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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Henri POINCARÉ, La valeur de la science. (1908)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Henri POINCARÉ, La valeur de la science. Paris: Ernest Flammarion, Éditeur, 1908, 278 pp. Collection: “Bibliothèque de philosophie scientifique”. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[1]

La valeur de la science

Introduction

La recherche de la vérité doit être le but de notre activité ; c’est la seule fin qui soit digne d’elle. Sans doute nous devons d’abord nous efforcer de soulager les souffrances humaines, mais pourquoi ? Ne pas souffrir, c’est un idéal négatif et qui serait plus sûre­ ment atteint par l’anéantissement du monde. Si nous voulons de plus en plus affranchir l’homme des soucis matériels, c’est pour qu’il puisse employer sa liberté reconquise à l’étude et à la contemplation de la vérité.

Cependant quelquefois la vérité nous effraye. Et en effet, nous savons qu’elle est quelquefois décevante, que c’est un fantôme qui ne se montre à nous un instant que pour fuir sans cesse, qu’il faut la poursuivre plus loin et toujours plus loin, sans jamais pouvoir l’atteindre. Et cependant pour agir il faut s’arrêter, αναγκη στηναι, comme a dit je [2] ne sais plus quel grec, Aristote ou un autre. Nous savons aussi combien elle est souvent cruelle et nous nous demandons si l’illusion n’est pas non seulement plus consolante, mais plus fortifiante aussi ; car c’est elle qui nous donne la confiance. Quand elle aura disparu, l’espérance nous restera-t-elle et aurons-nous le courage d’agir ? C’est ainsi que le cheval attelé à un manège refuserait certainement d’avancer si on ne prenait la précaution de lui bander les yeux. Et puis, pour chercher la vérité, il faut être indépendant, tout à fait indépendant. Si nous voulons agir, au contraire, si nous voulons être forts, il faut que nous soyons unis. Voilà pourquoi plusieurs d’entre nous s’effraient de la vérité ; ils la considèrent comme une cause de faiblesse. Et pourtant il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu’elle seule est belle.

Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d’abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu’on appelle la justice n’est qu’un des aspects. Il semble que j’abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n’ont rien de commun ; que la vérité scientifique qui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent.

[3]

Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l’une ne peuvent pas ne pas aimer l’autre. Pour trouver l’une, comme pour trouver l’autre, il faut s’efforcer d’affranchir complètement son âme du préjugé et de la passion, il faut atteindre à l’absolue sincérité. Ces deux sortes de vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie ; l’une et l’autre, dès qu’on l’a aperçue, brille du même éclat, de sorte qu’il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées : quand on croit les avoir atteintes, on voit qu’il faut marcher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos.

Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l’une, auront peur aussi de l’autre ; car ce sont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. En un mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter.

Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique. Et d’abord elle ne peut être en conflit avec la morale. La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent mais [4] ne se pénètrent pas. L’une nous montre à quel but nous devons viser, l’autre, le but étant donné, nous fait connaître les moyens de l’atteindre. Elles ne peuvent donc jamais se contrarier puisqu’elles ne peuvent se rencontrer. Il ne peut pas y avoir de science immorale, pas plus qu’il ne peut y avoir de morale scientifique.

Mais si l’on a peur de la science, c’est surtout parce qu’elle ne peut nous donner le bonheur. Évidemment non, elle ne peut pas nous le donner, et l’on peut se demander si la bête ne souffre pas moins que l’homme. Mais pouvons-nous regretter ce paradis terrestre où l’homme, semblable à la brute, était vraiment immortel puisqu’il ne savait pas qu’on doit mourir ? Quand on a goûté à la pomme, aucune souffrance ne peut en faire oublier la saveur, et on y revient toujours. Pourrait-on faire autrement ? Autant demander si celui qui a vu, peut devenir aveugle et ne pas sentir la nostalgie de la lumière. Aussi l’homme ne peut être heureux par la science, mais aujourd’hui il peut bien moins encore être heureux sans elle.

Mais si la vérité est le seul but qui mérite d’être poursuivi, pouvons-nous espérer l’atteindre ? Voilà de quoi il est permis de douter. Les lecteurs de mon petit livre sur la Science et l’Hypothèse savent [5] déjà ce que j’en pense. La vérité qu’il nous est permis d’entrevoir n’est pas tout à fait ce que la plupart des hommes appellent de ce nom. Est-ce à dire que notre aspiration la plus légitime et la plus impérieuse est en même temps la plus vaine ? Ou bien pouvons-nous malgré tout approcher de la vérité par quelque côté, c’est ce qu’il convient d’examiner.

Et d’abord, de quel instrument disposons-nous pour cette conquête ? L’intelligence de l’homme, pour nous restreindre, l’intelligence du savant n’est-elle pas susceptible d’une infinie variété ? On pourrait, sans épuiser ce sujet, écrire bien des volumes ; je n’ai fait que l’effleurer en quelques courtes pages. Que l’esprit du mathématicien ressemble peu à celui du physicien ou à celui du naturaliste, tout le monde en conviendra ; mais les mathématiciens eux-mêmes ne se ressemblent pas entre eux ; les uns ne connaissent que l’implacable logique, les autres font appel à l’intuition et voient en elle la source unique de la découverte. Et ce serait là une raison de défiance. À des esprits si dissemblables, les théorèmes mathématiques eux-mêmes pourront-ils apparaître sous le même jour ? La vérité qui n’est pas la même pour tous est-elle la vérité ? Mais en regardant les choses de [6] plus près, nous voyons comment ces ouvriers si différents collaborent à une œuvre commune qui ne pourrait s’achever sans leur concours. Et cela déjà nous rassure.

Il faut ensuite examiner les cadres dans lesquels la nature nous paraît enfermée et que nous nommons le temps et l’espace. Dans Science et Hypothèse, j’ai déjà montré combien leur valeur est relative ; ce n’est pas la nature qui nous les impose, c’est nous qui les imposons à la nature parce que nous les trouvons commodes, mais je n’ai guère parlé que de l’espace, et surtout de l’espace quantitatif, pour ainsi dire, c’est-à-dire des relations mathématiques dont l’ensemble constitue la géométrie. Il était nécessaire de montrer qu’il en est du temps comme de l’espace et qu’il en est encore de même de « l’espace qualitatif  » ; il fallait en particulier rechercher pourquoi nous attribuons trois dimensions à l’espace. On me pardonnera donc d’être revenu une fois encore sur ces importantes questions.

L’analyse mathématique, dont l’étude de ces cadres vides est l’objet principal, n’est-elle donc qu’un vain jeu de l’esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu’un langage commode ; n’est-ce pas là un médiocre service, dont on aurait pu se passer [7] à la rigueur ; et même, n’est-il pas à craindre que ce langage artificiel ne soit un voile interposé entre la réalité et l’œil du physicien ? Loin de là, sans ce langage, la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l’harmonie interne du monde, qui est, nous le verrons, la seule véritable réalité objective.

La meilleure expression de cette harmonie, c’est la Loi ; la Loi est une des conquêtes les plus récentes de l’esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s’en étonnent pas. C’est nous au contraire qui devrions nous étonner de la régularité de la nature. Les hommes demandent à leurs dieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle c’est qu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. Et c’est pour cela que le monde est divin, puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-ce qui nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ?

Cette conquête de la Loi, c’est à l’Astronomie que nous la devons, et c’est ce qui fait la grandeur de cette Science, plus encore que la grandeur matérielle des objets qu’elle considère.

Il était donc tout naturel que la Mécanique [8] Céleste fût le premier modèle de la Physique Mathématique ; mais depuis cette Science a évolué ; elle évolue encore, elle évolue même rapidement. Et déjà il est nécessaire de modifier sur quelques points le tableau que je traçais en 1900 et dont j’ai tiré deux chapitres de Science et Hypothèse. Dans une conférence faite à l’Exposition de Saint-Louis en 1904, j’ai cherché à mesurer le chemin parcouru ; quel a été le résultat de cette enquête, c’est ce que le lecteur verra plus loin.

Les progrès de la Science ont semblé mettre en péril les principes les mieux établis, ceux-là mêmes qui étaient regardés comme fondamentaux. Rien ne prouve cependant qu’on n’arrivera pas à les sauver ; et si on n’y parvient qu’imparfaitement, ils subsisteront encore, tout en se transformant. Il ne faut pas comparer la marche de la Science aux transformations d’une ville, où les édifices vieillis sont impitoyablement jetés à bas pour faire place aux constructions nouvelles, mais à l’évolution continue des types zoologiques qui se développent sans cesse et finissent par devenir méconnaissables aux regards vulgaires, mais où un œil exercé retrouve toujours les traces du travail antérieur des siècles passés. Il ne faut donc pas croire que les théories démodées ont été stériles et vaines.

[9]

Si nous nous arrêtions là, nous trouverions dans ces pages quelques raisons d’avoir confiance dans la valeur de la Science, mais des raisons beaucoup plus nombreuses de nous en défier ; il nous resterait une impression de doute ; il faut maintenant remettre les choses au point.

Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la Science ; elles sont allées jusqu’à dire que la Loi, que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant. C’est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non, les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n’avons aucune raison de les regarder comme contingentes, bien qu’il nous soit impossible de démontrer qu’elles ne le sont pas.

Cette harmonie que l’intelligence humaine croit découvrir dans la nature, existe-t-elle en dehors de cette intelligence ? Non, sans doute, une réalité complètement indépendante de l’esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c’est une impossibilité. Un monde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible. Mais ce que nous appelons la réalité objective, c’est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que [10] l’harmonie exprimée par des lois mathématiques.

C’est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre ; et si j’ajoute que l’harmonie universelle du monde est la source de toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 12 décembre 2018 18:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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