Quand la petite sous-préfète du Monde où l'on s'ennuie, à qui son mari a recommandé de s'exprimer avec gravité, déclare : « Ce que le vulgaire appelle du temps perdu est bien souvent du temps gagné, comme a dit M. de Tocqueville, » le public de la Comédie-Française est content et le marque par des sourires.
Quand, au parlement, des messieurs bien mis prononcent d'une voix de basse : « La démocratie est un fait providentiel, comme disait Alexis de Tocqueville, » le public des tribunes ne rit pas, mais il a tort.
J'ai voulu savoir qui était ce solennel et plaisant Tocqueville. Si l'on commence à lire son œuvre, on a tout de suite envie de le connaître lui-même et de pénétrer dans son âme, car on la sent sincère. Quoique cette sincérité soit quelquefois au service de l'erreur, et d'une erreur triste, qui porte à la mélancolie, elle rend l'homme sympathique. J'ai étudié cet homme avec plaisir ; et l'on trouvera ici sur sa vie des détails qui n'étaient pas connus.
Il a recommandé la démocratie, mais sans l'aimer. Il a même un jour, sur un papier que j'ai retrouvé tout jauni, confessé qu'il la méprisait. Je préviens que, les pages où il a plaidé pour elle, je les ai lues avec mes lunettes, qui ne sont pas celles d'un démocrate.
Il a chéri la liberté et l'a fait aimer d'amour à l'homme d'autorité que je demeure après l'avoir lu. D'avoir marié en moi ces deux passions, de m'avoir fait sentir qu'elles n'étaient pas contradictoires, mais complémentaires, je lui ai su gré ; et je le dis dans ce livre.
Je souhaite que d'autres, à mon exemple et sans dommage pour leur sagesse, s'éprennent aussi d'une certaine liberté, noble et fortifiante, à laquelle il faudra bien, pour la reconnaître, qu'on attache solidement le nom de Tocqueville.
Alors on pourra écrire dans des livres ou prononcer dans des discours : « La liberté, comme disait Tocqueville... » Et ce ne sera pas ridicule.
Paris, 7 juillet 1924.
A. R.
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