François Pillon
Claude Bernard
et l’école positiviste
(La Critique philosophique, VIIe année, 1878)
- Note introductive, par Bertrand Gibier
- “Claude Bernard. Sa conception de la vie comparée à celle de l’école positiviste”, In revue La Critique philosophique, N° 4, 21 février 1878, pp. 54-64.
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- “La Biologie selon Auguste Comte et selon Claude Bernard”, In revue La Critique philosophique, N° 5, 28 février 1878, pp. 72-77.
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- Appendice
- Notice nécrologique de François Pillon par Lionel Dauriac, in Revue philosophique, n° 1, 1915.
NOTE INTRODUCTIVE
Par Bertrand Gibier
Nous avons en quelque sorte exhumé deux articles, devenus pratiquement introuvables et totalement oubliés, de François Pillon, parus dans la revue fondée par Charles Renouvier et dont il était le collaborateur permanent.
Ils ont été rédigés à la mort de Claude Bernard en réaction à la tendance de certains positivistes à annexer ses travaux et à en nier l’originalité en ramenant ses avancées aux conceptions développées par Auguste Comte.
Ces deux articles constituent donc une mise au point sévère et nécessaire de ce qui distingue l’approche positiviste de la biologie et celle de Claude Bernard[1].
Le premier article s’oppose en particulier à la position de Charles Robin (1821-1885). Ce dernier fut fondateur en 1848 avec Louis-Auguste Segond, dans l’esprit du positivisme (ils furent tous deux reconnus par Auguste Comte comme ses disciples), de la Société de biologie ; Claude Bernard et lui en devinrent les premiers vice-présidents ; il fut avec Littré le maître d’œuvre d’un Dictionnaire de médecine paru en 1873 qui fit alors autorité.
Le second article entend insister lui aussi sur l’originalité de Claude Bernard par rapport à la conception positiviste de la biologie en rappelant la distance prise par Bernard concernant la portée des enseignements de l’anatomie dans la connaissance des phénomènes du vivant, à la différence de la position de Comte à cet égard dans son Cours[2].
De son côté, François Pillon était médecin de formation (mais il ne semble jamais avoir exercé), avant de se consacrer à la défense et à l’illustration de la philosophie criticiste de Renouvier.
C’est d’ailleurs à la suite d’une remarque d’un philosophe devenu quant à lui médecin que notre attention s’est portée vers les considérations de Pillon.
Lors d’un compte-rendu sur Claude Bernard and his place in the history of ideas de Reino Virtanen (paru dans la Revue d’histoire des sciences, n° 4, 1960), Georges Canguilhem[3] regrette qu’à propos de la confrontation des idées de Comte et de Bernard sur la nature et la portée de l’expérimentation en biologie, « l’auteur n’ait accordé aucune attention aux études si pertinentes que François Pillon a publiées sur ce point ». Il les mentionnent encore dans son article « Théorie et technique de l’expérimentation chez Claude Bernard » repris dans le recueil Études d’histoire et de philosophie des sciences.
Montreuil-sur-Mer, 2 mars 2018
Bertrand Gibier.
François Pillon
“Claude Bernard.
Sa conception de la vie comparée
à celle de l’école positiviste.”
In revue La Critique philosophique, N° 4, 21 février 1878, pp. 54-64.
La France vient de perdre le premier de ses physiologistes, j’oserais dire le premier physiologiste de notre époque, par la portée générale, et la fécondité de ses découvertes, si je parlais d’un Anglais ou d’un Allemand. Tous les journaux, dans les notices nécrologiques qu’ils lui consacrent, rendent hommage au génie scientifique de Claude Bernard. Comme l’a dit avec raison M. Gambetta, c’est « un inspirateur reconnu, un guide assuré, » qui est enlevé à la science, et « cette lumière, qui ne sera jamais remplacée, » est éteinte par une mort accidentelle et inattendue, alors qu’elle brillait encore de tout son éclat.
Quelques écrivains, qui croient sans doute que la méthode expérimentale a été inventée au XIXe siècle par Auguste Comte, profitent de l’occasion pour faire une petite manifestation .positiviste. L’un d’eux n’hésite pas à présenter Claude Bernard comme un disciple d’Auguste Comte, qui, par petitesse d’âme, n’a jamais nommé ni avoué son maître. C’est une des misères du journalisme quotidien qu’il serve trop souvent à faire circuler parmi les ignorants, comme vérités reçues, des jugements de cette force. On ne peut s’empêcher de regretter que la science soit quelquefois si mal représentée dans la presse même qui en fait le plus volontiers sonner le nom, et, qui oppose avec le plus de superbe cette nouvelle idole à la foi des théologiens et à la raison des métaphysiciens. Il est bon que les lecteurs de la Critique philosophique sachent ce qu’il faut penser du positivisme de Claude Bernard.
Je me propose de montrer, en cet article, que la conception de la vie, la philosophie biologique, à laquelle Claude Bernard a été conduit par ses expériences et ses méditations, est fort différente de celle que l’école matérialiste et l’école positiviste ont vulgarisée. La comparaison ne manque pas d’intérêt ; on la trouvera, je l’espère, concluante. Je commence par faire connaître exactement la conception des écoles positiviste et matérialiste.
Selon M. Charles Robin, un des représentants les plus distingués et les plus autorisés de ces écoles, la propriété de vivre est une conséquence de l’état statique des corps organisés. Il n’y a pas de vie, dit-il, sans corps organisé, mais il y a des corps organisés sans vie. L’idée de la vie ne doit donc entrer que conditionnellement dans la définition des corps organisés, qui peuvent être vivants ou non vivants. En effet, en supprimant, ou seulement en modifiant les conditions extérieures ou de milieu, la, propriété de vivre disparaît, mais l’organisation ne disparaît pas nécessairement. On voit que M. Robin, examinant la question des rapports de l’idée de vie et de l’idée d’organisation, trouve tout simple de résoudre cette question dans le sens organiciste. Dans laquelle des deux, de la vie et de l’organisation, faut-il voir la raison de l’autre ? M. Robin répond sans hésiter que la propriété de vivre est la conséquence de l’organisation, en d’autres termes, que l’organisation est la condition préalable, l’antécédent nécessaire de la vie. Et la raison qu’il en donne est qu’il n’y a pas de vie sans corps organisé, et qu’il y a des corps organisés sans vie ; en un mot, que les corps organisés peuvent être vivants on non vivants. La belle preuve ! De ce que l’organisation peut persister après la vie, a-t-on le droit de conclure qu’elle l’a précédée, qu’elle peut la précéder ? Quelle est l’observation, quelle est l’induction qui nous autorise à affirmer la formation d’un être organisé ou d’un appareil organique sans l’influence de la vie ?
« Pour subordonner l’idée de la vie à celle de l’organisation, dit M. Cournot, il faut supposer quelque chose qui échappe absolument à nos observations ; car, tandis que nous voyons clairement, dans tous les cas observables, que la vie se propage d’un être vivant à un autre, et que les organes, non seulement se nourrissent, croissent, mais en quelque sorte se pétrissent sous l’influence de la vie qui les anime, nous n’avons aucun moyen d’atteindre par nos observations ce fait, prétendu primitif, d’une formation organique opérée sans le concours d’aucun principe de vie, et d’où la vie jaillirait, uniquement par suite de la disposition de pièces organiques [4]. » Il n’est pas nécessaire, ajouterai-je, de repousser la génération spontanée, pour voir dans l’organisation le produit de la vie. Même spontanée, la génération ne peut s’expliquer que par l’action d’affinités spéciales organisant la matière, c’est-à-dire produisant ce mode de groupement des molécules, de cristallisation sui generis, que Raspail et Schwann ont appelé cristallisation vésiculaire. Or, c’est l’action organisatrice de ces affinités spéciales, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle s’exerce, que j’appelle et que je suis fondé à appeler action vitale, parce que c’est cette même action qui se continue dans tous les actes et les fonctions de la vie, dans la nutrition, dans le développement et dans la génération ordinaire.
M. Robin et l’école positiviste subordonnent l’idée de vie à l’idée d’organisation, parce qu’ils subordonnent l’idée de force à celle de matière, parce qu’ils subordonnent l’état dynamique à l’état statique. Il serait facile, mais ce n’est pas ici le lieu, de, montrer que l’idée de matière se résout nécessairement, pour le philosophe, qui l’analyse, en celle d’étendue et en celle de force, et que celle-ci est, fondamentale et possède seule une valeur objective. Sans sortir du terrain .biologique, nous disons : Naître, c’est-à-dire s’organiser, appartient incontestablement à l’état dynamique ; c’est le premier moment de l’action vitale, c’est la vie en la plus essentielle de ses manifestations. Or, qui viendra dire sérieusement que la propriété de naître, de s’organiser, dépend de l’état statique, c’est-à-dire qu’elle est la conséquence de l’organisation ? La propriété de naître ! M. Robin pousse l’horreur de la métaphysique, l’amour de la positivité, le besoin et le parti pris de substituer les propriétés aux forces, jusqu’à employer cette plaisante expression dans ses cours et dans ses livres. Mais qui ne voit la contradiction qu’elle renferme et le témoignage qu’elle porte contre la thèse positiviste et matérialiste ?
Il y a en biologie deux états dynamiques que l’école positiviste n’a pas su distinguer ni mettre au rang qui leur convient : l’un qui consiste dans l’évolution vitale à partir de la création organisatrice, et qui forme le domaine de l’embryogénie et de l’organogénie ; l’autre qui consiste dans les fonctionnement, l’activité de l’appareil organique, et qui appartient à la physiologie descriptive, à la physiologie des fonctions. La connaissance des éléments anatomiques, de leur genèse, de leur développement, a même fait passer du second au premier la nutrition et les secrétions. Or, il est évident que le dynamisme créateur, organisateur, évolutif, domine le dynamisme fonctionnel ; il ne l’est pas moins que, si celui-ci est la conséquence de l’organisation, conséquence qui même, dans telles conditions, peut cesser d’être nécessaire, celui-là en est le principe, et constitue essentiellement la vie. L’erreur d’Auguste Comte et de ses disciples est d’avoir envisagé l’état dynamique, en biologie, à peu près exclusivement, comme la mise en mouvement, en activité, d’une sorte de machine préexistante, et de n’avoir pas accordé l’importance qu’il mérite à ce devenir continu de l’organisme, qui détermine sans cesse l’état statique, et par là même a sur lui une prépondérance incontestable. Cette conception étroite et mécanique de la vie a lieu de surprendre chez l’auteur du Cours de philosophie positive, si l’on songe que ce qu’il appelle état dynamique en sociologie, c’est précisément le développement historique des sociétés, c’est-à-dire ce qui devrait, il semble, correspondre exactement, à ses yeux, à l’évolution vitale.
En même temps qu’elle subordonne l’idée de vie à celle d’organisation, l’école positiviste réduit la vie végétative ou organique à un ensemble de phénomènes chimiques, et n’y laisse aucune place à la téléologie. C’est un autre point caractéristique à signaler dans sa conception de la vie. On sait que, depuis Bichat, c’est surtout le double mouvement qui compose et décompose sans cesse l’être vivant, le fait circulaire d’assimilation et de désassimilation que les physiologistes ont introduit dans leur définition de la vie : « Si, pour nous faire une juste idée de l’essence de la vie, nous la considérons, dit Cuvier, dans les êtres où ses effets sont les plus simples, nous nous apercevrons promptement qu’elle consiste dans la faculté qu’ont certaines combinaisons corporelles de durer pendant un temps et sous une forme déterminée, en attirant sans cesse dans leur composition une partie des substances environnantes, et en rendant aux éléments des portions de leur propre substance. La vie est donc un tourbillon plus ou moins rapide, plus ou moins compliqué, dont la direction est constante, et qui entraîne toujours les molécules de même espèce, où ces molécules entrent et d’où elles sortent continuellement, de manière que la forme du corps vivant lui est plus essentielle que sa matière. »
Cuvier avait très bien vu deux choses : 1° que le phénomène qui caractérise universellement les êtres vivants, est celui du double mouvement général et continu de composition et de décomposition que présentent ces êtres ; 2° que ce double mouvement est tout à fait intime et moléculaire, que nos sens ne peuvent le saisir, et qu’il ne nous laisse voir que la permanence du principe et du résultat, de la force organisatrice et de la forme organisée.
Il faut dire que ces deux faits n’avaient, du reste, pas échappé à Bichat : « Un double mouvement, dit-il, s’exerce dans la vie organique : l’un compose sans cesse, l’autre décompose l’animal... Son organisation reste toujours la même ; mais ses éléments varient à chaque instant. Les molécules nutritives, tour à tour absorbées et rejetées, passent de l’animal à la plante ; de celle-ci au corps brut, reviennent à l’animal, et en ressortent ensuite. Un ordre de fonctions assimile à l’animal les substances qui doivent le nourrir, un autre lui enlève ces substances, devenues hétérogènes à son organisation, après en avoir fait quelque temps partie. » Mais Bichat expliquait ces deux faits par les propriétés de la vie organique, et n’entendait nullement rapprocher les phénomènes de nutrition des phénomènes chimiques.
Après Bichat, même après Cuvier, il restait à marquer ce rapprochement d’une manière expresse ; c’est ce que fit Blainville : « Un corps vivant, dit-il, est une sorte de foyer chimique, où il y a à tout moment apport de nouvelles molécules et départ de molécules anciennes, où la combinaison n’est jamais fixe (si ce n’est dans un certain nombre de parties véritablement mortes ou de dépôt), mais toujours, pour ainsi dire, in nisu, d’où mouvement continuel plus ou moins lent et chaleur. La vie est donc le résultat d’une combinaison chimique in nisu, successivement répétée. »
Auguste Comte et ses disciples se sont approprié cette définition de Blainville. Ils s’attachent à mettre en lumière, à l’exemple de Blainville, le caractère chimique des actes de la vie organique, c’est-à-dire des actes fondamentaux de la vie. Au moment, disent-ils, où à lieu une combinaison chimique quelconque, il se passe réellement quelque chose d’analogue à la vie, mais avec cette différence que le phénomène est instantané ici, et cesse dès qu’il est produit, tandis que, dans tout organisme placé dans un milieu convenable, il se renouvelle continuellement par la lutte régulière et permanente entre les mouvements de composition et de décomposition. C’est de là que résultent le maintien et le développement de l’état organique, en même temps que l’impossibilité d’un entier accomplissement de l’acte chimique. Auguste Comte déclare que la définition de Blainville remplit toutes les prescriptions inhérentes à la nature du sujet : « L’analyse des fonctions végétatives, dit-il, montre clairement que les actes essentiels dont se compose la vie organique sont, par leur nature, de simples phénomènes physico-chimiques : physiques, quant au mouvement des molécules assimilables ou exhalables ; chimiques, en ce qui concerne les modifications successives de ces diverses substances. Sous le premier aspect, ils dépendent des propriétés hygrométrique, capillaire et rétractile du tissu fondamental ; sous le second, beaucoup plus obscur jusqu’ici, ils se rapportent à l’action moléculaire que comporte sa composition caractéristique. C’est dans un tel esprit qu’il faut concevoir l’explication des phénomènes purement organiques, et, que leur analyse positive doit être instituée [5]. »
Et plus loin : « Les phénomènes végétatifs, considérés d’une manière rigoureusement isolée et strictement universelle, ne constituent, en réalité, par leur nature, qu’un ordre spécial et déterminé d’actes continus de composition et de décomposition. Ils sont donc radicalement assimilables, sous leurs aspects les plus essentiels, aux simples phénomènes inorganiques : Bien loin qu’il soit irrationnel de les en rapprocher, comme on s’efforce de le faire aujourd’hui, c’est au contraire une telle subordination qui caractérise surtout leur explication réelle. Sous ce rapport, l’école physico-chimique de Boerhaave n’a réellement péché que par exagération, faute de données suffisantes et de réflexions assez approfondies [6]. »
On objecte que la définition chimique de la vie donnée par Blainville se rapporte uniquement à la vie végétative : « Cette importante objection, répond Auguste Comte, n’aboutirait qu’à faire ressortir avec une plus haute évidence toute la judicieuse profondeur de la définition proposée, en montrant combien elle repose sur une exacte appréciation de l’ensemble de la hiérarchie biologique. Car il est incontestable que, dans l’immense majorité des êtres qui en jouissent, la vie animale ne constitue qu’un simple perfectionnement complémentaire, surajouté, pour ainsi dire, à la vie organique ou fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux, par une intelligente réaction sur le monde extérieur, soit même à préparer ou à faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou l’innervation, soit enfin à la mieux préserver des influences défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l’homme, sont les seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler, au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale, devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de l’existence organique [7]. » Il faut sans doute reconnaître ; et personne aujourd’hui ne le conteste, que le mouvement de composition et de décomposition qui s’observe dans les êtres vivants est un fait chimique, et que ce fait chimique est la condition fondamentale, la base, le substratum de la vie. Il en constitue un caractère général et essentiel, mais on ne peut admettre qu’il en épuise l’idée. Pour la définir, il faut joindre au fait chimique un certain consensus de formes et de propriétés plus ou moins différenciées et existant les unes pour les autres. Pour en saisir la véritable et complète notion, il ne faut pas s’arrêter au chimisme, il faut, comme dit Hegel, passer à la téléologie. Hegel remarque avec raison que le phénomène chimique, tel qu’il se présente dans l’être vivant, c’est-à-dire continuellement renouvelé et rallumé, est dominé par un principe d’unité que rien ne révèle dans le monde inorganique, par le but. Avant Hegel, Kant avait très bien vu que l’idée d’organisation et de vie renferme celle de finalité. Il définit l’être vivant : Celui dont les parties sont réciproquement fins et moyens. Il définit l’organe : Une partie qui existe par et pour les autres, par et pour le tout. La définition de Blainville et des positivistes a besoin d’être complétée par celle de Kant. Ce n’est pas assez de dire qu’un être vivant est un foyer de synthèses et décompositions chimiques, successives et simultanées ; on doit ajouter que ces synthèses et ces décompositions chimiques sont coordonnées et dirigées dans leur mouvement, de façon à produire des formes déterminées et des propriétés spéciales qui se trouvent en harmonie les unes avec les autres ; en un mot, qu’un être vivant est un système de fins et de moyens réciproques ; un système téléologique.
Il est à remarquer que, sans vouloir s’en rendre compte, Auguste Comte confesse implicitement, au moins pour la définition de la vie animale, cette nécessité de joindre la finalité à la pure fatalité chimique, lorsqu’il présente les fonctions de la vie animale comme des moyens de perfectionnement pour la vie organique, « propres, soit à lui procurer des matériaux par une intelligente réaction sur le monde extérieur, soit même à préparer ou à faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou l’innervation, soit, enfin, à la mieux préserver des influences défavorables. » La notion qu’il introduit là, sans l’analyser, est bien celle de fin ; on demande aux positivistes de le comprendre. On a bien aussi le droit de demander qu’ils l’appliquent d’une manière plus générale, ou qu’ils disent pourquoi ils ne le font pas. Car il est clair que, si les organes de la vie animale servent à l’entretien de la vie végétative, les organes de la vie végétative, à leur tour, servent à l’entretien de la vie animale. Il n’est pas besoin d’une observation approfondie pour dire de l’animal, au moins, que c’est un système de fins et de moyens réciproques.
Mais ce consensus, cette harmonie des actes vitaux, envisagés soit dans les organes, soit dans les éléments anatomiques, ne saurait être considéré comme un caractère particulier de la vie animale ; il s’observe aussi bien chez les végétaux que chez les animaux, et, chez les animaux, aussi bien dans les fonctions de digestion, d’absorption, de sécrétion, de circulation et de respiration, que dans les fonctions des sens et du cerveau. Si la vie consistait, sur notre terre, en un simple mode de cristallisation spéciale, résultant d’un mouvement de composition et de décomposition chimique, sans aucune relation de finalité entre des parties différentes, l’observateur qui l’étudierait, d’une autre planète, devrait ranger les phénomènes auxquels elle se réduirait dans une dernière section de la chimie ; il ne pourrait vraiment en faire l’objet d’une science indépendante. Il doit, d’ailleurs, rester entendu que le biologiste, comme tel, peut définir la vie par la finalité, constater les rapports de finalité que présentent les êtres vivants, sans avoir à se prononcer entre les manières dont on explique ces rapports. Je remarque, en passant, que, sur la question, la différence de point de vue est grande entre le positivisme et l’évolutionnisme contemporain. Le positivisme écarte de son chemin la téléologie d’observation, uniquement parce que tel est son bon plaisir ; l’évolutionnisme contemporain s’efforce d’expliquer cette apparence par la théorie darwinienne de la survivance des plus aptes.
Je viens d’exposer, et en même temps d’apprécier dans l’esprit de la philosophie dont je suis le disciple, la conception positiviste de la vie. Il s’agit maintenant de savoir si les vues de Claude Bernard se rapprochent de cette conception, ou si, par hasard, elles ne viendraient pas confirmer mes critiques et leur apporter l’appui de la plus haute autorité scientifique qui se puisse invoquer en cette matière. Il n’est pas difficile d’avoir réponse à la question. Nous possédons, de la plume de Claude Bernard, deux ouvrages admirables, où sont abordées les généralités de la science qu’il a si considérablement agrandie : l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale et le Rapport sur les progrès de la physiologie générale. C’est dans ces deux ouvrages qu’il nous faut chercher la philosophie biologique de l’illustre expérimentateur.
J’ouvre l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, et je lis :
« Il est très vrai que la vie n’introduit absolument aucune différence dans la méthode scientifique expérimentale qui doit être appliquée à l’étude des phénomènes physiologiques ; et que, sous ce rapport, les sciences physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent exactement sur les mêmes principes d’investigation. Mais, cependant, il faut reconnaître, que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est, non seulement un déterminisme très complexe, mais que c’est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples, qui se déterminent les uns les autres en s’associant ou se combinant pour un but final commun. Or, l’objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer les conditions élémentaires des phénomènes physiologiques et de saisir leur subordination naturelle, afin d’en comprendre et d’en suivre ensuite les diverses combinaisons dans le mécanisme si varié des organismes des animaux. L’emblème antique qui représente la vie par un cercle fermé, par un serpent qui se mord la queue, donne une image assez juste des choses. En effet, dans les organismes complexes, l’organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n’ont pas la même importance, quoiqu’ils se fassent suite dans l’accomplissement du circulus vital. Ainsi les organismes musculaires et nerveux entretiennent l’activité des organes qui préparent le sang ; mais le sang, à son tour, nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel, jusqu’à ce que le dérangement ou la cessation d’action d’un élément vital nécessaire ait rompu l’équilibre ou amené, un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale...
« Le physiologiste et le médecin ne doivent jamais oublier que l’être vivant forme un organisme, et une individualité. Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l’univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à l’ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l’organisme animal, dont il voit l’ensemble, doit tenir compte de l’harmonie de cet ensemble, en même temps qu’il cherche à pénétrer dans son intérieur, pour comprendre le mécanisme de chacune de ses parties. De là il résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent ; tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé, dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il faut donc bien savoir que, si l’on décompose l’organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n’est que pour la facilité, de l’analyse expérimentale, et non point pour les concevoir séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours la rapporter à l’ensemble, et ne tirer de conclusion définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble...
« La vie a son essence primitive dans la force de développement organique, force qui constituait la nature médicatrice d’Hippocrate et l’archeus faber de van Helmont. Mais, quelle que soit l’idée que l’on ait de la nature de cette force, elle se manifeste toujours concurremment et parallèlement avec des conditions physico-chimiques propres aux phénomènes vitaux...
« S’il fallait définir la vie d’un seul mot qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : La vie, c’est la création. En effet, l’organisme créé est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico-chimiques de ses éléments constituants... Ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu’elles soient, mais bien la création de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d’après une idée définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie.
« Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n’est point la formation du corps animal, en tant que groupement d’éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de la matière ; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et, ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser. Ici comme partout, tout dérive de l’idée, qui, elle seule, crée et dirige ; les moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature, et restent confondus pèle-mêle, comme les caractères de l’alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. C’est toujours cette même idée vitale qui conserve l’être, en reconstituant les parties vivantes désorganisées par l’exercice ou détruites par les accidents ou par les maladies [8]. »
J’ouvre le Rapport sur les progrès de la physiologie générale, et je lis :
« L’œuf est sans contredit l’élément le plus merveilleux de tous, car nous le voyons reproduire un organisme entier. On ne s’étonne plus des phénomènes qu’on a sans cesse sous les yeux. Comme dit Montaigne, l’habitude en ôte l’étrangeté. Cependant qu’y a-t-il de plus extraordinaire que cette création organique, à laquelle nous assistons, et comment pouvons-nous la rattacher à des propriétés inhérentes à la matière qui constitue l’œuf ? C’est là que nous sentons l’insuffisance de la physiologie purement anatomique. Haller avait défini la physiologie anatomia animata. Cette définition peut paraître exacte et suffisante quand il s’agit d’expliquer le jeu des appareils physico-mécaniques, de la locomotion, par exemple. Ce sont des mécanismes dans lesquels les os représentent des leviers, et les muscles des forces simplement appliquées à ces leviers. Quand la physiologie générale veut se rendre compte de la force musculaire, on comprend encore qu’une substance contractile puisse agir directement en vertu des propriétés inhérentes à sa constitution physique ou chimique. Mais, quand il s’agit d’une évolution organique qui est dans le futur, nous ne comprenons plus cette propriété de la matière à longue portée. L’œuf est un devenir ; or comment concevoir qu’une matière ait pour propriété de renfermer des propriétés et des jeux de mécanisme qui n’existent point encore ? Les phénomènes de cet ordre me semblent bien de nature à démontrer une idée que j’ai déjà souvent indiquée, savoir, que la matière n’engendre pas les phénomènes qu’elle manifeste. Elle n’est que le substratum, et elle ne fait absolument que donner aux phénomènes leurs conditions de manifestation…
« Quand on considère l’évolution complète d’un être vivant, on voit clairement que son organisation est la conséquence d’une loi organogénique qui préexiste d’après une idée préconçue et qui se transmet par tradition organique d’un être à l’autre. On pourrait trouver dans l’étude expérimentale des phénomènes d’histogénèse et d’organisation la justification des paroles de Goethe, qui compare la nature à un grand artiste. C’est qu’en effet la nature et l’artiste semblent procéder de même dans la manifestation de l’idée créatrice de leur œuvre. Nous voyons dans l’évolution apparaître une simple ébauche de l’être, avant toute organisation. Les contours du corps et des organes sont d’abord simplement arrêtés, en commençant, bien entendu, par les échafaudages organiques provisoires qui serviront d’appareils fonctionnels temporaires au fœtus. Aucun tissu n’est alors distinct ; toute la masse n’est constituée que par des cellules plasmatiques ou embryonnaires. Mais dans ce canevas vital est tracé le dessin idéal d’une organisation encore invisible pour nous, qui a assigné d’avance à chaque partie et à chaque élément sa place, sa structure et ses propriétés. Là où doivent être des vaisseaux sanguins, des nerfs, des muscles et des os, etc., les cellules embryonnaires se changent en globules du sang, en tissus artériels, veineux, musculaires, nerveux et osseux. L’organisation ne se réalise point d’emblée ; d’abord vague et seulement indiquée, elle ne se perfectionne que par différentes actions élémentaires, c’est-à-dire par un fini dans le détail de plus en plus achevé. Mais cette puissance organisatrice n’existe pas seulement au début de la vie dans l’œuf, l’embryon ou le fœtus ; elle poursuit son œuvre chez l’adulte, en présidant aux manifestations des phénomènes vitaux. Car c’est elle qui entretient par la nutrition et renouvelle d’une manière incessante les propriétés des éléments actifs et passifs de la matière vivante. L’organisation n’est donc rien autre chose que cette puissance génératrice continuée et s’affaiblissant de plus en plus…
« Les physiologistes n’ont pas encore entrepris d’une manière sérieuse la recherche expérimentale et scientifique des phénomènes et des conditions organotrophiques. Ils ont négligé cette investigation, sans doute parce qu’elle est entourée de difficultés considérables, mais probablement aussi parce qu’ils n’en ont pas compris toute l’importance. C’est pourtant dans cette étude, selon moi, que doivent résider les caractères spéciaux de la physiologie, considérée comme une science propre et autonome. On aura beau analyser les phénomènes vitaux et en scruter les manifestations mécaniques et physico-chimiques avec le plus grand soin ; on aura beau leur appliquer les procédés chimiques les plus délicats, apporter dans leur observation l’exactitude la plus grande et l’emploi des méthodes graphiques et mathématiques les plus précises, on n’aboutira finalement qu’à faire rentrer les phénomènes des organismes vivants dans les lois de la physique et de la chimie générales, ce qui est juste ; mais on ne trouvera jamais ainsi les lois propres de la physiologie. Les lois spéciales à la physiologie sont les lois mêmes de l’organisation, et elles embrassent la connaissance exacte des conditions sous l’influence desquelles l’évolution vitale s’accomplit et la matière organisée se crée et se nourrit [9]. »
Les passages que je viens de citer me paraissent décisifs. Ils ne laissent pas d’équivoque. On n’a besoin d’y ajouter aucune réflexion, aucun commentaire qui les fasse parler, qui en dégage et en éclaircisse le sens. Le lecteur peut juger s’ils sont d’un disciple d’Auguste Comte ; et si la conception qu’ils expriment reproduit celle de l’école positiviste.
François Pillon
“La Biologie
selon Auguste Comte
et selon Claude Bernard.”
In revue La Critique philosophique, N° 5, 28 février 1878, pp. 72-77.
J’ai comparé, dans le numéro précédent, la conception positiviste de la vie à celle que Claude Bernard a énoncée et développée dans ses cours et dans, ses livres. Je vais examiner aujourd’hui si l’illustre physiologiste entendait à la manière d’Auguste Comte l’objet de la biologie et la méthode qui convient aux recherches biologiques.
Voici en quels termes Auguste Comte s’exprime sur l’objet de la biologie :
« La biologie positive doit être envisagée comme ayant pour destination générale de rattacher constamment l’un à l’autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique, ou, en d’autres termes, l’état statique et l’état dynamique. Cette relation perpétuelle constitue son vrai caractère philosophique. Placé dans un système donné de circonstances extérieures, un organisme défini doit toujours agir d’une manière nécessairement déterminée ; et, en sens inverse, la même action ne saurait être identiquement produite par des organismes vraiment distincts. Il y a donc lieu à conclure alternativement, ou l’acte d’après le sujet, ou l’agent d’après l’acte. On voit que le double problème biologique peut être posé, suivant l’énoncé le plus mathématique possible, en ces termes généraux : étant donné l’organe ou la modification organique, trouver la fonction ou l’acte, et réciproquement. Une telle définition me paraît satisfaire évidemment aux principales conditions philosophiques de la science biologique. Elle me semble propre surtout .à faire hautement ressortir ce but de prévision rationnelle, que j’ai représenté comme la distinction caractéristique de toute science réelle, opposée à la simple érudition. Car elle indique clairement que la vraie biologie doit tendre à nous permettre de toujours prévoir comment agira, dans des circonstances données, tel organisme déterminé, ou par quel état organique a pu être produit tel acte...
« Ma définition de la science biologique s’écarte beaucoup, il est vrai, des habitudes actuelles, en ce qu’elle a peu d’égard à la distinction vulgaire entre l’anatomie et la physiologie, qui s’y trouvent intimement combinées. Je dois, à ce sujet, directement avouer avec franchise que, ni sous le point de vue dogmatique, ni sous l’aspect historique, je ne reconnais des motifs suffisants pour maintenir la séparation ordinaire entre ces deux faces rationnellement inséparables, à mes yeux, d’un problème unique. D’une part, en effet, s’il ne peut évidemment exister de saine physiologie isolée de l’anatomie, n’est-il pas réciproquement tout aussi certain que, sans la physiologie, l’anatomie n’aurait aucun vrai caractère scientifique, et serait même le plus souvent inintelligible ? Les considérations d’usage éclairent autant celles de structure qu’elles en sont éclairées [10]. »
Ainsi, le caractère de la biologie, selon l’école positiviste, est d’unir et de combiner intimement l’anatomie et la physiologie, tout en maintenant irréductible ce dualisme : organisation, vie. Ce caractère de la biologie, Auguste Comte l’appelle philosophique, comme s’il exprimait sur les rapports de l’anatomie et de la physiologie quelqu’une de ces vues originales et fécondes qui dominent la science, qui en agrandissent l’horizon et en changent l’aspect. C’est, en vérité, abuser du mot philosophique, c’est l’employer à tort et à travers, que de l’appliquer à la nécessité scientifique de rechercher, soit les usages spéciaux de tels ou tels organes, soit les organes où sont localisés tels ou tels actes physiologiques. Mais, pour les positivistes, tout est philosophie, excepté la philosophie même. Le maître, en supprimant la chose, a eu soin de conserver le mot ; il y trouvait sans doute du poids, de l’autorité, un moyen précieux de dogmatisme ; il aimait à s’en servir, et même volontiers le donnait aux objets les plus ordinaires de la science. Il n’y a absolument rien que d’ancien et de banal dans la définition positiviste de la biologie. On n’avait pas attendu Auguste Comte, ni MM. Littré et Robin, pour se douter que l’anatomie et la physiologie devaient être considérées comme inséparables. En déclarant qu’il ne pouvait avoir égard à la distinction vulgaire entre l’anatomie et la physiologie, Auguste Comte enfonçait une porte depuis longtemps ouverte. On ne voit pas ce qui, dans cette déclaration, pouvait troubler les habitudes mentales ; et l’on ne peut s’empêcher de sourire du ton solennel et oraculaire sur lequel elle est faite, comme s’il avait fallu un grand effort de franchise et d’audace pour s’y décider.
Je le répète, Auguste Comte n’apporte rien de nouveau ni d’original dans sa conception de la biologie ; il ne sort pas de l’ancien point de vue, de celui auquel se plaçait Haller lorsqu’il définissait la physiologie : l’anatomie animée (anatomia animata). Et il ne pouvait en sortir, parce qu’il distinguait les deux idées de vie et d’organisation, qu’il subordonnait la première à la seconde, et qu’il envisageait l’état dynamique, en biologie, comme le fonctionnement d’une sorte de machine préexistante. Mais, si la vie n’est que le fonctionnement d’un mécanisme donné, si l’étude de la vie n’est que l’étude de ce fonctionnement, il y a autant de physiologies différentes qu’il y a de mécanismes ou de types d’organisation différents. Ainsi, la première conséquence du point de vue organiciste de Haller, auquel s’est tenu Auguste Comte, est d’exclure l’unité de la biologie ou de la réduire à quelques généralités plus ou moins satisfaisantes pour l’esprit, résultant d’une longue et patiente comparaison des diverses physiologies spéciales. L’unité de la biologie n’est possible qu’à la condition de faire rentrer l’anatomie dans une physiologie agrandie par l’étude de la genèse et du développement des tissus et des organes. Tel est le point de vue nouveau qui justifie le mot biologie, et qui constitue le caractère philosophique de la science désignée par ce mot.
Ce point de vue nouveau, qui a échappé à Auguste Comte, est précisément celui de Claude Bernard : « C’est, dit-il, la connaissance des propriétés de la matière organisée et de la texture des organes et des appareils qui peut nous faire comprendre les mécanismes spéciaux aux fonctions des êtres vivants, comme la connaissance des propriétés de la matière inorganique nous rend compte des phénomènes propres aux corps bruts. Mais l’anatomisme ou l’organicisme, pris dans ce sens restreint, serait tout à fait insuffisant à nous donner l’idée des phénomènes d’organisation qui sont propres aux êtres vivants. Nous ne devons pas oublier, en effet, que la destructibilité des propriétés de la matière organisée nécessitant son renouvellement incessant, il en résulte qu’il doit exister dans l’être organisé un mouvement organogénique ou organotrophique constant qui exprime lui-même la loi physiologique par excellence, c’est-à-dire la filiation et la succession évolutive des phénomènes vitaux [11] ».
Selon Claude Bernard, ce sont les phénomènes organogéniques et organotrophiques qu’il importe avant tout de connaître, parce qu’ils deviennent les générateurs de tous les autres phénomènes organiques, qu’ils constituent le vrai principe de la vie, et que de leur étude seule peut se tirer la connaissance des lois vitales proprement dites : « Quand le physiologiste, dit-il, connaîtra les conditions physico-chimiques sous l’influence desquelles s’accomplit la loi vitale de création de la matière organisée, il aura résolu le problème spécial de la physiologie, parce qu’il pourra prévoir, expliquer et modifier même les phénomènes vitaux, qui ne sont eux-mêmes qu’un épanouissement ou un corollaire de cette loi organotrophique. La physiologie aura également atteint son but ; qui est de conquérir la nature vivante… En résumé, la physiologie doit arriver à expliquer et à régler les phénomènes de la vie, en se fondant sur la connaissance des propriétés des éléments histologiques ; mais, à raison de la nature périssable des êtres vivants, elle doit rattacher les modifications et les manifestations de ces propriétés à la loi évolutive organotrophique ou créatrice de la matière organisée. On voit donc que la physiologie a un problème qui lui est spécial, et qui n’appartient conséquemment à aucune autre science [12]. »
Je n’ai pas besoin de faire remarquer combien Claude Bernard s’éloigne ici de la philosophie biologique d’Auguste Comte, qui, non seulement n’accorde pas aux études d’embryogénie et d’organogénie l’importance et la prépondérance qu’il faut leur reconnaître, mais qui n’a pas même songé, tant il était préoccupé de sa conception étroite et arriérée, à leur faire une place dans ses divisions de la science de la vie. Une autre conséquence du point de vue organiciste, en biologie, est de favoriser la tendance qu’ont les anatomistes à déduire les fonctions et phénomènes physiologiques des considérations de structure. Auguste Comte ne s’est pas préoccupé de combattre cette tendance, ni de marquer les limites où elle doit se renfermer. Il se borne à mettre au même rang les lumières que l’anatomiste peut tirer des considérations d’usage et celles que les considérations de structure peuvent fournir au physiologiste. Chaque problème biologique a, selon lui, deux faces connexes, exactement équivalentes en méthode : la face anatomique et la face physiologique et l’ordre dans lequel ces deux faces se présentent successivement à l’investigateur est tout à fait indifférent. Sur ce point encore, aucune idée neuve que la science puisse mettre à profit pour se diriger. Les positivistes, en réalité, restent dans la tradition de Haller ; leur conception appartient à la période anatomique de la physiologie.
Ce n’est pas dans le Cours de philosophie positive, c’est dans l’enseignement et les livres de Claude Bernard qu’il faut chercher l’idée neuve et féconde qui ouvre à la science de la vie une voie de progrès, en déterminant nettement son objet et sa méthode. Un des meilleurs titres de Claude Bernard est d’avoir compris que les déductions anatomiques devaient être le plus souvent stériles et illusoires, et qu’il fallait, dans l’investigation biologique, aller, non de l’organe, du tissu, à la fonction, à la propriété, au phénomène physiologique, mais de la fonction et du phénomène physiologique à l’organe, au tissu, à l’élément .anatomique. Sa pensée sur cette question de méthode est précise et ferme ; elle se présente appuyée et illustrée de ses travaux et de ses découvertes ; elle n’a pas besoin d’invoquer une autre autorité. « Le zoologiste et l’anatomiste comparateur, voient l’ensemble des êtres vivants, et ils cherchent à découvrir, par l’étude des caractères extérieurs et intérieurs de ces êtres, les lois morphologiques de leur évolution et de leur transformation. Le physiologiste se place à un tout autre point de vue : il ne s’occupe que d’une seule chose, des propriétés de la matière vivante et du mécanisme de la vie, sous quelque forme qu’elle se manifeste. Pour lui, il n’y a plus ni genre, ni espèce, ni classe, il n’y a que des êtres vivants, et s’il en choisit un pour ses études, c’est ordinairement pour la commodité de l’expérimentation. Le physiologiste suit encore une idée différente de celle de l’anatomiste ; ce dernier veut déduire la vie exclusivement de l’anatomie ; il adopte, par conséquent, un plan anatomique. Le physiologiste adopte un autre plan et suit une conception différente : au lieu de procéder de l’organe pour arriver à la fonction, il doit partir du phénomène physiologique et en rechercher l’explication dans l’organisme. Alors le physiologiste appelle à son secours, pour résoudre le problème vital, toutes les sciences : l’anatomie, la physique, la chimie, qui sont toutes des auxiliaires qui servent d’instruments indispensables à l’investigation [13]. »
Claude Bernard montre que la méthode de déduction anatomique a été naturellement employée la première, parce qu’il est naturel de chercher dans l’étude des organes d’une machine au repos l’explication du jeu de cette machine en mouvement. Cette méthode a été féconde, lorsqu’elle a été appliquée uniquement aux dispositions mécaniques de l’organisme animal, et tant qu’on n’a pas essayé de la transporter hors de ce domaine, où elle était légitimement employée d’après l’observation des phénomènes généraux d’ordre physique. Mais elle ne saurait rien nous apprendre sur les éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu les instruments mécaniques de l’organisation, à moins qu’elle ne prenne, sans que l’anatomiste s’en rende toujours compte, son point de départ dans des connaissances antérieurement acquises par l’observation et l’expérimentation physiologiques. Cette belle et lumineuse critique du point de vue anatomique ou organiciste me paraît mériter l’attention du lecteur.
« Il faut distinguer dans l’anatomie deux ordres de choses : 1° les dispositions mécaniques, passives, des divers organes et appareils qui, à ce point de vue, ne sont que de véritables instruments de mécanique animale ; 2° les éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu ces divers appareils. L’anatomie cadavérique peut bien rendre compte des dispositions mécaniques de l’organisme animal, l’inspection du squelette montre bien un ensemble de leviers dont on comprend l’action uniquement par leur arrangement. De même pour le système de canaux ou de tubes qui conduisent les liquides ; et c’est ainsi que les valvules des veines ont des usages mécaniques qui mirent Harvey sur les traces de la découverte de la circulation du sang. Les réservoirs, les vessies, les poches diverses dans lesquels séjournent des liquides sécrétés ou excrétés, présentent des dispositions mécaniques qui nous indiquent plus ou moins clairement les usages qu’ils doivent remplir, sans que nous soyons obligés de recourir à des expériences sur le vivant pour le savoir. Mais il faut remarquer que ces déductions mécaniques n’ont rien qui soit absolument spécial aux fonctions d’un être vivant ; partout nous déduirons de même que des tuyaux sont destinés à conduire, que des réservoirs sont destinés à contenir, que des leviers sont destinés à mouvoir.
« Mais quand nous arrivons aux éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu tous ces instruments passifs de l’organisation, alors l’anatomie cadavérique n’apprend rien et ne peut rien apprendre. Toutes nos connaissances à ce sujet nous arrivent nécessairement de l’expérience ou de l’observation sur le vivant ; et quand alors l’anatomiste croit, faire des déductions physiologiques par l’anatomie seule et sans expérience, il oublie qu’il prend son point de départ dans cette même physiologie expérimentale qu’il a l’air de dédaigner. Lorsqu’un anatomiste déduit, comme il le dit, les fonctions des organes de leur texture, il ne fait qu’appliquer des connaissances acquises sur le vivant pour interpréter ce qu’il voit sur le mort ; mais l’anatomie ne lui apprend rien en réalité, elle lui fournit seulement un caractère de tissu. Ainsi, quand un anatomiste rencontre dans une partie du corps des fibres musculaires, il en conclut qu’il y a mouvement contractile ; quand il rencontre des cellules glandulaires, il en conclut qu’il y a sécrétion ; quand il rencontre des fibres nerveuses, il en conclut qu’il y a sensibilité ou mouvement. Mais qu’est-ce qui lui a appris que la fibre musculaire se contracte, que la cellule glandulaire sécrète, que le nerf est sensible ou moteur, si ce n’est l’observation sur le vivant ou la vivisection ? Seulement, ayant remarqué que ces tissus, contractiles, sécréteurs ou .nerveux, ont des formes anatomiques déterminées, il a établi un rapport entre la forme de l’élément anatomique et ses fonctions : de telle sorte que, quand il rencontre l’une, il conclut à l’autre. Mais, je le répète, dans tout cela, l’anatomie cadavérique n’apprend rien, elle n’a fait que s’appuyer sur ce que la physiologie expérimentale lui enseigne ; ce qui le prouve clairement, c’est que là où la physiologie expérimentale n’a encore rien appris, l’anatomiste ne sait rien interpréter par l’anatomie seule. Ainsi, l’anatomie de la rate, des capsules surrénales et de la thyroïde, est aussi bien connue que l’anatomie d’un muscle ou d’un nerf, et cependant l’anatomiste est muet sur les usages de ces parties. Mais, dès que le physiologiste aura découvert quelque chose sur les fonctions de ces organes, alors l’anatomiste mettra les propriétés physiologiques constatées en rapport avec les formes anatomiques déterminées des éléments. Je dois en outre faire remarquer que, dans ses localisations, l’anatomiste ne peut jamais aller au-delà de ce que lui apprend la physiologie, sous peine de tomber dans l’erreur. Ainsi, si l’anatomiste avance, d’après ce que lui a appris la physiologie, que, quand il y a des fibres musculaires, il y a contraction et mouvement, il ne saurait en inférer que, là où il ne voit pas des fibres musculaires, il n’y a jamais eu contraction ni mouvement. La physiologie expérimentale a prouvé, en effet, que l’élément contractile a des formes variées, parmi lesquelles il en est que l’anatomiste n’a pas encore pu préciser [14]. »
Appendice
Notice nécrologique
de François Pillon
par Lionel Dauriac
(Revue philosophique, n° 1, 1915)
François Pillon directeur de l’Année Philosophique, est mort le 19 décembre 1914. Il était né en 1830. Il fit ses études de médecine, fut reçu docteur et n’exerça point. La médecine semble d’ailleurs l’avoir médiocrement attiré. Jamais il n’a fait appel à ses connaissances médicales pour soigner les siens ni pour diriger sa santé. Jamais, non plus, il ne les a fait intervenir dans l’examen d’un problème de philosophie ou de psychologie. La réalité se définissait à ses yeux en fonction de ce qui demeure, de ce qui vit par le souvenir, conséquemment en fonction de la conscience. Il rencontra Renouvier pendant sa seconde jeunesse et son esprit fit alliance avec l’esprit de Renouvier. L’alliance dura jusqu’à la dernière heure, et elle dura sans la moindre atteinte à l’indépendance des alliés. Renouvier aimait à consulter Pillon : il louait sa sagacité, son parfait équilibre mental, sa préoccupation d’être juste. Il n’eût point rendu les armes en cas de dissentiment ; mais quand il pressentait un désaccord, il combattait pour la cause commune, avec moins de violence et d’âpreté. Je les ai vus souvent ensemble ; j’ai constaté qu’ils arrivaient à se mettre d’accord en se faisant de mutuelles concessions mais qui n’allaient jamais jusqu’au sacrifice. Renouvier, cela va sans dire, comme tout chef d’école, ne transigeait guère. L’indépendance naturelle de Pillon, si elle ne le rendait pas intraitable le maintenait généralement inébranlable ; il l’était sans raideur.
On sait quelle fut cette « cause commune dont la défense valut à la philosophie française l’un des plus grands parmi ses maîtres, et l’un des plus vaillants parmi les ouvriers de sa pensée. Tous les philosophes ont consulté la Critique Philosophique fondée par Renouvier, en 1871, avec la collaboration de Pillon. Elle ne compte pas moins de trente-six volumes. L’Année Philosophique, fondée par Pillon avec la collaboration de Renouvier, parue deux ans avant la guerre de 1870, reparut après 1890 au décès de la Critique Philosophique. La librairie Alcan, mettait en vente, au mois de mai 1913, le vingt-troisième volume de l’Année.
Ainsi l’œuvre de Pillon est considérable : la richesse d’idées en est rare. Cette œuvre s’étend sur un demi-siècle, et elle embrasse tout le champ de la philosophie. Chose digne de remarque, Pillon n’avait guère les aptitudes d’un historien des doctrines. Ni la constitution, ni la discussion d’un texte ne le passionnaient. Cela n’empêcha point Pillon de travailler, presque toujours, à l’occasion d’un livre ou d’un auteur. Je me souviens d’un vigoureux article sur les attributs de Dieu. Cet article venait à l’occasion de Bayle, et de Bayle critiquant Spinoza. Inutile de dire que, dans l’étude en question, ni Bayle ni Spinoza ne figurent au premier plan. C’est Pillon qui parle, pour y défendre les idées de Pillon. Et celles de Renouvier ! Prenez-y garde. N’ai-je pas dit que Renouvier n’avait jamais joué, vis-à-vis de Pillon le rôle d’un remorqueur ? Même dans ses dernières études, Pillon ne s’est point fait faute de juger Renouvier et, sur certain point, de lui refuser son assentiment.
Mais à quoi bon insister sur des différences qui sont moins de l’esprit que du caractère ? Renouvier s’étonnait parfois de l’indulgence de Pillon à l’égard des adversaires du néo-criticisme, lui qui ne reculait, ni devant une condamnation, ni même devant une exécution. L’art d’exécuter était de ceux où il était maître. Pillon ne condamnait pas. Il n’exécutait pas. Il savait trouver les circonstances atténuantes, restant, après tout, du coté du ministère public, puisqu’il ne demandait jamais l’acquittement. L’amour que lui inspirait sa philosophie ne nuisait pas au culte qu’il avait voué à la philosophie : il savait l’aimer pour elle-même et ceux qui l’aimaient pouvaient compter sur sa sympathie. Le critique excellait donc chez lui à tempérer et à détendre les exigences du criticiste. Et c’est par où cette longue vie passée à défendre des convictions fermes et fortes apparaît à ceux qui ont connu et aimé François Pillon, comme une longue leçon de justice, de tolérance, et, ce qui ne gâte rien, de bonne humeur.
Fin du texte.
[1] Nous publions le texte tel qu’il fut publié. Toutefois nous nous sommes permis de moderniser l’orthographe de certains noms (Hégel, par exemple). Pour plus de lisibilité, nous avons adopté une disposition particulière pour les longues citations qui étaient données dans le corps du texte (avec de simples guillemets ouvrants en début de paragraphes).
[2] On notera un extrait de Bernard portant sur les valvules, lesquelles, croit-on, auraient pu conduire Harvey à la découverte de la circulation sanguine. C’est ce que pensait Cournot dans ses Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872), Livre III, II. La prétendue révélation anatomique est en fait toujours rétrospective, c’est un effet du mouvement rétrograde du vrai. Elle ne permet cependant pas la découverte, parce qu’en fait, elle ne contient pas les leçons que nous croyons pouvoir y lire après coup.
[3] Dans un exposé intitulé « Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault » (https://philolarge.hypotheses.org/1750), M. Pierre Macherey signale que Canguilhem était un lecteur assidu de Charles Renouvier, de Jules Lachelier et d’Octave Hamelin. Il tenait en grande estime la thèse de René Le Senne, Le Devoir, qui avait été élève d’Hamelin et de Frédéric Rauh.
[4] Cournot, Traité de l’enchaînement des idées fondamentales, t. 1, p. 318.
[5] Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 43e leçon.
[6] Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 44e leçon.
[7] Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 40e leçon.
[9] Claude Bernard, Rapport sur les progrès de la physiologie générale, p. 109, 110, 125,126, 127.
[10] Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 40e leçon.
[11] Claude Bernard, Rapport sur les progrès de la physiologie générale, page 137.
[12] Claude Bernard, Rapport sur les progrès de la physiologie générale, pages 138 et suiv.
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