Cette rencontre en annonce d’autres. A mesure qu’il pénètre plus avant, le mieux qu’il puisse espérer des souverains, c’est qu’ils ne l’arrêtent pas ; le dénuement le plus extrême ne suffit pas à le rabattre en deçà du soupçon de vouloir s’introduire par effraction dans leur histoire. Au sortir de sa captivité de Ludamar, il n’a plus d’interprète ni de domestique ; désormais seul et pauvre, il ne survit que par l’aide que lui consentent les gens du pays. Il trouve surtout secours auprès de ceux qui n’ont prise sur rien ni personne, qui ne disposent d’aucune expérience leur permettant de le situer en tant qu’Européen, et ne peuvent donc, s’ils ne le relèguent pas hors de l’espèce humaine, que voir en lui un semblable, faisant écho à ce dont Park pour sa part est tôt convaincu : « Quelle que soit la différence qui existe entre le Nègre et l’Européen, dans la conformation de leurs traits et dans la couleur de leur peau, il n’y en a aucune dans les douces affections et les sentiments que la nature leur inspire à l’un et à l’autre. »
On l’a parfois pris pour un être surnaturel ; plus souvent pour un sous-homme auprès de qui toutes les privautés sont permises. Mais d’autres Africains n’ont vu en lui qu’un homme ; des esclaves surtout, et des femmes de toute condition. « Les hommes m’ont quelquefois bien accueilli, mais quelquefois très mal ; cela variait suivant le caractère particulier de ceux à qui je m’adressais. Chez quelques-uns, l’endurcissement produit par l’avarice, chez d’autres, l’aveuglement du fanatisme avaient fermé tout accès à la pitié. Je ne me rappelle pas un seul exemple de dureté de cœur chez les femmes. » La sphère d’action du plus pauvre des hommes libres amorce toujours quelque emprise sur le champ historique Musulman, porteur d’arme, producteur de tribut. Femmes et esclaves, gens sans histoire ou arrachés à la leur, sont restreints à l’espace quotidien ; qu’ils reçoivent Park ou le fuient, c’est avec naturel, et c’est tout naturellement que lui voit toutes choses à partir de l’espace quotidien. C’est ce qui donne à son récit, même aux chapitres intercalaires sur les mœurs et coutumes des peuples, dont la forme a quelque chose de convenu, et à ses remarques sur la guerre, la religion, l’esclavage, cette justesse de ton et cet air de fraîche vérité qui précèdent toute analyse et dont nulle analyse ne peut compenser l’absence.
Sur le chemin du retour, alors qu’il voyage en homme libre parmi une caravane d’esclaves que son bienfaiteur de Kamalia s’en va vendre aux comptoirs de Gambie, c’est encore avec les esclaves qu’il se retrouve. « Ces pauvres esclaves, accablés de bien plus de maux que moi, avaient eu pitié de mon sort. Souvent ils venaient d’eux-mêmes m’apporter de l’eau pour étancher ma soif ; le soir, ils rassemblaient des branches et des feuilles pour me préparer un lit, lorsque nous couchions en plein air. Nous nous quittâmes avec des témoignages réciproques de regret et de bienveillance des vœux et des prières étaient tout ce que je pouvais leur offrir ; et ce fut pour moi une consolation d’apprendre qu’ils savaient que je n’avais rien de plus à leur donner. »
Peu après, ce voyageur sans histoire réintègre les siens, pour redevenir quoi au juste ? qui lui permît d’avoir encore ce don à faire témoigner seul ou presque, entre le vide peuplé de songes, frangé de comptoirs des mappemondes de sa jeunesse et le vide que créera après sa mort la domination coloniale, d’une Afrique intérieure encore industrieuse et souveraine, où il s’est retrouvé parmi des vivants.
2. Le contraire d’un précurseur
A l’approche du terme de son récit, on s’attendrait à de la joie. Ce qui perce au contraire, c’est un grand désarroi, à mesure qu’émergeant de ce voyage hors de son temps il doit y rentrer et n’être plus que quelqu’un ; un jeune Européen, le semblable des traitants et capitaines négriers, mais rapportant un butin peut-être dérisoire : une liasse de notes dans le fond d’un chapeau.
L’accalmie
On l’avait cru mort. Il reste quelques mois à Londres ; on espère qu’il pourra rapidement livrer le compte rendu de son voyage, mais il a peu d’expérience de ce genre de travail, et on devra se contenter d’un simple résumé, en attendant qu’il termine chez lui le récit qui paraîtra en 1799 sous le titre
- Travels in the Interior Districts of Africa
Performed under the Direction and Patronage
of the African Association
in the Years 1795, 1796 and 1797
by Mungo Park, Surgeon [1]
titre aux allures d’épitaphe, où plane déjà le malentendu dont dans moins de dix ans il mourra.
Qu’est-ce que l’African Association ? Park lui-même n’en dira que quelques mots : « Je revins des Indes orientales en 1793. Peu de temps après mon retour, j’appris que la société qui s’était formée à Londres pour faire faire des découvertes dans l’intérieur de l’Afrique désirait trouver quelqu’un qui voulût pénétrer dans ce continent par la rivière de Gambie. » Fondée en 1788, l’African Association a pour membres ce que Park nomme « noblemen and gentlemen », appartenant à l’alliance de classes qui domine alors Angleterre et Ecosse : grands propriétaires terriens, bourgeoisie marchande et financière. Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’intérêt pour l’Afrique, dont les côtes nombre d’entre eux sont payés pour le savoir ont déjà été passablement fréquentées, mais l’intérêt pour l’intérieur.
Car cette aire africaine qu’il vient de parcourir, d’autres Européens y ont abordé avant Park ; s’ils n’ont pas été aussi loin, c’est aussi qu’ils n’avaient pas de raison de s’y risquer. Eux savaient ce qu’ils étaient venus faire : établir, puis entretenir des comptoirs fluviaux, anglais sur la Gambie, français sur le Sénégal, pour drainer vers la côte, par le relais de marchands africains en place et avec l’accord monnayé des souverains africains, gomme, cire, peaux, or et esclaves. Cent ans avant Park, Cornelius Hodges remontait la Gambie, continuant jusqu’à la Falemé ; André Bruë remontait le Sénégal jusqu’au Kajaaga. Cinquante ans avant Park ce réseau de comptoirs atlantiques est toujours en place, dont témoigne parmi d’autres le voyage d’affaires que fit en 1744 Pierre David, directeur de la Compagnie des Indes, au Kajaaga, pour aménager au mieux le système mercantile existant en consolidant son influence sur les princes des nations riveraines.
A partir des années 1750, les événements d’Europe et d’Amérique, guerres et révolutions où l’Angleterre et la France s’affrontent, feront cependant délaisser les comptoirs de Sénégambie. Ils dépérissent, pièces prises et reprises d’un conflit dont l’enjeu est ailleurs : même Saint-Louis que la France reprend aux Anglais en 1779, et James Fort sur la Gambie, que les Anglais n’ont pas pris la peine de reconstruire après l’avoir récupéré en 1783. La traite atlantique est loin d’être morte ; elle n’a fait que se déplacer vers le sud, vers les comptoirs de Gold Coast ou de Cameroun. Mais les membres de l’African Association, qu’ils soient abolitionnistes ou propriétaires de plantations aux Antilles, savent reconnaître une tendance. Ce sont les changements profonds intervenus en Grande-Bretagne même, qui les amènent à se pencher en cette fin du dix-huitième siècle sur l’arrière-pays mystérieux des comptoirs délaissés de Sénégambie : un des derniers espaces vides de la carte du monde, où miroite parmi les méandres d’un grand fleuve inconnu la richesse des cités commerçantes du Sahel sud.
Faisant partie de l’élite marchande et financière d’un pays que domine pourtant encore la East India Company, ils se rendent compte que la jeune industrie britannique, née du mercantilisme, tend désormais à l’emporter sur celui-ci. Ce qu’il lui faut désormais, ce sont des marchés et des matières premières, plutôt que le monopole d’un négoce d’outre-mer favorisant l’accumulation de la richesse-argent. L’industrie textile, cotonnière surtout, sur laquelle est fondé ce premier essor industriel, s’est assuré une source de matière première au sud des Etats-Unis, où la société esclavagiste semble en mesure de se perpétuer d’elle-même ; elle ne dépend plus des plantations antillaises, qui ne constituent qu’un piètre marché pour ses produits. La traite n’est plus essentielle. Il faut à l’Angleterre une autre Amérique ; comme il lui faudra bientôt une autre Inde, artisanat textile détruit. Les messieurs de l’African Association pressentent qu’il serait bon qu’elle ait (et empêche la France d’avoir) une autre Afrique. Mais l’Afrique ne semble encore ni dépeuplée, ni soumise ; on la suppose dense, farouche, policée. Le temps des explorateurs, celui des centurions n’est pas encore venu. Pour s’orienter en Afrique, on fera appel à une espèce presque désuète : les voyageurs.
L’aventurier américain Ledyard, ancien compagnon du capitaine Cook, meurt au Caire en début de mission ; Lucas, qui représente l’Angleterre au Maroc après y avoir été captif dans sa jeunesse, échoue dans sa tentative de traversée de nord en sud du Sahara. En 1790 le major Houghton se porte volontaire pour gagner le Niger à partir de la Gambie ; il disparaît. L’African Association décide de renouveler cette tentative, et agrée l’offre de Mungo Park, « natif de l’Ecosse, ayant une formation médicale... et des connaissances en histoire naturelle ».
C’est donc par temps d’accalmie, de vacance européenne qu’il aborde une Afrique qui paraît neuve à son regard, ce regard libre et neuf posé sur les êtres et les paysages comme pour vérifier une mémoire antérieure, celle du matin du monde et d’un Créateur épars parmi sa création ; le regard qui lui fit rapporter pour tout butin, d’un premier et morne voyage aux Indes comme assistant-chirurgien à bord d’un vaisseau de la East India Company, une vingtaine de discrètes aquarelles représentant de nouvelles espèces de poissons. C’est une mesure de la probité de ce regard sans œillères que l’on puisse reconnaître aujourd’hui, comme prise dans l’ambre d’un récit qui est d’abord celui d’une rencontre hors de l’histoire, l’empreinte d’un moment historique : dans le jeu des marchands itinérants, mandingues, soninké, maures, défendant un rôle instable d’intermédiaires commerciaux, entre Sénégambie et Sahel, entre les comptoirs en déclin de la côte et les centres actifs du commerce transsaharien ; dans l’accueil divers des souverains, les conflits et alliances entre nations ; dans les multiples visages de l’Islam. Park ne reconnaît pas dans cette actualité les traces du reflux de la traite. Cette histoire pas naturelle, il lui semble l’avoir laissée derrière lui, lorsque tournant le dos à l’aimable marchand d’esclaves Laidley il s’est enfoncé dans un champ historique autre, où tout se fait entre Africains. Encore moins peut-il prévoir la montée d’un autre raz-de-marée atlantique, qui viendra confirmer les craintes des marchands, des souverains, des faiseurs d’histoire africains. Ce sont eux qui ont raison. Mais pas contre Mungo Park, qui est tout le contraire d’un précurseur.
Que lui demandait, en effet, l’African Association ? Il le dit bien : « Mes instructions étaient simples et concises. Elles m’enjoignaient de me rendre jusqu’aux bords du Niger... Elles me recommandaient de tâcher de connaître exactement le cours de ce fleuve, depuis son embouchure jusqu’à sa source ; de visiter les principales villes du pays qu’il arrose, surtout Tombouctou et Houssa... » A quelles fins ? Il donne une réponse indirecte, lorsqu’il dit qu’il n’attend de marques particulières de satisfaction de l’Association, hormis son salaire de quinze shillings par jour, qu’au cas où il réussirait à faire mieux connaître à ses compatriotes la géographie de l’Afrique, « et à ouvrir à leur ambition, à leur commerce, à leur industrie de nouvelles sources de richesses ». Mais ce qu’il a énoncé d’abord, ce sont ses raisons à lui d’entreprendre ce voyage : « Je désirais passionnément d’observer les productions d’un pays si peu fréquenté, et de connaître par moi-même (to become experimentally acquainted with) les mœurs et le caractère de ses habitants. » Ses propres désirs sont d’un autre ordre que ceux qu’il attribue à bon escient à l’African Association ; et ce n’est que ses propres désirs que ce voyage a pu satisfaire.
Certes, il est parvenu jusqu’au Niger ; mais cette découverte n’en est pas une, comme il le reconnaît explicitement et sans gêne dès l’avoir racontée. Quant aux productions du pays, ce qu’il dit de l’or et de l’ivoire est de nature à décourager tout fol espoir. Pour le reste, le mil, le maïs, l’élevage prospère du Bondou, le fer des fonderies de Kamalia, ou les arbres auxquels le nom de Park est scientifiquement associé, le karité, Butyrospermum paradoxum, sous-espèce Parkii, qui fournit une matière grasse végétale, et le mimosa pourpre Parkia biglobosa dont les gousses renferment une pulpe farineuse, aliment de disette le pauvre prestige qu’auraient pu avoir ces choses est d’un temps révolu. Ce ne sont pas là les nouvelles sources de richesses qu’espère l’Association. Ce qu’il dit sur les mœurs et le caractère des habitants de l’Afrique intérieure, et sa façon de le dire, est de nature à leur paraître oiseux ou encombrant. Sur la question du jour, celle de la traite des esclaves, qui divise l’Association, ce qu’il dit ne peut plaire à personne : ni aux abolitionnistes, dont il dérange le philanthropisme en montrant que la condition d’esclave est enracinée en Afrique intérieure, et qui lui reprocheront vivement d’avoir écrit que l’effet de l’abolition de la traite « ne serait ni si avantageux, ni si considérable que plusieurs gens de bien aiment à se le persuader » ; ni aux pro-esclavagistes, parce que son témoignage montre qu’en Afrique la condition d’esclave relève d’un rapport social que subvertit la traite en transformant des hommes en choses. Il fait voir, au-delà du débat, ce dont on parle.
La mission profonde de Park, la sienne propre et la seule qu’il ait réussie, c’était de n’en avoir aucune. S’il s’est reconnu en Afrique auprès des gens de peu, c’est qu’il est leur semblable. Il n’est pas du monde des messieurs qui l’ont envoyé, possédants et faiseurs d’histoire ; les hôtesses de la bonne société de Londres s’en sont vite aperçues, qui le trouvent lourd, taciturne et pour tout dire ennuyeux. S’il a pu se faire transparent devant les puissants d’Afrique, c’est qu’il est né tel qu’il se retrouve : sans situation, sans substance, sans prise réelle sur l’avenir. Sous l’accalmie d’Ecosse, son espace quotidien retrouvé, court le courant qui bientôt l’emportera.
L’impasse
Il retourne dès qu’il le peut à la ferme de Foulshiels, sur la rivière Yarrow, un peu en amont de la bourgade de Selkirk ; dans les Borders, pays de collines du sud de l’Ecosse, entre Edimbourg et la frontière anglaise. C’est un pays d’élevage. Si une petite partie des terres de Foulshiels, en vallée, est cultivable, les hautes terres servent de pâturage : une dizaine de têtes de bétail et quelques sept cents moutons, à l’époque où le père Park était dans la force de l’âge et la laine se vendait bien ; c’était une exploitation modestement prospère. Le père est mort avant que Mungo ne parte pour l’Afrique, et la maison, elle, n’est que modeste : quinze mètres par sept, des murs d’argile. C’est là qu’il est né en 1771, le septième de treize enfants dont huit ont atteint l’âge adulte.
La ferme de Foulshiels appartient au duc de Buccleuch, propriétaire de plus du tiers des terres du Selkirkshire, valant alors plus de vingt-huit mille livres ; il est membre de l’African Association dont Park n’est qu’un employé. Une vingtaine d’autres gros propriétaires et une vingtaine de propriétaires moyens se partagent le reste du Selkirkshire. Depuis le début du siècle, le prix des terres monte dans tout le sud de l’Ecosse. Les propriétaires, suivant l’exemple anglais, cherchent à moderniser leurs exploitations, et ceux qui n’y arrivent pas cèdent souvent la place à de nouveaux venus : négociants en tabac de Glasgow, aventuriers ayant fait fortune aux Indes ou aux Antilles, profiteurs de guerre, tous ceux qui grâce aux possibilités commerciales ouvertes par l’union de l’Ecosse et l’Angleterre en 1707 peuvent acquérir des terres en même temps qu’ils investissent dans les industries naissantes.
Les baux augmentent aussi. De nombreux fermiers sont écartés, relégués au rang d’ouvriers agricoles, et les fermes sont regroupées entre les mains des plus dynamiques. Ce changement est bien entamé au temps de la jeunesse de Park, encore qu’adouci par le bon prix de la laine et la demande soutenue de main-d’œuvre rurale qui permet aux fermiers déplacés d’éviter le salariat industriel, qui leur semble un servage et l’est parfois (ainsi jusqu’en 1799 les mineurs sont en Ecosse légalement serfs à vie, avec leurs femmes et enfants). Le pasteur de Selkirk écrit dans les années 1790 : « Il est pénible de voir, comme dans cette paroisse, une seule personne louer une propriété qui en faisait auparavant vivre cent. » Et une Vie anonyme de Park, publiée en 1835, dira que son père « appartenait à cette classe estimable de tenanciers qui existe encore dans les confins d’Ettrick Forest, mais qui dans d’autres contrées est en passe d’être éliminée par le système de fermes à grande superficie, dont l’exploitation exige un capital considérable ».
Un fils Park seulement peut espérer reprendre le bail de Foulshiels, qui ne peut faire vivre qu’une famille. Pour les autres, une seule façon de s’en sortir : l’instruction. A cette époque et dans cette région de l’Ecosse, elle est encore assez largement accessible. Un précepteur enseigne à domicile les rudiments ; puis il y a l’école de Selkirk. Mungo est bon élève. Le père voudrait qu’il devienne pasteur, mais lui préfère la médecine, qu’il étudie d’abord en apprentissage chez le docteur Anderson à Selkirk, puis à l’université d’Edimbourg où il s’intéresse particulièrement à la botanique. On dira de lui par la suite qu’il était sobre, amène, studieux sans excès, pieux avec naturel, aimant comme tout un chacun et sans doute plus que d’autres les vieilles chansons des Borders et les paysages qu’elles chantent, the bonnie banks of Yarrow ; tel en somme qu’on l’entrevoit dans son récit, et tout aussi absent. En tout cas, un jeune homme sans histoire ; sans antécédents ni appuis pour sortir d’une classe sur le déclin. Mais il a de la chance. Le mari de sa sœur aînée, James Dickson, comme eux issu d’une famille de petits fermiers des Borders mais sensiblement plus âgé, s’est forgé une situation de grainetier à Londres, et a pu poursuivre des recherches en botanique grâce à l’appui d’un mécène : Sir Joseph Banks, riche propriétaire terrien et promoteur de travaux scientifiques, président de la Royal Society et trésorier de l’African Association. C’est par Sir Joseph que Park a eu son premier poste, comme assistant-chirurgien à bord d’un navire de la East India Company ; c’est par lui aussi qu’il est parti pour l’Afrique.
A présent, le voici de retour en Ecosse. La rédaction de son livre l’occupe quelque temps. Le livre a du succès, qu’il est peut-être permis d’attribuer à ce qui le distingue : la qualité du regard. Dès 1799 paraît la traduction française que voici (qui se ressent de cette hâte, et trahit souvent la clarté de pensée et de langage de l’original). Ce succès, dont il n’aime pas qu’on lui parle, non plus que de son voyage même, lui apporte de quoi vivre quelque temps sans travailler. C’est ce qu’il fera ; c’est un sursis, sinon un remède au désarroi où le plonge l’avenir.
Sir Joseph lui a bien proposé, dès son retour, de partir comme explorateur en Australie où s’installent alors les premières colonies de forçats. Mais il refuse ; comme l’écrit James Dickson à Sir Joseph vexé : « Il est question d’un amour en Ecosse, et sans argent dans l’affaire (quel dommage qu’un homme qui pourrait servir son pays fasse une bêtise pareille). » En août 1799, Park épouse Alison, fille du docteur Anderson. Jusqu’en 1801 il reste dans la maison de Foulshiels, avec sa femme, bientôt des enfants, sa mère et son frère John ; sans rien faire, sans rien voir venir, comme s’il s’agrippait désespérément au monde de sa jeunesse.
Il songe à prendre une ferme ; mais le bail en est trop élevé. Il se résigne alors à pratiquer la médecine, et s’installe dans la morne petite ville de Peebles, non loin de Selkirk. Il y a déjà un médecin en place, mais il est vieux ; ce qui reviendra d’abord à Park, c’est la clientèle des campagnes d’alentour, les longues chevauchées des nuits d’hiver. En ce début du dix-neuvième siècle, les temps sont durs, en Ecosse, pour ceux qui les subissent. La demande de main-d’œuvre rurale a diminué ; il y a eu plusieurs mauvaises récoltes. De petites gens des Borders vont rejoindre dans les taudis de Glasgow centre de l’industrie écossaise, dans les rangs de l’armée ou les cales de l’émigration les gens de langue gaélique des clans des Highlands, des hautes terres, que leurs chefs héréditaires devenus aristocrates anglicisés exploitent à merci et recrutent pour aller mourir aux tropiques, avant de les chasser de leurs terres pour faire place à l’élevage de moutons. C’est dans une incompréhension réciproque totale que des foules ont applaudi les mutineries de soldats des Highlands, pauvres soubresauts de révolte à la répression desquels a participé le régiment levé dans les Borders par le duc de Buccleuch. Le ferment des idées de la Révolution française ne circule plus guère parmi les artisans.
Park n’a rien à voir dans tout cela. Il soigne avec dévouement une clientèle souvent trop pauvre pour le payer ; il prend un verre de bière avec la petite bourgeoisie de Peebles ; il fréquente la bonne société, le philosophe Adam Ferguson, le romancier Sir Walter Scott qui a son âge et dont il est devenu l’ami. Mais les Lumières écossaises s’éteignent ; cette société figée, son histoire propre suspendue, s’étiole dans la nostalgie d’un passé révolu. Dans un pays où le passé devient mythe, l’avenir ne peut être qu’un rêve d’ailleurs. Il semble à Park que le cours de sa propre vie est suspendu, qu’il s’use dans la routine et les intempéries. En 1803, il accepte une mission pour l’Afrique.
Il ne recommencera pas son premier voyage. Cette fois, il ne sera pas un voyageur sans histoire, mais un représentant officiel du gouvernement britannique. On pense toujours en haut lieu que l’intérieur de l’Afrique offre de réelles possibilités commerciales, et l’on craint de voir la France y mettre pied. Park agrée la mission dont le charge le Colonial Office : sonder les chances d’ouvrir de nouveaux marchés, ainsi qu’implanter une présence britannique sur le Niger, et explorer le cours de ce fleuve, dont on ignore toujours s’il se jette dans la mer ou dans un lac. S’il réussit à ramener une carte du cours du Niger, il recevra trois mille livres sterling ; qui iront à sa famille s’il meurt en route. Ce n’est pas par manque d’amour que, comme le font dans bien des pays les hommes qui s’en vont travailler au loin, il est parti de chez lui un jour comme s’il allait à Edimbourg, sans dire qu’il partait pour de bon.
Après bien des délais dus aux pesanteurs de la bureaucratie officielle, Park embarque en janvier 1805, accompagné de son beau-frère Alexander Anderson et d’un autre ami d’enfance, George Scott. Il affiche un parfait optimisme, écrivant de Gorée à sa femme : « L’espoir de passer le reste de ma vie avec ma femme et mes enfants me rendra toutes choses faciles. » Mais dès le début il souffle sur cette entreprise comme un vent de démence, ou de désespoir.
On dirait que Park s’applique avec rage à faire tout le contraire de ce qu’il a fait lors de son premier voyage, comme pour en abolir ou en préserver intact le souvenir, il était seul et libre en compagnie d’Africains ; cette fois il sera à la tête d’une troupe de soldats de la garnison britannique de Gorée (l’île est depuis 1800 aux mains des Anglais), trente-quatre hommes et trois officiers dont lui-même qui a reçu le rang de colonel, et on n’a trouvé qu’un seul Africain, un marchand soninké, qui consente à l’accompagner jusqu’au Niger. Il avait pris soin de partir vers l’intérieur en début de saison sèche ; cette fois, ce n’est qu’à la fin d’avril, donc peu avant la saison des pluies, que la colonne s’ébranle, avec ses soldats ignares ravis d’échapper à l’ennui mortel de Gorée, ses quarante et quelques ânes chargés de provisions et de marchandises. Trop nombreux pour être reçus dans les villages, ils n’ont guère de contacts avec les gens du pays ; Park s’isole farouchement au sein de sa troupe armée, trop peu nombreuse toutefois et bientôt trop affaiblie pour écarter les pillards. Ils ont emprunté un itinéraire nouveau, passant au nord du chemin qu’avait suivi Park au retour de son premier voyage ; les pluies les surprennent peu après le passage de la Falemé. Les soldats tombent malades, fièvres et dysenteries ; l’un après l’autre meurt, ou est abandonné mourant aux soins du chef du village le plus proche. George Scott aussi meurt en route ; Alexander Anderson meurt à Sansanding, peu après leur arrivée sur les rives du Niger. Au mois d’octobre 1805, ils ne seront plus que cinq Européens en vie : Park, le peu fiable lieutenant Martyn et trois soldats. Cependant Park construit de ses mains une pirogue à voile, baptisée H. M. S. Joliba, et remet au marchand soninké qui s’en retourne en Gambie son journal, plat comme un constat, et quelques lettres dont une à sa femme : « ... Il est vrai que mes chers amis Mr. Anderson et George Scott ont tous deux pris congé des choses de ce monde ; et la plupart des soldats sont morts en chemin pendant la saison des pluies ; mais croyez-moi, je suis en bonne santé. La saison des pluies a pris fin, et il n’y a plus de danger de maladie ; et l’entourage qui me reste suffira à me protéger de toute attaque pendant notre descente du fleuve. (...) A partir de ce matin, nous n’aurons plus aucun contact avec les indigènes ; nous faisons voile pour la côte. »
Longtemps on n’aura plus de nouvelles. Puis on apprendra peu à peu, à travers des informations contradictoires, qu’après avoir parcouru près de deux mille kilomètres sur le Niger, repoussant les armes à la main toute approche des riverains, attaqués ou croyant l’être, Park et ses compagnons sont morts noyés.
A l’orée de son premier voyage, il est l’héritier de mappemondes où l’Afrique intérieure est souverainement inconnue ; à sa quête répond l’assurance de ces Africains qui rejettent comme « mensonge de Blancs » le peu qu’il leur rapporte d’un ailleurs d’où ils auraient quelque chose à apprendre. Mais au terme déjà de ce premier voyage, lorsque lui, hier, pauvre et malade, il revêt avec ses habits l’ascendant du savoir-faire d’Europe, son bienfaiteur d’hier murmure tristement : « Les hommes noirs ne sont rien. » Et lorsque son second voyage s’abîmera dans la violence, on croira entendre déjà ce que dira cent ans plus tard un autre voyageur, Charlie Marlow, d’une autre aire africaine : « Elle avait cessé d’être un espace vide au délicieux mystère une tache blanche sur laquelle un enfant pouvait faire des rêves de gloire. Elle était devenue un lieu de ténèbres. » Décrivant « large comme la Tamise l’est à Westminster » le Niger de son premier voyage, Park le pare des prestiges qu’avait eus Londres pour un garçon des campagnes écossaises. Dix ans plus tard, ce qui l’entraînera, c’est la mission reçue de Westminster ; c’est dans la Tamise, cœur des ténèbres, qu’il se noiera. Il mourra comme le Kurtz de Conrad, cette figure de proue de l’Europe moderne, de sa propre démesure face à un peuple de bêtes et une nature spoliée.
C’est ainsi masqué qu’on le fera entrer dans l’histoire. Tout ce qu’on sait de lui dément cette figure, où les siens n’ont jamais voulu le reconnaître ; Alison Park mourra sans avoir voulu croire que son mari était mort, et leur fils Thomas partira à vingt-quatre ans, en 1827, à la recherche de son père, mourant de maladie peu après son arrivée à Accra. Elle est démentie surtout par le livre que voici, le récit de son premier voyage ; pour ménager à Park une place de martyr, l’hagiographie coloniale britannique enveloppera ce texte transparent de gloses et paraphrases tendancieuses, comme pour dissimuler l’image d’une Afrique industrieuse et souveraine qui en est le cœur lumineux.
Longtemps après cette mort inutile, on se désintéressera de l’Afrique. Ceux qui à partir des années 1850 pénètrent là où Park a voyagé, s’appellent Raffenel, Mage, Faidherbe, les premiers d’une séquelle de centurions venus briser la souveraineté africaine. Cent ans après Park commencera le règne des administrateurs coloniaux, transformant les nations vaincues en ethnies sans histoire. En Afrique intérieure, là où Park a trouvé le champ historique le plus dense, actif et prospère, la présence-absence coloniale fera de nouveau le vide : échanges interrompus, commerce démantelé, agriculture délaissée ou déviée, populations rabattues sur l’espace domestique, travailleurs drainés par l’émigration vers les zones côtières de mise en valeur. De ce qui semble n’avoir pas changé, la vie s’en est retirée. Cent cinquante ans après Park, viendra le temps des experts. Et si cette Ecosse semble avoir peu changé, que contemple du haut de son piédestal à Selkirk une bien laide statue de Park, c’est qu’elle est figée dans une stagnation mortelle, d’où beaucoup sont partis pour se faire déracineurs : ingénieurs, théoriciens, intendants du capitalisme agraire et industriel, puis de l’Empire britannique ; tandis que la classe ouvrière écossaise, avec sa forte proportion d’immigrés des Highlands et d’Irlande, payait d’une misère sans nom l’essor instable de l’industrie lourde.
Park n’a pas de place dans l’histoire. Ses découvertes n’en étaient pas ; les chemins qu’il a tracés n’ont mené nulle part. S’il s’est trompé, il l’a payé ; comme dit le psaume, il a rendu ce qu’il n’a jamais pris. De ce Voyage entre deux siècles, deux marées, deux Europes, il n’a ramené que quelques plantes depuis longtemps desséchées dans un musée de Londres, et ce récit sauvé du temps : ce livre à lire. Encore faut-il y porter en exergue que Park n’est pas notre contemporain ; que plus personne n’aura jamais son regard ; qu’à céder à la douceur de croire qu’on puisse être, en Afrique ou ailleurs, voyageur sans histoire, nous ne retrouverions, au mieux, que sa mort.
Adrian Adams
Je remercie John D. Hargreaves, professeur d’histoire à l’université d’Aberdeen, et Graham Elrick, à qui je dois d’avoir pu entrevoir d’Afrique l’Ecosse de Park. Les documents qu’ils m’ont fournis ont pu être utilement complétés par le dernier en date et sans doute le meilleur des livres sur Park, Mungo Park the African Traveller de Kenneth Lupton.
A. A.
[1] « Voyage dans les districts intérieurs de l’Afrique, réalisé sous la direction et le patronage de l’African Association au cours des années 1795, 1796 et 1797 par Mungo Park, chirurgien. » (NdT)
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