RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

John Silas Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde. (1919)
Préface: de la légende à l'histoire


Une édition électronique réalisée à partir du texte de John Silas Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde. (1919) Traduit de l’Américain et du Russe par Vladimir Pozner. Préface d’Ewa Berard. Paris: Les Éditions du Seuil, 1996, 612 pp.. Une édition numérique de Claude Ovtcharenko, journaliste à la retraite dans le sud de la France.

De la légende à l'histoire

Dix jours qui ébranlèrent le monde.


Préface

De la légende à l’histoire

Ewa Bérard.
Juin 1996

Lorsque, le 10 septembre 1917, John Reed débarque à Petrograd en compagnie de sa femme, Louis Bryant, il vient d’avoir trente ans et il est déjà un écrivain célèbre aux États-Unis par ses reportages et ses livres.

Avec la guerre en Europe, il a cru voir « la civilisation vaciller et s’écrouler ». Il est allé voir de près, sur les fronts français et allemands d’abord, puis sur le front de l’Est. Il est revenu hanté par la « monstrueuse machine de mort » déchaînée, écrit-il, par les intérêts des capitalistes nationaux, et persuadé que son pays devait rester à tout prix à l’écart de la démence européenne. Socialiste, mais avant tout antimilitarisme, il a soutenu, en 1916, la candidature de Wilson qui briguait un deuxième mandat à la présidence des États-Unis, parce que celui-ci promettait de garder la neutralité.

Or, une fois réélu, Wilson a viré de bord et annoncé, au début d’avril 1917, l’entrée des États-Unis dans la guerre aux côtés des Alliés. Au même moment, à Petrograd, capitale de l’empire déchiré par les secousses de la révolution de février, Lénine, rentré d’exil, réclamait « tout le pouvoir aux soviets » et la fin immédiate des hostilités ? Du coup, John Reed a trouvé, pour la cause du pacifisme, une nouvelle raison d’espérer ; attentif aux slogans des bolcheviks, il s’est bientôt convaincu que le destin de la guerre se jouait désormais dans la tourmente russe – et qu’il ne saurait en être absent : « De grands et terribles événements se préparent en Europe, des événements que seule l’imagination d’un poète aurait pu concevoir. »

« En Amérique, nous possédons un grand empire, mais nous vivons comme s’il était aussi peuplé que l’Angleterre. […] Nos rues sont étroites et nos villes congestionnées. […] Chaque famille est une cellule fermée, repliée sur elle-même, fanatiquement “privée”. La Russie est également un grand empire mais les gens y vivent comme s’ils le savaient. » écrivait-il en 1916 dans La Guerre dans les Balkans. Car la Russie n’est pas tout à fait une inconnue pour lui : il l’a découverte à l’automne 1915, au cours d’un périple de six semaines semé d’aventures – arrêté comme espion alors qu’il était entré en Bukovine par la Roumanie faire un reportage sur le front russe, menacé d’exécution, il a été amené, à son corps défendant, jusqu’à Saint-Pétersbourg. Il n’a certes pas eu la révélation d’une terre promise de la révolution sociale ; mais, au-delà de ses descriptions de l’arrogance des officiers et de l’abrutissement d’un peuple endormi, on devine dans son récit une fascination pour cet immense pays qui, contrairement à une Amérique qu’il trouve prématurément vieillie, poursuivait encore, généreux et violent, la quête de la « frontière », de l’impossible dans le temps et dans l’espace. Dans la mythologie personnelle de Reed, la Russie est une terre où tout est encore possible, une « force de la nature ». Et a fortiori quand y éclate la révolution.

À Petrograd, son attente n’est pas déçue. Au moment où il arrive, le gouvernement provisoire de Kerenski vient de juguler sur sa droite le putsch du général Kornilov, et il doit affronter sus sa gauche les coups de boutoir des bolcheviks et des soviets. John Reed écrit à son ami Boardman Robinson, le compagnon du voyage de 1915 : « Les choses vont se passer ici. Il est possible que les généraux avancent par le feu et le fer. Dans tous les cas de figure, le sang coulera – à flots… »

Effectivement, les « choses » vont vite. Le 23 octobre (5 novembre nouveau style), il prend encore une interview de Kerenski. Deux jours plus tard, dans la nuit du 25 (7 novembre), il monte avec les soldats mutinés de l’Institut Smolny à bord d’un camion qui se dirige vers le Palais d’Hiver. Muni d’un laissez-passer établi par le Comité militaire révolutionnaire, il pénètre dans le palais des Romanov déjà investi par les gardes rouges.

Il est décidément séduit par la détermination des bolcheviks dans la poursuite de leur but unique, la prise du pouvoir – leur « audace », dit-il, en reprenant le terme de Danton – par leur programme précis qui reflète les aspirations du peuple – bref par tout ce qui tranche, chez eux, sur une intelligentsia russe qu’il juge indolente et bavarde. Son enthousiasme se mue définitivement en engagement. Du jour au lendemain, il devient un « révolutionnaire professionnel » – encore qu’un peu gêné par un certain goût de la provocation qui lui vient de ses années du Village et de ses exploits de journaliste. Il entre au Bureau de propagande internationale dirigé par Karl Radek, où il rédige les tracts antimilitaristes destinés aux soldats allemands. Le 18 janvier 1918, il est témoin de la dispersion manu militari de l’Assemblée constituante. Le lendemain, il patrouille, fusil en main, devant le ministère des affaires étrangères. Cinq jours plus tard, au palais de Tauride, où se tient le IIIe Congrès des soviets, il joint sa voix au chœur qui acclame le nouveau régime et il y déclare que « la révolution russe ne manquera pas de produire un impact sur les masses américaines opprimées et exploitées ». Pour couronner le tout, il se fait nommer par Trotsky (commissaire aux Affaires étrangères)… consul général de la république russe à New York. Les services diplomatiques américains sont en émoi. Lénine lui-même en est agacé et fait échouer le projet : est-ce pour cela que, dans les Dix jours, John Reed écrira que le chef de la révolution manquait de sens de l’humour – remarque qui, curieusement, sera censurée dans les rééditions soviétiques post-staliniennes ?

En attendant, l’ambassadeur des États-Unis à Petrograd, R. Francis, s’emploie à semer d’embûches le chemin de son retour. Le journaliste est retenu six semaines à Christiana (le futur Oslo) dans l’attente d’un visa. Lorsqu’il débarque enfin dans la baie de l’Hudson à la mi-avril 1918, toutes ses notes et tous ses documents lui sont confisqués pour être visés par le Département d’État. Il est furieux : pour qui le prend-on ? N’est-il pas toujours l’illustre reporter, l’auteur du Mexique insurgé ? Veut-on carrément l’empêcher d’écrire son nouveau best-seller, le livre qui doit donner un sens à son voyage ? Et puis, ne rentre-t-il pas dans un pays qui se prétend la patrie de la démocratie ? Le gouvernement américain n’est-il pas tenu de respecter la Constitution et la liberté d’opinion de ses citoyens ? Déjà, pendant son séjour forcé à Christiana, il a bombardé Washington de lettres où il dénonçait l’illégalité de la décision qui l’empêchait de rentrer dans son propre pays et réclamait, factures à l’appui, le remboursement des frais ainsi occasionnés…

S’ouvre une période aride. Lui qui était, il y a peu encore, l’un des journalistes les plus en vogue sur la place de New York, il s’est aliéné tous les grands organes de presse par ses prises de position « antipatriotiques ». Les rapports des services du contre-espionnage le qualifient d’agitateur bolchevique très actif, probablement l’un des plus forts dans notre pays grâce à ses contacts avec le gouvernement bolcheviki », et tous ses pas sont étroitement surveillés. Empêché d’écrire, il se tourne vers la propagande de masse : de réunions antimilitaristes en meetings d’information sur la révolution russe, il ne s’accorde aucun répit. Fin mai 1918, il rassemble cinq mille personnes au New Star Casino de New York : « J’ai pris la parole devant le IIIe Congrès national russe, et me voici ici pour vous raconter l’histoire. » Peu nombreux sont les Américains qui peuvent se prévaloir d’une telle expérience, et moins nombreux encore ceux qui s’y réfèrent pour lancer un appel au président Wilson en faveur de la reconnaissance de la Russie bolchevique. Une vague de psychose patriotique, militariste et anti-rouge déferle sur les États-Unis : l’Espionnage Act, destiné à protéger l’effort de guerre, vient d’être promulgué et le nouveau décret contre la sédition prévoit des peines allant jusqu’à vingt ans de prison ; cependant, Reed, poursuivi par les mouchards et couvert d’amendes, ne cesse de tonner contre l’intervention des Alliés en Sibérie. À deux reprises, il se trouve sous le coup d’une inculpation d’espionnage, à deux reprises il réussit à passer à travers les mailles. Et c’est avec toute l’indignation d’un persécuté qu’il décrit la Russie bolcheviste, dans le Liberator, comme un pays où « presque personne n’est emprisonné à cause de ses opinions. »

Vient enfin l’armistice du 11 novembre 1918. Le Département d’État lui restitue ses notes. Il loue une chambre à Greenwish Village et c’est là que d’un trait, en deux mois, il rédige les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Publié en mars 1919, le livre est aussitôt salué par les journaux de tous bords comme une œuvre « prophétique », « éblouissante » et fondamentale pour qui veut connaître les bolcheviks.

Cependant, Reed s’engage toujours davantage dans la lutte politique. Il n’a plus rien de commun avec le personnage que son ami Walter Lippmann traitait ironiquement, deux ans plus tôt, de « guerillero romantique ». Il se lie avec l’aile gauche du Parti socialiste et, dès avril 1919, il assume la rédaction de son nouvel hebdomadaire, le New York Communist. Les scissions au sein des socialistes ne tardent pas à venir et, à leur suite, les scissions dans l’aile gauche, où les extrémistes des fédérations étrangères, essentiellement des émigrés russes et européens de l’Est, s’en prennent à l’opportunisme « menchevique » des travailleurs américains. Sous la direction de Louis Fraina, ils fondent le Parti communiste américain. Reed n’en fait pas partie : il dénonce leur dogmatisme, leur mépris du mouvement ouvrier américain et de son syndicat radical, l’IWW (Industrial Workers of the World). Pour leur faire pièce, il fonde le parti travailliste communiste. Entre les deux partis « communistes », lequel est historiquement correct ? La question ne saurait évidemment être tranchée qu’à Moscou…

C’est donc pour chercher le verdict que Reed se rend de nouveau en Russie, en novembre 1919. Affublé de fausses moustaches, muni de faux papiers, il n’oublie pas d’emporter en contrebande les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Au Kremlin, une fois les affaires de parti réglées – les camarades américains sont priés d’abandonner leurs activités fractionnelles et de s’unir – le journaliste sollicite de Lénine une préface à la nouvelle édition de son livre. Mission accomplie, il prend le chemin du retour à la mi-mars 1920 : toujours sous une fausse identité, mais cette fois pour transporter, outre le précieux texte de Lénine, cent deux diamants et des devises destinés à subvenir aux besoins du mouvement américain. Découvert dans l’île d’Abo, il est arrêté, accusé de contrebande par les Finlandais et emprisonné dans l’attente que les Américains aient mis au point une procédure d’inculpation de haute trahison. Finalement l’ambassade américaine refuse de lui délivrer un passeport, et il ne lui reste plus qu’à rebrousser chemin pour retourner à Moscou.

C’est là, dans la nouvelle capitale, que se jouent les derniers actes de sa vie : en juillet s’ouvre le IIe congrès de la Troisième Internationale, congrès qui doit mettre de l’ordre dans le mouvement révolutionnaire mondial et y instaurer définitivement la suprématie russe. La ligne fixée par les camarades russes, Lénine en tête, est d’en finir avec le « gauchisme infantile » des communistes étrangers, et de noyauter les partis et les syndicats « bourgeois ». C’est sur cette base que Reed s’oppose violemment à Radek, président de la Commission sur la question syndicale, et à Zinoviev, président du Komintern : il refuse fermement tout rapprochement avec les réformistes de l’AFL (American Federation of Labour) qu’il a toujours combattus. Il se fait traiter de « petit-bourgeois », dénoncer pour sabotage et finit, lors du vote, par se retrouver minoritaire. À la tribune, Radek déclare que « le prolétariat révolutionnaire considère la position des camarades américains comme absolument erronée ». Malgré cela, Reed est nommé membre du Comité exécutif de l’Internationale communiste et, à ce titre, expédié avec le présidium au Congrès des peuples de l’Orient à Bakou – ce qui a le double avantage de l’impliquer plus avant dans des manipulations de l’appareil et de l’éloigner un temps de Moscou. À son retour dans la capitale, il confie à ses amis et à Louise Bryant combien il a été choqué par les appels à la « guerre sainte » contre l’impérialisme, écœuré par la morgue et le goût du luxe de Zinoviev ; mais, dans ses articles, il n’en chante pas moins le « chemin de la liberté » frayé par la révolution russe. Les témoignages de ses proches s’accordent pour dire qu’il est profondément démoralisé, et certains, comme Angelica Balabanoff ou Louise Bryant, affirmeront qu’il est allé jusqu’à présenter sa démission du Comité exécutif du Kominstern ; par-dessus tout, semble-t-il, il aspire à rentrer aux États-Unis et à se consacrer au mouvement communiste dans son propre pays.

Trop tard. À Bakou, il a contracté le typhus. La lucidité de jugement acquise au cours des dernières semaines demeure cependant intacte : il fait venir Louis Fraina à son chevet et lui demande de surveiller la publication en anglais de ses déclarations sur la question syndicale, la version russe les reproduisant dans une traduction très inexacte. Il meurt le 17 octobre 1920. Son corps reste exposé au temple du travail pendant sept jours, entouré d’une garde d’honneur, salué par les leaders bolcheviques et par des milliers de Moscovites. Il est le deuxième étranger – après Inès Armand – à recevoir une sépulture sous les murs de la forteresse des tsars.

Tout est prêt désormais pour faire naître une légende. Elle ne tarde pas à éclore, riche, multiple et tronquée au gré des usages. Le bohème de Greenwich Village le dispute en couleurs au journaliste de talent, le fils d’un prospère Yankee et le diplômé de Harvard au Kominterniste déguisé, le poète au bolchevique. De nos jours encore, Régis Debray ne se souvient-il pas d’avoir rêvé, dans les années soixante, de devenir le John Reed de la révolution cubaine ? En 1948, Claude Roy confesse qu’il est venu au Parti grâce à la lecture des romans de Malraux, des poèmes de Maïakovski, et des Dix jours. Dans les années 30, aux États-Unis, les Clubs John Reed ont fait bonheur d’un millier d’écrivains prolétariens, tandis que, sur la Volga, son nom était donné aux bateaux à vapeur. Les anthologies de la littérature américaine moderne ont publié des extraits des Dix jours entre Hemingway et Dos Passos : Noël Coward et Cary Grant ont caressé le projet d’en tirer un film où ils incarneraient Reed.

*
*    *

Passons au plus sérieux, c’est-à-dire à la préface de Lénine. « Je recommande ce livre du fond du cœur aux travailleurs du monde entier », écrivait celui-ci. « Voici un livre que l’aimerais voir tiré à des millions d’exemplaires et traduit dans toutes langues, car il décrit d’une manière véridique et extraordinairement vivante des événements d’une importance considérable pour comprendre ce qu’est la révolution du prolétariat, ce qu’est la dictature du prolétariat. Ces questions font à l’heure actuelle l’objet d’un vaste débat (…). Le livre de John Reed va certainement contribuer à faire la lumière sur ce problème, problème fondamental qui se pose devant le mouvement ouvrier international. »

Par ces quelques lignes, qui ne seront publiées en Russie soviétique qu’en 1923 ; trois ans après la mort de Reed, conjointement avec une préface de Nadejda Kroupskaïa, Lénine donnait au livre la valeur d’un témoignage officiel et d’une contribution essentielle, alors que le « vaste débat » avait déjà tourné à la glose. Dans l’historiographie communiste, très vite mise sous le double signe de l’hagiographie et des batailles fratricides autour de l’héritage d’Octobre, les Dix jours prenaient ainsi valeur de « document sensible ». Trop sensible ? La préface de Lénine disparaîtra purement et simplement de la quatrième édition de ses Œuvres complètes.

C’est Trotsky qui, le premier, en 1924, recourt aux Dix jours comme à une arme politique : il s’agit pour lui, alors que Kamenev et Zinoviev se sont rangés derrière Staline, de s’appuyer sur le témoignage de Reed pour rappeler leur pusillanimité à la veille des journées de l’insurrection. Staline réplique immédiatement que le journaliste américain n’avait pas grand-chose à voir avec le parti bolchevique et qu’il avait été réduit à collecter des « rumeurs absurdes ». Ajoutons ce détail important pour mieux comprendre la suite : parmi les quelques deux cents noms cités par Reed, celui de Staline ne l’est qu’une seule fois, et encore en bas d’une déclamation… Un tel détail ne pouvait rester impuni. Mais il est trop tard pour la vengeance.

Au cours des années vingt, les Dix jours sont constamment réédités dans le monde entier, cités par les historiens, utilisés à fond par les écrivains. Entre 1923 et 1930, le livre connaît douze éditions en Union soviétique, huit aux États-Unis et au Canada.

Toutefois, c’est sur la conjonction de deux noms que le mythe va prendre vraiment son essor : ceux de John Reed et de Serge Eisenstein.

En automne 1926, Kalinine, le chef du gouvernement soviétique, convoque Eisenstein, alors au sommet de sa gloire internationale après Le Cuirassé Potemkine, pour lui commander, toutes affaires cessantes, une œuvre destinée à marquer le dixième anniversaire d’Octobre. Il lui tend le livre de Reed : « Voici un bon livre, Lénine l’appréciait beaucoup. Il va vous être utile. » Et le chef du gouvernement conclut d’une voix solennelle : « Dans votre film, nous espérons voir l’image de Vladimir Ilitch, guide de la révolution socialiste, fondateur de l’État soviétique. » Grigori Alexandrov, l’assistant d’Eisenstein, confirme dans ses souvenirs ce rôle directeur du livre dans la naissance du film Octobre : « Il nous a donné le courage de nous lancer dans cette entreprise dont la hardiesse frôlait l’insolence ». D’ailleurs, dans les programmes de la commission de l’Anniversaire, le film figurera jusqu’à sa sortie sous le titre : Les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Pour le reste, le cadre chronologique » du récit de Reed étant trop étroit, Eisenstein est obligé de le « compléter » par d’autres témoignages et des romans. Bien lui en prend de ne pas lier uniquement le sort de son film à celui du livre car, dix ans plus tard, ce dernier sera enterré…

Réunis par une commande officielle, le livre de Reed et le film d’Eisenstein fusionnent pour constituer un formidable réservoir de la mythologie d’Octobre, un point de référence et une matrice d’enthousiasme pour des générations de communistes et de sympathisants. Certes, hyperbolisés et traités en symboles, les cadrages célèbres qu’Eisenstein emprunte à Reed – tels la prise du Palais d’Hiver, sa défense par le bataillon féminin ou encore l’ouverture des ponts sur la Neva – ont une valeur toute différente dans les deux œuvres. Et pourtant, une filiation souterraine, une parenté dans le traitement dramaturgique de l’histoire, donnent à cet alliage forcé la magie du mythe. Le point de vue constamment mouvant du récit de Reed qui balaie Petrograd à la façon d’une caméra, le rythme saccadé des séquences, la foule élevée au statut de héros, les portraits collectifs entrecoupés d’épures de personnages-clés, l’abandon de la narration descriptive et des notations poétiques si caractéristiques des précédents reportages de Reed – autant de modernismes qui ne pouvaient que séduire Eisenstein. Les affiches et les tracts que l’auteur a incorporés dans le corps du récit ne sont-ils pas déjà des essais de collages, tels que Dos Passos, son ami et admirateur, les rendra plus tard célèbres ?

Puis c’est l’ère stalinienne. Il y a désormais des mythes, dans l’Union soviétique de Staline, qui sont aussi dangereux que les faits. Dès 1935, les noms de Trotsky de Zinoviev, de Kamenev, puis bientôt celui de Bakhounine, disparaissent des récits de l’insurrection d’Octobre, entraînant dans leur perte ceux qui les ont écrits, imprimés ou lus. Toute évocation des Dix jours est entourée d’un arsenal de qualificatifs et de précautions. Dans sa monumentale histoire du stalinisme rédigée dans la semi-clandestinité durant les années soixante, Roy Medvedev relèvera qu’en 1937-1938 « on envoyait des membres du Parti en prison ou dans les camps sous le seul prétexte qu’ils détenaient chez eux le livre de John Reed ».

Éclipse quasi complète, donc. Et pas seulement en URSS. En France, les Éditions Sociales internationales ne rééditeront plus le livre après 1928. La seule exception se situe aux États-Unis : en 1935, à l’instigation de Max Eastman, Random House sort une nouvelle édition, et le communiste Granville Hicks publie la première biographie complète de Reed, The Making of a Revolutionary.

Vingt ans passent, et vient la seconde naissance : à la faveur du « Rapport secret » de Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès, en juin 1956, et dans le sillage de la nouvelle édition des Œuvres complètes de Lénine où la célèbre préface reprend sa place, les Dix jours refont surface. Ils sont réédités en 1957. Les tirages se succèdent. En 1968, le titre est admis au sein de la prestigieuse collection russe « Littérature mondiale ». Les partis communistes étrangers emboîtent le pas : en France, le livre reparaît aux Éditions Sociales. Ce retour en force ne saurait étonner : le récit de Reed offrait en effet tous les ingrédients susceptibles de nourrir l’imagerie du « dégel » : il montre une révolution jeune, innocente et exaltante, un soulèvement spontané des masses, primitives et désemparées mais par là même authentiques, un Lénine tour à tour modeste et pathétique mais toujours tellement « humain », un Trotsky et Boukharine certes fanatiques mais entièrement dévoués à la cause, la figure de Staline carrément absente, et, pour couronner le tout, un auteur peu conforme à l’icône communiste, doté du halo fascinant de son passé dans la Sierra mexicaine et à Greenwich Village. Le théâtre de la Taganka adapte le livre pour la scène en 1965 – la pièce aura plus de six cents représentations à Moscou ! –, Les théâtres de Berlin-Est et de Varsovie la jouent avec succès, les Anglais et les Soviétiques tournent un film en coproduction, Francesco Rosi en Italie, et le producteur Paul Lévi en France projettent d’en réaliser un, chacun de son côté. En 1981, Reds de Warren Beatty parachève la légende.

*
*    *

Le jour arrive cependant où la légende finit par se heurter à l’histoire.

La science historique soviétique fermement tenue sous contrôle pendant le « dégel », ne progressait que très lentement parmi les méandres et les interdits de la déstalinisation. Au cœur de ses tabous le plus jalousement gardés reposaient les symboles fondateurs de l’État soviétique : Lénine et les journées d’Octobre. Cinquante ans encore après leur première publication, les Dix jours demeuraient toujours un document aussi « sensible ».

Ce n’est qu’en 1938 que paraît à Moscou un petit livre d’Abel Startsev qui rompt avec la vulgate : les Blocs-notes russes de John Reed. Envoyé aux États-Unis pour consulter les archives de John Reed, Startsev ne peut, à son retour, les publier que sous forme de citations (la 2e édition de son livre, en 1977, sera « élargie et révisée »), mais son travail marque un tournant.

Qu’explique Startsev de nouveau ? Que même si Lénine a recommandé le livre de Reed à des millions de travailleurs et souhaité le voir imprimé à des millions d’exemplaires, celui-ci ne doit pas être pris pour une description précise, objective et complète de l’insurrection. Or, s’abritait derrière la caution du grand Lénine, les historiens ont renoncé à toute analyse critique du récit et l’ont pris directement comme source historique, sans la moindre des précautions d’usage dans le traitement de tels documents, fussent-ils des chefs-d’œuvre. Et Startsev de relever des répliques, voire des passages entiers de discours, que John Reed a attribués à tort à Lénine. À commencer par ces paroles maintes fois citées par lesquelles Lénine aurait fixé, lors de la « conférence historique » des dirigeants bolcheviques du 21 octobre (3 XI), la date de l’insurrection : « le 6 novembre, ce sera trop tôt […]. D’une part, le 8 novembre, ce serait trop tard […]. Nous devons agir le 7, jour où le Congrès se réunit. » (p. 91 de la présente copie). En fait, la réunion du Comité central du 21 octobre s’est déroulée à huis clos et l’intervention de Lénine a été rapportée à Reed par Volodarski, qui parlait anglais. Le seul problème, c’est que Lénine en était absent… Pour Startsev, cette erreur et bien d’autres (voir, par exemple, la note de Vladimir Pozner, p. 75 de la présente copie) s’expliquent aisément si l’on tient compte du fait que Reed ne connaissait pas le russe et qu’il « manquait d’expérience politique ». Et, pour faire bon poids, l’historien russe ajoute que son ignorance des « bases du bolchevisme » et du passé du Parti l’ont également empêché de « pénétrer l’essence du trotskysme »…

Il est vrai que lorsqu’il est arrivé en Russie à l’automne 1917, Reed ignorait tout de ses futurs classiques. C’est ainsi qu’à la mi-octobre, alors qu’il s’apprêtait à interviewer Trotsky, il lui fallu s’informer au préalable de la signification du terme « dictature du prolétariat » : « Volodarski me l’a décrite comme une “sorte de gouvernement informel, sensible à la volonté populaire, laissant les rênes libres aux forces locales”. » (Comment ne pas évoquer ici Lénine qui recommandait le livre “pour comprendre ce qu’est la dictature du prolétariat”…) C’est seulement à son retour aux États-Unis que, profitant en quelque sorte des loisirs qui lui ont été imposés par le Département d’État, il s’est attelé à une étude systématique de la révolution russe à partir de 1905 ; il a d’ailleurs envisagé de la placer en introduction à son livre. Mais au-delà ? L’histoire du pays, de son peuple, de ses révoltes ? Non seulement Reed ne la connaissait pas – et il n’y a rien d’anormal à cela –, mais sa fascination pour les bolcheviks, pour l’emprise qu’ils exerçaient sur l’histoire et sur les masses, pour l’habileté avec laquelle ils maniaient l’esprit et la force, l’empêchaient de songer à explorer l’histoire. Obstinément, il oblitérait tout ce qui pouvait paraître sombre et inquiétant dans le passé russe : en cela, il se présente comme un précurseur des « compagnons de route ».

Cet écrivain qui, chez lui, n’a pas été seulement journaliste mais poète et homme de théâtre a évité, une fois arrivé en Russie, tout contact avec ses semblables. Dans ce Petrograd de l’hiver 1917-1918, dont tant de témoignages nous racontent combien la vie littéraire et artistique était foisonnante, indifférente aux balles et au froid, Reed n’a fréquenté que les meetings et les usines, les sièges des partis, la Douma et l’Institut Smolny. S’il lui arrive d’aller au théâtre, c’est pour stigmatiser l’indifférence du public bourgeois… S’il lui arrive d’évoquer les intellectuels, lui l’ancien du Village, c’est avec condescendance : « Ah, cette intelligentsia russe ! Comme elle méconnaît les masses russes et comme elle leur est hostile ! »

L’une des très rares exceptions à ce désintérêt aurait pu être Gorki. L’auteur des Bas-fonds, l’ancien compagnon de Lénine qui avait sillonné les États-Unis en 1906 pour quêter en faveur des révolutionnaires russes emprisonnés, avait de quoi attirer John Reed. Mais il venait justement de quitter le camp des vainqueurs et, dans la Vie nouvelle (Novaïa jizn), le journal des socialistes internationalistes, il dénonçait avec véhémence les ambitions dictatoriales de ses anciens amis. La rencontre des deux hommes fut un fiasco, et Gorki ne voulut pas revoir le journaliste américain. D’ailleurs celui-ci était-il capable de l’écouter ? À plusieurs reprises, dans les Dix jours, on croise des avertissements angoissés émanant d’opposants de gauche – mencheviks, bundistes ou SR, délégués des soviets de l’intérieur et du front – qui accusaient Lénine et Trotsky de manipulations, dénoncent les usurpateurs, lancent des mises en garde pathétiques devant le danger de guerre civile. Reed consigne ces protestations et ces appels, mais c’est pour reporter aussitôt son regard passionné sur les vainqueurs. Il n’hésite pas à donner des leçons : le peuple russe et les lois d’airain de la révolution ? Qui les connaît mieux que lui ? Et il ne traite pas Gorki autrement que les autres voix critiques. Si les prises de position de celui-ci ponctuent le récit des Dix jours, une lettre de Reed à Upton Sinclair, datée de juin 1918, nous éclaire davantage sur les idées de l’auteur. Il y ridiculise un Gorki qui s’émeut des lynchages sur les ponts de Petrograd ou des batailles fratricides autour du Kremlin moscovite : « C’était sûrement la première fois qu’il voyait un combat », écrit, en combattant chevronné, celui qui fut le compagnon de Pancho Villa. Gorki dénonce l’engrenage de la violence dans lequel les bolcheviks entraînent le peuple russe au risque de briser la mince couche de civilité ? C’est qu’il manque d’éducation politique : « Ces “rumeurs monstrueuses” vont de pair avec nombre de légendes qui trouvent chez Gorki une oreille complaisante. Tu comprends, il est convaincu que les Russes sont des monstres. » Pour Reed, les préjugés de l’écrivain russe le condamnent à rester aveugle devant « la beauté et la grandeur de la chose dans son ensemble ».

Or aussi étonnant que cela puisse paraître, les tableaux que Reed brosse du peuple russe ne diffèrent pas vraiment de la vision qu’en a Gorki. Les « masses » dépeintes dans les Dix jours – essentiellement les paysans venus à Petrograd pour assister au Congrès des soviets et les matelots armés qui patrouillent dans les rues – ne se distinguent guère, et c’est un euphémisme, par leur conscience de classe ni par leur autonomie d’action. Elles sont toujours aussi « frustes » et « larges d’épaules » que celles que Reed a décrites en 1915, toujours se « grattant la tête d’un air embarrassé » devant une situation tant soit peu conflictuelle, manifestant leur soulagement à l’arrivée des chefs bolcheviques. Tout se passe comme si, voyant et enregistrant une certaine réalité – celle-là même qui fait trembler Gorki et beaucoup d’intellectuels russes – il était décidé à n’en pas tenir compte au nom de « l’audace » bolchevique à bousculer l’histoire.

D’autres ont dit, comme Vladimir Pozner dans sa postface, le talent de l’écrivain et la flamme de son enthousiasme. Eût-il dépassé sa trente-troisième année, on peut penser qu’il serait devenu écrivain de la taille d’un Hemingway ou d’un Dos Passos. On peut aussi l’imaginer en homme politique : quel personnage l’aurait emporté en lui, du « révolutionnaire professionnel », du journaliste new-yorkais non conformiste, ou du premier d’une longue série de « compagnons de route » ? Difficile de répondre à cette question. Jusque sur son lit de mort il a bataillé ferme pour prouver la justesse de sa ligne politique, mais il est resté aveugle aux scènes de terreur et de destruction ; attentif aux cris de colère de l’insurrection et aux hourras de la victoire, il s’est voulu sourd aux avertissements qui traduisaient pourtant une réalité profonde qu’il n’avait pas eu le temps ni le souci d’apprendre : les peurs séculaires qui avaient agité des générations de Russes instruits, toutes tendances confondues, révolutionnaires ou conservateurs, devant ce que Pouchkine appelait « la révolte du peuple russe, absurde et impitoyable ». Ces Russes-là, eux, savaient que cette révolte pouvait faire craindre le pire, là où Reed espérait le meilleur. Courageux, tenace, insoumis, doté d’un sens d’observation hors pair, tous ses dons il les a mobilisés pour écrire, en pionnier, une histoire où les « flots de sang » qu’il avait prédits à son arrivée devaient se conclure par un happy end : « C’était un tel déluge de pensées nobles et ardentes – écrit-il en conclusion du congrès fondateur de l’État soviétique – qu’à coup sûr, la Russie ne redeviendrait jamais plus muette ! »

Ewa Bérard.
Juin 1996

Les citations et informations concernant la vie et l’œuvre de John Reed sont tirées des sources suivantes :

– R. Rosenstone, John Reed, le romantisme révolutionnaire, Paris, François Maspero, 1977.

– A. I. Startsev, Les Blocs-notes russes de John Reed (Russkie bloknoty Djona Rida), 2e éd., Moscou, 1977.

– E. Homberger, John Reed and the russian Révolution, Macmillan, 1992.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 13 novembre 2017 14:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref