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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La philosophie de la nature dans l’art d’extrême-orient (1910)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'oeuvre de Raphael Petrucci (1872-1917), La philosophie de la nature dans l’art d’extrême-orient. Reproduction en fac similé par Librairie You-Feng, septembre 2004, 160 pages. Première édition : Librairie Renouard - Henri Laurens, Paris, 1910. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

Lorsque l’on jette un regard, même superficiel, sur les œuvres d’art de l’Extrême-Orient, qu’elles soient chinoises ou japonaises, on est tout d’abord frappé par une pénétration subtile de la nature. Les choses nous apparaissent alors sous un aspect inaccoutumé. Nous portons encore, dans notre psychologie européenne, la tradition par laquelle l’homme a fait de lui-même le centre du monde. C’est à peine si nous nous évadons de la prison où des conceptions absurdes nous avaient enfermés ; il n’y a pas bien longtemps que nous avons ouvert les yeux sur les beautés du paysage, la vie curieuse de l’animal. Mais il nous reste bien des préjugés à vaincre. Nous sommes loin de voir dans la bête l’être qu’une destinée puissante dirige dans les voies de la conscience et de l’inconscience comme elle dirige aussi ces efforts orgueilleux où nous faisons à l’intelligence et à la volonté une part exagérée. Nous sommes peu préparés encore à nous libérer d’un point de vue anthropocentrique par lequel nous nous trouvons étrangement limités. Cependant, quand on voit dans sa plénitude l’harmonieux lacis par lequel les phéno­mènes de la nature s’entrecroisent ; quand on se penche sur l’animal, que l’on étudie ses mœurs, que l’on se donne la peine de comprendre ses activités, on est étonné des idées plus larges qui s’ouvrent, des habitudes qui s’expliquent, de tout ce phénomène psychologique, individuel et social que l’immensité des choses commente avec une clarté singulière. Pour l’entrevoir, il suffit de faire abstraction un instant des croyances opprimantes et des préjugés qui leur ont survécu.

Les Orientaux de l’Extrême-Asie n’ont point connu cette prison de laquelle nous avons tant de peine à nous évader. Rien n’est venu limiter chez eux la faculté de saisir les activités multiformes du monde, de les comprendre et de les exprimer. Aussi, à la base de leur civilisation tout entière, trouvons-nous une conception de la relativité des choses retentissant aussi bien sur leurs cadres sociaux, leur structure psychologique, leurs idées philosophiques ou religieuses, que sur l’ensemble de leur art. Ils ont compris la place exacte de l’homme dans la nature ; ils ont saisi le mouvement divers des destinées ; le monde leur est apparu, non point comme un élément incomplet, soumis à leur orgueil par un créateur absolu, mais comme un ensemble frémissant dont la vie s’écoulait, avec ses subtilités, ses beautés et ses douleurs, dans une activité géante. Au delà d’elle, ils ont su entrevoir la présence de ce principe énorme, qui domine l’immensité, dont la conscience n’a qu’un soupçon et que la pensée ne peut définir ; le sentiment d’autrefois l’a divinisé ; notre premier effort l’a réduit à la taille de nos dieux. Pour l’Orient, au contraire, il représente une loi fixant le plan des choses ; dans le cycle de la naissance et de la mort, au delà du relatif dans lequel nous sommes enfermés, il entraîne l’univers tout entier vers un avenir obscur comme les origines, ténébreux comme elles et, comme elles, inaccessible. 

Telle est la conclusion à laquelle on aboutit lorsque, après une vue superficielle de l’Art d’Extrême‑Orient, on s’est trouvé conduit à pénétrer son histoire. Le charme extérieur attire ; puis, à mesure que la séduction s’exerce, il entraîne toujours plus loin, dans la voie d’une spiritualité singulière. Il ne s’est jamais posé d’autre but que de dégager de la grossièreté des apparences, l’âme universelle. Il y a quelque chose d’émouvant dans cette palpitation soutenue, dans ce frémissement sublime jaillissant ainsi des œuvres accumulées. A mesure que, au cours de l’étude, elles ajoutent leurs beautés diverses, elles finissent par composer un ensemble où l’histoire de la pensée orientale surgit dans cette impressionnante unité que lui donne le travail séculaire des hommes. On part d’un bibelot très accessible où l’attitude, le mouvement, la structure, dégagent un charme pénétrant, et l’on finit par découvrir, derrière l’œuvre peinte ou sculptée, la vision magique d’un nouvel univers. C’est que « Tout est dans Tout » comme l’affirme la devise profonde des Gnostiques alexandrins ; même descendue dans la menue chose où s’exerce l’habileté d’un artisan, l’inspiration se fait sentir encore. Sous un aspect réduit elle laisse entrevoir ce qu’il y avait de géant dans son désir et dans son destin.

Nous avons à donner un sérieux effort si, avec notre puissante et lourde intelligence d’Occidentaux, nous voulons arriver à comprendre ce qui fait la grandeur et l’unité de l’Extrême-Orient. Nous devons nous dégager de notre culture traditionnelle, nous faire une psychologie nouvelle par le contact d’une philosophie dont l’esprit subtil et délié rappelle seulement la clairvoyance des heures les plus heureuses de la Grèce. Nous sommes habitués à juger par l’individuel ; car, d’une part, nos conceptions et nos idées accordent une part exagérée à l’individu ; et, d’autre part, notre évolution repousse ce qu’il y a de social en nous pour nous conduire vers un individualisme qui confine à la maladie. A notre instabilité sociale, à nos crises furieuses, faites de désirs inassouvis, d’ambitions personnelles et d’indiscipline, s’oppose le développement harmonique de la civilisation chinoise ou de la civilisation japonaise. Traversées de guerres et de massacres comme les nôtres, elles ne subissent point, pourtant, les soubresauts violents qui caractérisent notre évolution. L’ensemble est assez puissant pour digérer les apports nouveaux ; nulle part on n’a vu, nulle part on ne verra jamais des systèmes philosophiques comme ceux de Lao-tseu ou de K’ong-tseu, des systèmes religieux comme le Taoïsme, le Bouddhisme, le Shinntoïsme, des superstitions comme la géomancie et l’astrologie populaires, se composer en une harmonie qui laisse à la pensée humaine la même discipline, au sentiment de l’homme les mêmes objectifs et la même direction. 

Quelque étrangères que ces considérations puissent paraître au but poursuivi dans cette étude, elles ne s’y rapportent pas moins étroitement. L’art de l’Asie orientale est le reflet de cette évolution unitaire et parfaite ; il n’est point coupé, comme le nôtre, en plusieurs tronçons par des changements brusques et plusieurs révolutions de l’esprit. Il poursuit son destin avec ce calme, cette grandeur des fleuves asiatiques qui traversent de leurs flots innombrables l’immensité d’un continent. Il rejoint notre époque troublée avec cette même pensée sûre et profonde, cette même adoration de la nature connues dès les origines ; malgré ce travail séculaire, il ne paraît pas avoir épuisé encore les ressources qu’il porte dans l’étendue de sa culture. Plus étroitement que le nôtre, il tient à l’ensemble des idées et des conceptions édifiées par la sagesse asiatique sur la philosophie de la nature et, comme il a pénétré l’essence réelle des choses, il leur doit la fécondité iné­puisable et l’inépuisable variété de la vie. Tous les aspects de l’histoire se reflètent dans ses œuvres. On y trouve la glorification des êtres à demi fabuleux qui, aux premières périodes de la légende, constituèrent la civilisation chinoise. On y trouve les dieux, les demi-dieux et les génies du Taoïsme et du Bouddhisme, les grands disciples de K’ong-tseu et jusqu’aux êtres innombrables qu’inventa l’imagination du peuple. On y trouve plus : on y trouve une nature abondante et sereine, vue dans la profondeur de la contemplation philosophique, avec une netteté, une clairvoyance, une divination des aspects divers de l’âme universelle, telles, qu’aucune croyance, même la plus superstitieuse, n’a pu les faire fléchir. On y découvre non seulement les images extérieures d’une civilisation qui remplit le destin d’une moitié du monde, on y trouve aussi l’essentiel des principes qui ont dirigé sa culture ; on y trouve, enfin, cette culture, exprimée avec toute la magie que l’analyse la plus exercée peut donner à l’expression de la pensée. L’art de l’Extrême-Asie reflète le contenu de l’évolution qu’il caractérise ; par ses tendances à dégager l’esprit, à exprimer le sentiment profond, l’âme apparue dans la rêverie contemplative, il en reflète surtout le contenu intellectuel. C’est pourquoi on ne pourra pénétrer son essence si l’on n’étudie point la philosophie sur laquelle il repose. Elle seule peut en expliquer les créations. Quant à lui, par son appel au sentiment des hommes, par l’éveil qu’il donne à cette conscience obscure où se trouvent enfermées les expériences ancestrales, il devient le commentaire indispensable de ce savoir subtil conçu par les philosophes et que les mots rebelles, trop lourds pour des pensées aussi parfaites, ne surent exprimer qu’à demi.

Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 février 2006 18:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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