Ernest RENAN (1823-1892)
écrivain, philologue, philosophe et historien français.
“Qu’est-ce qu’une nation ?”
(Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne)
Texte de la conférence publiée, en texte intégral, dans l’ouvrage sous la direction de Philippe Forest, Qu'est-ce qu'une nation ? Littérature et identité nationale de 1871 à 1914. Texte intégral de Ernest Renan. (Textes de Barrès, Daudet, R. de Gourmont, Céline), chapitre 2, pp. 12-48. Paris : Pierre Bordas et fils, Éditeur, 1991, 128 pp. Collection : Littérature vivante.
- 1. Philippe Forest, Présentation du texte d’Ernest Renan
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- Entre science et religion
Une religion de la science
- Une science de la religion
- L'harmonie des contraires
- Renan politique : élitisme, libéralisme et critique de la démocratie
- Le choc de la défaite
- Qu'est-ce qu’une Nation ? :le testament politique de Renan
Strauss et Renan : une querelle de droits d'auteur
Renan : la vie et les oeuvres
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- 2. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? (Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne)
- 3. Pistes de lecture
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- 1. La conférence du professeur Renan
2. Un texte de combat
- 3. Renan et ses précurseurs : de Michelet à Fustel de Coulanges
- 4. Une synthèse personnelle
- 5. Une définition contradictoire
- 4. Racisme de Renan
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- « L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral. »
On ne lit plus guère Renan aujourd'hui. Le volume de son oeuvre - avec les milliers de pages qu'elle compte - nous décourage, lecteurs pressés. L'immensité d'une érudition à laquelle rien de ce qui est humain ne semble étranger nous intimide. Le caractère raciste et anti-démocratique de certaines convictions, enfin, nous scandalise. Si bien que, bonnes ou mauvaises, les raisons ou les excuses ne font pas défaut à qui entend détourner son regard des nombreux textes que Renan a légués à notre siècle : à plus d'un titre, cette oeuvre considérable apparaît comme un monument déserté dans lequel les visiteurs s'aventurent chaque jour moins nombreux. Les plus généreuses des anthologies littéraires du XIXe siècle ne retiennent d'elle que quelques pages parmi les plus pittoresques et les moins significatives. Quant aux histoires de la philosophie, elles ne veulent y lire que le souvenir lointain de ce combat révolu entre rationalisme et catholicisme dont le XIXe siècle aurait été le théâtre.
C'est oublier un peu vite que Renan fut l'un des grands maîtres à penser du siècle dernier : à ce titre, son oeuvre a exercé une influence décisive sur la culture française, et cette influence, de manière indirecte ou souterraine, à notre insu, s'exerce jusque sur nous quelquefois. C'est surtout refuser de voir en quoi cette pensée, loin d'être un simple et archéologique témoignage sur notre passé, constitue également l'une des plus justes et des plus urgentes réponses aux questions de notre présent.
[13]
Entre science et religion
Entre science et religion s'inscrit, dans son ensemble, la trajectoire intellectuelle d'Ernest Renan. Et c'est par là qu'il convient de commencer avant que de se pencher sur la conception du nationalisme qui habite cette oeuvre.
Au principe de celle-ci, il y eut la foi. Issu d'une modeste famille bretonne, Renan reçut de celle-ci le catholicisme comme en seul héritage. La religion demeura longtemps pour lui l'horizon obligé dans lequel s'inscrivirent ses doutes et ses certitudes, ses projets et ses réalisations. Elle fut pour lui, ainsi qu'il le relate dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, « cette grande école de foi et de respect » dans laquelle s'écoula la première partie de son existence. Il en restera marqué d'un « indestructible pli ».
À un bon élève comme lui, grandi dans la foi chrétienne, la carrière ecclésiastique semblait le plus enviable et le plus naturel des chemins. Enfant, Renan disait n'aspirer à rien d'autre qu'à devenir l'humble curé d'une paroisse de Bretagne. Un tel état serait celui qui conviendrait le mieux à sa foi, à son caractère studieux, à sa personnalité même, tournée vers l'idéal. Distingué pour ses succès scolaires, Renan obtint en 1838 une bourse d'études qui lui permit de venir à Paris compléter sa formation. Reçu au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, il y découvrit un monde totalement différent de celui qu'il venait de quitter : à l'austère et immuable catholicisme breton succéda une religion tournée vers le monde et la modernité. Ce fut pour le jeune séminariste une révélation que, de nombreuses années plus tard, il décrira dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse :
- « Ainsi le siècle pénétrait jusqu'à moi par toutes les fissures d'un ciment disjoint. J'étais venu à Paris formé moralement, mais ignorant autant qu'on peut l'être. J'eus tout à découvrir. J'appris avec étonnement qu'il y avait des laïques sérieux et savants ; je vis qu'il existait quelque chose en dehors de l'Antiquité et de l'Église, et en particulier qu'il y avait une littérature contemporaine digne de quelque attention. »
Le grand séminaire de Saint-Sulpice où Renan fut admis en 1841 devint pour lui le lieu de découvertes d'une tout autre nature : on y oubliait le présent pour s'y consacrer tout entier à l'étude de la religion. Saisi par une fièvre véritable de savoir, Renan y apprit l'allemand, la philosophie, la théologie et surtout l'hébreu. Progressant de manière impressionnante dans les domaines les plus ardus de la connaissance, il se constitua en l'espace de quatre années une culture historique, religieuse et philologique qui allait constituer la base nécessaire de son oeuvre à venir. Mais alors que ce savoir nouvellement acquis aurait dû faire avancer Renan sur le chemin de la foi et du [14] sacerdoce, ce fut l'inverse qui se produisit. À mesure que le jeune séminariste saisissait plus clairement les complexités, les difficultés du texte biblique, il s'en détachait, frappé soudain du caractère contradictoire et mythique d'un livre que les croyants tenaient pour dicté directement par l'Esprit de Dieu. Ainsi le fossé se faisait-il chaque jour plus large entre ce qu'on lui demandait de croire et ce qu'il lui était possible désormais de savoir.
Logique avec lui-même et fidèle à ce souci de la vérité auquel il s'était consacré, Renan décida donc de quitter le séminaire : au lieu de se faire homme d'Église, il deviendrait homme de science. En un passage devenu célèbre de ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Renan relate ce jour du 6 octobre 1845 où il descendit, « pour ne plus les remonter en soutane, les marches du séminaire Saint-Sulpice ». L'épisode a presque pris valeur de symbole. Les catholiques y virent le reniement d'un homme qui abandonnait la foi de son enfance pour s'abandonner aux errements du siècle. Les libres penseurs interprétèrent ce geste comme celui d'un individu rompant avec l'obscurantisme du passé pour n'accepter plus d'autres guides que la science et la raison. Aux yeux des uns et des autres, en tout cas, Renan apparut, selon le mot de Péguy, comme « le défroqué en chef ». Son acte était celui de tout un siècle qui, avec lui, passait de l'âge de la foi à celui de la raison.
On ne peut cependant résumer la trajectoire intellectuelle de Renan en une formule aussi simple. Chez lui, loin d'être simplement des termes antagonistes, science et religion sont engagées dans un passionnant chassé-croisé, un subtil jeu d'échos où ces pôles, en apparence opposés, échangent sans fin leur place et s'éclairent réciproquement.
Une religion de la science
Renan passe en effet moins de la religion à la science qu'il n'invente pour son siècle une véritable « religion de la science ». La foi ne meurt pas chez lui mais elle change d'objet : la Vérité devient le nouveau dieu d'un culte pour lui inédit, celui de la Raison et du Savoir. Nul n'est besoin de forcer les textes pour découvrir cela : en chaque page de Renan éclate ce « credo » rationaliste dans lequel se résument et se disent toutes ses convictions.
Plus qu'aucun autre ouvrage sans doute, L'Avenir de la science illustre cette foi nouvelle qui saisit Renan et avec lui son siècle. Publié en 1890 mais rédigé plus de quarante ans auparavant sous le choc de la Révolution de 1848, ce livre constitue le plus vibrant et le plus démesuré des éloges du savoir. Foisonnant et chaotique, il consiste pour son auteur en un long parcours à travers le champ de la connaissance et celui de l'histoire. La conclusion en est simple : le but de toutes choses est, par la science, de « réaliser la plus haute culture humaine possible ».
[15] Telle est la nouvelle religion que Renan propose à ses contemporains, tout en ne manquant pas de souligner ce qui la fait semblable et supérieure à la fois au catholicisme. Il écrit :
- « ... il y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu'elles atteignent une religion tout aussi suave, tout aussi riche en délices que les cultes les plus vénérables. J'ai goûté dans mon enfance et dans ma première jeunesse les plus pures joies du croyant, et, je le dis du fond de mon âmes, ces joies n'étaient rien comparées à celles que j'ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai. Je souhaite à tous mes frères restés dans l'orthodoxie une paix comparable à celle où je vis depuis que ma lutte a pris fin et que la tempête apaisée m'a laissé au milieu de ce grand océan pacifique, mer sans vagues et sans rivages, où l'on n'a d'autre étoile que la raison, ni d'autre boussole que son coeur. »
Pour Renan, « la religion, c'est savoir et aimer la vérité des choses ». Il s'ensuit logiquement qu'il n'est pas de plus haute religion que la science. Le savant est le prêtre véritable. Il consacre sa vie tout entière au culte de la raison, contribuant ainsi à cette marche en avant de l'humanité vers la vérité que constitue l'histoire. Le scientifique est à l'avenir, ce que le saint fut au passé. Renan écrit encore dans L'Avenir de la science :
- « Le principe de l'ascétisme est éternel dans l'humanité ; le progrès de la réflexion lui donnera une direction plus rationnelle. L'ascète de l'avenir ne sera pas le trappiste [...] ; ce sera l'amant du beau pur, sacrifiant à ce cher idéal tous les soins personnels de la vie inférieure. »
On saisit bien à la lecture des citations qui précèdent toute l'ambiguïté de la position de Renan : la science ne peut, pour lui, détrôner la religion que parce qu'elle est, elle-même, devenue religion.
Une science de la religion
À quoi cette raison, devenue reine, doit-elle, dès lors, se consacrer ? À l'intelligence du monde, bien entendu, mais c'est un objectif plus précis que Renan s'assigne dans L'Avenir de la science. Constatant qu'il n'est rien de plus important pour comprendre l'humanité que de comprendre les religions que celle-ci s'est données, il écrit :
- « ... le livre le plus important du XIXe siècle devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme. Oeuvre admirable que j'envie à celui qui la réalisera, et qui sera celle de mon âge mur, si la mort et tant de fatalités extérieures, qui font souvent dévier si fortement les existences, ne viennent m'en empêcher ! »
[16] L'espoir encore incertain du jeune érudit se fera réalité. Renan viendra à bout de cette oeuvre colossale dont il rêvait en 1848 et dont la rédaction et la publication s'échelonneront de 1861 à1882. Armé de sa prodigieuse culture religieuse et de sa profonde connaissance des langues anciennes, il dressera une vaste fresque historique qui, commençant avec la Vie de jésus et s'achevant avec Marc Aurèle, embrassera les premiers temps de l'histoire chrétienne.
De quelle nature est ce projet auquel Renan a consacré l'essentiel de son existence et dont la réalisation fit toute sa fierté ? Il s'agit, sinon exactement de fonder une « science de la religion », du moins d'appliquer les armes de la science à l'intelligence de la religion. Renan se propose en effet d'étudier le sacré dans une perspective toute profane, d'appliquer au texte biblique les mêmes méthodes, les mêmes techniques que celles qu'on applique aux autres textes antiques. Autrement dit, Renan cherche à comprendre la genèse du christianisme en se situant dans une perspective exclusivement historique et humaine, évacuant toute explication qui relèverait du surnaturel et de la foi. Il va interroger les textes avec minutie, les confronter, en souligner les contradictions, en vérifier l'authenticité, les soumettre à un examen approfondi que seule rend possible sa profonde culture philologique. Sur cette base, Renan va s'attacher à situer les acteurs du christianisme dans leur époque et leur milieu, à cerner leur psychologie, à distinguer, parmi les actes qu'on leur attribue, le vrai du faux. En un mot, il va s'essayer à une histoire véritable du christianisme.
Mais la perspective dans laquelle choisit de s'inscrire Renan est totalement incompatible avec celle du catholicisme. Lorsque Renan, en effet, discute de la véracité des faits rapportés par le Nouveau Testament, il ne peut que choquer des croyants qui tiennent les textes saints pour la parole même de Dieu. Plus encore, lorsqu'il se refuse à admettre toute intervention du surnaturel dans l'existence de jésus, il prive celle-ci de l'essentiel de sa signification aux yeux d'un chrétien.
La question des miracles est particulièrement sensible. La position de Renan est simple. Dans la préface de la treizième édition de sa Vie de jésus, il écrit :
- « Si le miracle et l'inspiration des livres sont choses réelles, notre méthode est détestable. Si le miracle et l'inspiration des livres sont des croyances sans réalité, notre méthode est la bonne. Or, la question du surnaturel est pour nous tranchée avec une entière certitude, par cette seule raison qu'il n'y a pas lieu de croire à une chose dont le monde n'offre aucune trace expérimentale. Nous ne croyons pas au miracle comme nous ne croyons pas aux revenants, au diable, à la sorcellerie, à l'astrologie. »
[17] Sur la base de ce présupposé de nature scientifique, tout l'effort de Renan va consister à faire la part de la légende et de l'histoire dans les récits que relatent les Évangiles. À chaque fois que le surnaturel surgit, Renan tentera d'en rendre compte en avançant des raisons d'ordre psychologique, affirmant soit que le miracle est purement et simplement une supercherie, soit qu'il est comme le produit fabuleux de l'imagination collective.
Une telle position ne pouvait être jugée que scandaleuse par les catholiques qui virent dans l'oeuvre de Renan une formidable « machine de guerre » tournée contre eux. Ils réagirent souvent avec violence, obtenant en 1862 la suspension du cours d'hébreu que Renan devait professer au Collège de France. La publication, l'année suivante, de la Vie de jésus fut l'occasion d'une gigantesque campagne de presse dirigée contre l'auteur. Ainsi que le rapporte Francis Mercury dans sa biographie, en l'espace de trois mois, trois cent vingt et une brochures parurent pour dénoncer le sacrilège dont s'était rendu coupable Renan. Dans l'imagination populaire, dans la conscience collective, Renan devenait, presque du jour au lendemain, le nouveau porte-drapeau de l'anti-cléricalisme.
L'harmonie des contraires
Renan était tout à fait conscient du rôle qu'on lui faisait jouer sur la scène intellectuelle de son temps. Et sans doute regrettait-il que sa célébrité ait été payée au prix d'un tel travestissement de sa pensée. Car, s'il se voulut incontestablement un rationaliste et un savant, il ne fut jamais cet adversaire résolu et impitoyable de la religion que combattirent en lui ses détracteurs. Renan restait encore pour cela attaché par trop de liens à l'Église et à la foi dans lesquelles il avait grandi. Dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, il confiait que sa sympathie allait davantage au prêtre qu'au libre penseur :
- « Je me reproche quelquefois d'avoir contribué au triomphe de M. Homais sur son curé. Que voulez-vous ? c'est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s'est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d'avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin ou saint Thomas d'Aquin, qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d'emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ! c'est bien dur à penser. »
Mais Renan - qui avait lu saint Augustin, saint Thomas d'Aquin et bien d'autres choses encore - ne fut jamais M. Homais : il ne brandit [18] jamais l'étendard de l'anti-cléricalisme simplet et expéditif. Sa position fut plus complexe et en cela plus intéressante.
Renan n'a jamais cessé en effet de marquer sa très grande admiration pour la personne de jésus et, d'une manière générale, pour tous les acteurs de l'histoire qu'il écrit. L'invention du christianisme est pour lui, sans conteste, l'événement le plus décisif et le plus positif de l'histoire de l'humanité tout entière. Et même à son époque, le catholicisme continuait pour lui à constituer un élément bénéfique à la civilisation et à la morale. Comment concilier une telle admiration avec ce que nous savons du rationalisme de Renan ? Celui-ci l'explique en de nombreux endroits de son oeuvre mais jamais avec autant de force et autant de clarté que dans sa préface aux Apôtres : la foi et la science, la religion et le rationalisme sont pour lui comme deux pôles opposés de la culture dont seul le jeu contradictoire permet à l'humanité de progresser sans fin vers sa réalisation ultime :
- « Rien ne doit régner ici-bas à l'exclusion de son contraire ; aucune force ne doit pouvoir supprimer les autres. L'harmonie de l'humanité résulte de la libre émission des notes les plus discordantes. Que l'orthodoxie réussisse à tuer la science, nous savons ce qui arrivera ; le monde musulman et l'Espagne meurent pour avoir trop consciencieusement accompli cette tâche. Que le rationalisme veuille gouverner le monde sans égard pour les besoins religieux de l'âme, l'expérience de la Révolution française est là pour nous apprendre les conséquences d'une telle faute. L'instinct de l'art, porté aux plus grandes délicatesses, mais sans honnêteté, fit de l'Italie de la Renaissance un coupe-gorge, un mauvais lieu. L'ennui, la sottise, la médiocrité sont la punition de certains pays protestants, où, sous prétexte de bon sens et d'esprit chrétien, on a supprimé l'art et réduit la science à quelque chose de mesquin. Lucrèce et sainte Thérèse, Aristophane et Socrate, Voltaire et François d'Assise, Raphaël et Vincent de Paul ont également raison d'être, et l'humanité serait moindre si un seul des éléments qui la composent lui manquait. »
Telle est, aux yeux de Renan, cette dynamique des contraires où science et religion s'opposent et se répondent pour mieux participer, dans leur écart, de la perpétuelle marche en avant de l'humanité.
On verra plus loin que cette « dynamique des contraires » constitue un aspect de la logique renannienne essentiel dans la définition de la Nation.
[19]
Renan politique : élitisme, libéralisme
et critique de la démocratie
Partagé entre science et religion, cherchant à réunir cette religion de la science à laquelle il se dédie et cette science de la religion à laquelle il travaille, Renan n'est donc pas d'abord un penseur du politique. C'est à ce titre pourtant qu'il va ici nous retenir.
Non pas que Renan ait, à l'instar de Lamartine ou Hugo, joué un rôle quelconque sur la scène politique de son temps. Sa principale tentative, en ce domaine, se solda par un échec : candidat aux élections de mai 1869 dans la circonscription de Meaux, il fut nettement battu. Mieux qu'aux séductions de la célébrité - et quoi qu'en aient dit des adversaires qui le présentaient comme un « penseur officiel » -, Renan sut résister aux tentations du pouvoir. En digne savant, il mettait toute la distance de l'objectivité et de la retenue entre lui-même et les enthousiasmes ou les égarements du combat politique.
Rien n'est plus significatif à cet égard que l'attitude qu'il adopte à l'occasion de la révolution de 1848. Âgé alors de vingt-cinq ans, Renan naît à la politique au moment des événements qui vont amener la création de l'éphémère seconde République. En une série de passionnantes lettres adressées à sa sœur - alors en Pologne -, il porte témoignage sur les troubles que traverse Paris. En des phrases superbes et violentes, il dénonce le règne de la bourgeoisie et prend le parti du peuple opprime et privé de toute forme d'éducation. Mais, très vite, chez Renan, la prudence reprend le dessus. Il ne saurait être question pour lui de se déclarer socialiste ou communiste. Tout comme Montaigne ou Pascal, il pense que l'ordre social est préférable au désordre. Il faut certes tout faire pour favoriser l'évolution positive de l'humanité ; mais il ne faut en aucun cas courir le risque de la révolution. Dans une lettre du 16 juillet 1848, Renan écrit :
- « Je ne regretterai pas la société présente quand je la verrai remplacée par une forme plus avancée ; mais en attendant que les nouvelles idées soient devenues acceptables et sociales, je veux qu'on conserve les bases actuelles, car cet état vaut encore mieux que le chaos ; et d'ailleurs il n'est pas impossible que, sans renversement radical, par la seule force des choses et en vertu de la réaction que les idées exercent sur ceux mêmes qui les combattent, la transformation s'opère légalement et sans secousse. »
Renan, s'il n'est pas exactement conservateur ou réactionnaire, est donc loin en tout cas de se vouloir révolutionnaire. Dans une autre lettre adressée à sa soeur et datée du 30 juillet, il fixe lui-même les trois principes dont il n'entend s'écarter sous aucun prétexte. D'abord, « ne prendre le fusil pour aucun parti, lors même que je croirais voir dans [20] l'un d'eux les droits les plus sacrés, les intérêts les plus sacrés, les intérêts les plus précieux de l'humanité ». Ensuite, « m'en tenir aux principes théoriques ; ne toucher jamais aux questions de fait ou de personnes, pas même aux moyens d'application pratique ». Enfin, « dans le moment actuel, ne manifester aucune opinion ». S'étant imposé à lui-même ces règles, Renan éprouve le besoin de préciser :
- « ... si je suis passablement hardi en pensée, je suis en pratique timide et cauteleux jusqu'à l'excès. »
De ce que, par euphémisme, nous nommerons une forme extrême de prudence, Renan ne se défera jamais entièrement. Il lui arrivera de s'engager, de prendre courageusement position sur tel ou tel problème, mais jamais il n'entrera entièrement dans l'arène politique pour y livrer combat.
C'est là une des raisons pour lesquelles il est si difficile de dire avec certitude ce que furent ses convictions politiques. D'autant plus que Renan ne s'est jamais laissé enfermer en quelque système que ce soit, n'a jamais fait acte d'allégeance à aucun parti. D'où une forme de souplesse que certains ont critiquée à tort comme de l'opportunisme. Si Renan - de la monarchie à la République en passant par l'Empire - s'est rallié à tous les régimes, il ne s'est donné à aucun. En 1886, il déclarait :
- « J'ai visé par-dessus tout, dans ma vie, à conserver le repos de ma conscience, et j'y ai réussi. je suis, par essence, un légitimiste ; j'étais né pour servir fidèlement, et avec toute l'application dont je suis capable, une dynastie ou une constitution tenues pour autorité incontestée. Les révolutions m'ont rendu la tâche difficile. »
En un temps de changement historique où il crut devoir sa fidélité aux souverains successifs que la France s'était donnés, Renan conserva-t-il une forme de philosophie politique constante ?
Il est certes difficile de mettre en évidence un quelconque dénominateur commun en cette matière. Un gouffre existe entre les généreuses proclamations de L'Avenir de la science et les tirades quasi réactionnaires de La Réforme intellectuelle et morale. Au risque de verser un peu dans la simplification, on peut cependant se risquer à définir ainsi la philosophie politique de Renan. Tout au long de son existence, il ne cessa d'affirmer que la meilleure des sociétés était celle qui permettait à l'humanité de progresser le plus sûrement sur la voie de la connaissance. Or il ne pouvait concevoir cette société autrement que sous la forme d'une collectivité organisée et hiérarchisée qui saurait faire servir les efforts de la majorité au progrès de la civilisation. En un mot, Renan fut élitiste. Pour lui, une société sans aristocratie pour la guider était une société perdue. Il le déclara notamment en 1871 :
- [21] « La conscience d'une nation réside dans la partie éclairée de la nation, laquelle entraîne et commande le reste. La civilisation à l'origine a été une oeuvre aristocratique, l'oeuvre d'un tout petit nombre (nobles et prêtres), qui l'ont imposée par ce que les démocrates appellent force et imposture ; la conservation de la civilisation est une oeuvre aristocratique aussi. Patrie, honneur, devoir sont choses créées et maintenues par un tout petit nombre au sein d'une foule qui, abandonnée à elle-même, les laisse tomber. »
Pour Renan, donc, seuls comptent le développement de l'esprit et cette aristocratie de l'intelligence qui y participe. L'objectif ultime est bien que l'ensemble de l'humanité accède un jour au règne ultime du savoir - d'où l'importance que Renan accorde à l'instruction. Mais en attendant, le peuple et l'individu doivent se soumettre à l'ordre social dont le caractère aristocratique et inégalitaire est une nécessité absolue.
Renan ira quelquefois très loin sur cette voie, affirmant même que la guerre, l'esclavage, l'inégalité peuvent être positifs car le peuple doit savoir sacrifier son bien-être et son bonheur pour que progressent l'esprit, la science et la civilisation. On lit ainsi dans L'Avenir de la science :
- « ... le sacrifice des individus est permis. Combien de générations il a fallu sacrifier pour élever les gigantesques terrasses de Ninive et de Babylone ! Les esprits positifs trouvent cela tout simplement absurde. Sans doute, s'il s'était agi de procurer des jouissances d'orgueil à quelque tyran imbécile. Mais il s'agissait d'esquisser en pierre un des états de l'humanité. Allez, les générations ensevelies sous ces masses ont plus vécu que si elles avaient végété heureuses sous leur vigne et sous leur figuier. »
Un précipice infranchissable - et qu'il ne servirait à rien de vouloir masquer - sépare donc Renan de l'idéal démocratique qui est aujourd'hui le nôtre. Avec la plupart des intellectuels de son temps, Renan était en effet convaincu du caractère instable, dangereux voire pernicieux de la démocratie : immature, le peuple était incapable d'assurer une fonction politique qui devait rester le monopole d'une élite ; l'égalité restait la plus dangereuse des utopies ; la démocratie serait au pire le plus indescriptible des chaos, au mieux le désolant règne de l'universelle médiocrité. Sur ce point, Renan ne variera guère et même lorsque, au soir de sa vie, il finira par se rallier au régime mis en place par la troisième République, il n'en cessera pas pour autant de considérer sans aucun enthousiasme la démocratie, se contentant de l'accepter comme un moindre mal.
Pour Renan, il ne fait donc pas de doute que la société doit être une hiérarchie car c'est à cette condition seulement qu'est possible la marche de l'humanité vers la civilisation. Cela dit, il faut se garder [22] d'un contresens que rend très facile l'immense décalage qui existe entre l'idéologie française de la fin du XIXe siècle et celle qui prévaut aujourd'hui : si Renan refuse l'idée démocratique, il n'est en rien le partisan aveugle d'un pouvoir fort et omniprésent, bien au contraire.
Si l'on veut à tout prix imposer à Renan le langage de la politique et des partis, on ne peut sans doute lui rendre justice qu'en le définissant comme un libéral. Cela est particulièrement clair si l'on se reporte à Questions contemporaines, un recueil d'articles publié par Renan en 1868. Dans le premier des textes rassemblés - « Philosophie de l'histoire contemporaine » (1859) -, rendant compte de la publication des Mémoires de Guizot, il se livre à une véritable profession de foi libérale. Il s'en prend avec beaucoup de vigueur à la toute-puissance d'un État qui nivelle et détruit tout, affirmant notamment : « La plus grande gloire des gouvernements est dans ce qu'ils laissent faire. »Dans la plus pure tradition libérale, Renan dresse le procès de la monarchie de juillet, accusant celle-ci d'avoir fait reculer la liberté de l'individu en développant le rôle de l'État. Le meilleur gouvernement est pour lui celui qui s'abstient de toute intervention laissant se faire de lui-même le développement de l'humanité :
- « ... le gouvernement n'est ni une machine de résistance ni une machine de progrès. C'est une puissance neutre, chargée, comme les podestats des villes d'Italie, de maintenir la liberté de la lutte, non de peser dans la balance pour l'un des partis. »
Au total, si l'on s'essaye maintenant à tracer le portrait politique de Renan, on ne peut manquer d'être frappé par le manque relatif d'originalité d'une pensée qui, quelquefois, n'est pas sans analogies avec celle d'un Guizot (1787-1874) ou d'un Tocqueville (1805-1859), ces deux grandes figures du XIXe siècle libéral. Au même titre que nombre d'intellectuels de son temps, Renan, en effet, assiste à la montée en puissance d'une idée démocratique qui éveille en lui des sentiments contradictoires. Favorable à une certaine conception de la justice sociale, il craint, en même temps, que le règne de l'égalité soit aussi celui de la médiocrité, que le peuple soit le plus terrible des tyrans et que la démocratie ne soit pour la France synonyme de décadence. Farouchement partisan de l'évolution scientifique et morale de l'humanité, Renan est l'adversaire irréductible de toute révolution politique à venir. Entre les incertitudes de l'aventure démocratique et les dangers d'un conservatisme systématique, il se met en quête, avec son temps, d'une impossible troisième voie. En ce sens, son oeuvre peut être lue avant tout comme la traduction des ambiguïtés et des contradictions de la pensée politique française du XIXe siècle.
[23]
Le choc de la défaite
Ces convictions, un choc va les ébranler, les mettre en mouvement : celui de la défaite française face à la Prusse en 1871. Renan fut un spectateur attentif et déchiré du conflit : il resta à Paris pendant pratiquement toute la durée de celui-ci. Et il n'est peut-être pas exagéré d'affirmer que, dans sa trajectoire intellectuelle, 1871 fut l'année du traumatisme majeur.
La raison en est que l'Allemagne avait toujours été comme la terre d'élection de Renan. Il en admirait profondément la culture, la pensée, la philosophie. La guerre était donc pour lui le choc monstrueux dans lequel s'affrontaient dans une lutte sauvage et sans merci les deux moitiés de lui-même : d'un côté, la France, sa patrie véritable ; de l'autre, l'Allemagne, sa patrie intellectuelle. Dans sa « Préface » à La Réforme intellectuelle et morale, Renan raconte comment il avait rêvé de travailler à « l'alliance intellectuelle, morale et politique de l'Allemagne et de la France, alliance entraînant celle de l'Angleterre, et constituant une force capable de gouverner le monde, c'est-à-dire de le diriger dans la voie de la civilisation libérale, à égale distance des empressements naïvement aveugles de la démocratie et des puériles velléités de retour à un passé qui ne saurait revivre ».
La guerre est donc pour Renan comme une sorte d'échec personnel et douloureux. Il écrit :
- « L'Allemagne avait été ma maîtresse ; j'avais la conscience de lui devoir ce qu'il y a de meilleur en moi. Qu'on juge de ce que j'ai souffert, quand j'ai vu la nation qui m'avait enseigné l'idéalisme railler tout idéal, quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Goethe s'est mise à suivre uniquement les visées d'un patriotisme exclusif... »
Bouleversé, Renan va chercher à apporter une réponse intellectuelle au problème historique dont il est le contemporain. Avec fébrilité, il va s'astreindre à penser la défaite de son pays, multipliant en l'espace de quelques mois les textes et les interventions, proposant de ce fait au lecteur des visages multiples et contradictoires.
Avec La Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), Renan se fait le critique extrêmement sévère de son propre pays. Analysant le mal dont la France est frappée, il présente ainsi la nation défaite :
- « ... un feu sans flamme ni lumière ; un coeur sans chaleur ; un peuple sans prophètes sachant dire ce qu'il sent ; une planète morte, parcourant son orbite d'un mouvement machinal ».
Les raisons de la défaite sont donc pour Renan moins militaires que morales et culturelles : l'instauration du suffrage universel, le règne [24] des valeurs de profit ont plongé la France dans un matérialisme qui prive les peuples de toutes les vertus qui leur sont nécessaires. Le développement de la démocratie - qui, pour Renan, est la racine de tous les autres maux - a privé la France de l'élite qui est indispensable à toute société. La nation était déjà sur la voie de la décadence lorsqu'elle fut frappée par le désastre de la défaite.
Quelles solutions Renan propose-t-il pour sortir le pays de l'ornière et lui rendre un présent digne de son passé ? Le vaincu doit dans une large mesure se donner le vainqueur pour modèle, s'imposer la discipline de fer qui a fait de la Prusse ce qu'elle est. Il faut répudier les erreurs de la démocratie et en revenir à une saine monarchie qui saurait confier le pouvoir à une aristocratie guidant et dominant la masse. Il faut redonner au pays, par l'instruction et le sens de la morale, une âme véritable. À cette condition seule, un remède pourra être apporté au « mal français ».
Disons-le : il est surprenant que La Réforme intellectuelle et morale de la France soit l'un des textes de Renan les plus souvent cités et les plus célèbres car il n'en est pas dans toute son oeuvre de plus exaspérant. On dirait que, frappé de plein fouet par le traumatisme de la guerre, Renan s'est replié d'un coup sur ses préjugés les plus étroits, s'est laissé aller à ses réflexes les plus viscéraux : la panique le saisit, le ressentiment l'habite, au même titre que le moindre des bourgeois parisiens. D'où le caractère proprement réactionnaire de La Réforme intellectuelle et morale de la France. Plus moralisateur que jamais, Renan ne cesse de répéter que la démocratie est un péché qui doit être expié par la souffrance et la défaite, épreuves nécessaires en vue de la rédemption collective du pays. A lire La Réforme intellectuelle et morale de la France, on croit quelquefois retrouver comme une pâle et détestable copie des Considérations sur la France de Joseph de Maistre ; de manière plus curieuse encore, on se prend à découvrir dans la voix de Renan comme les accents à venir du maréchal Pétain invitant les Français, au terme d'une autre défaite, à renoncer à« l'esprit de jouissance » pour se mettre au service d'une entreprise de régénération nationale.
Heureusement, Renan n'est pas tout entier dans le visage décevant de lui-même qu'il propose dans ce texte. La guerre fut aussi pour lui l'occasion d'une réflexion des plus fécondes et des plus justes sur la question du droit des nationalités. Cette réflexion prit la forme d'un dialogue engagé avec le savant allemand Strauss. Et autant, avec La Réforme intellectuelle et morale de la France, Renan semblait comme tristement prisonnier des conceptions les plus étroites et les plus rétrogrades, autant, dans ses lettres à Strauss, il semble parler au nom même de la vérité, de la justice et du droit.
Strauss (1808-1874) - si on veut le présenter en un mot - était en quelque sorte le Renan allemand - à moins que ce ne soit bien entendu Renan qui fût le Strauss français. Avant Renan, Strauss avait été l'auteur [25] d'une scandaleuse Vie de Jésus dans laquelle il tentait de distinguer le mythe et la réalité. Des deux côtés du Rhin - et quelles que soient leurs différences de méthode ou de principe -, ces deux savants incarnaient donc bien ce que la critique religieuse du XIXe siècle avait produit de plus riche et de plus fécond. La guerre allait-elle séparer ce que l'esprit et la science avaient réuni ? Strauss crut que non. Il publia dans la Gazette d’Augsbourg du 18 août 1870 une lettre ouverte à Renan dans laquelle il invitait le savant français à une réflexion commune sur les causes et les enjeux de la guerre. Renan répondit par la publication de deux textes écrits en septembre 1870 et en septembre 1871, et qui prirent place dans La Réforme intellectuelle et morale.
Il s'agissait dans l'esprit de Strauss comme dans celui de Renan de permettre à deux intellectuels de se situer « au-dessus de la mêlée » - comme le dira plus tard Romain Rolland -, d'échapper aux haines partisanes et aux préjugés nationaux, d'appliquer en un mot leur esprit lucide et impartial au conflit qui déchirait leurs nations respectives. L'échange entre les deux hommes prit cependant un tour tout différent et devint le lieu d'une violente polémique à la faveur de laquelle Renan s'opposa avec brio aux prétentions du nationalisme allemand.
Dans sa première lettre à Strauss - celle de septembre 1870 -, Renan adopte encore un ton très modéré. Il affirme attacher plus de prix aux valeurs de la culture universelle qu'aux intérêts de sa propre patrie :
- « Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu'un honnête homme doit l'être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d'une cause d'erreur. Ma philosophie, d'ailleurs, est l'idéalisme ; où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. »
Mais, derrière ces propos conciliants, la pomme de discorde est bien là qui, pour Strauss et Renan, comme pour la France et l'Allemagne, se nomme l'Alsace-Lorraine.
Les philosophes allemands justifiaient l'annexion des provinces françaises en arguant du fait que dans le passé celles-ci avaient appartenu à l'Allemagne ou par le fait qu'elles étaient germaniques par la langue ou par la race. Il était donc légitime, à leurs yeux, de revendiquer ces deux terres et de les faire rentrer dans le giron de l'Empire. Ce à quoi, de manière classique, la philosophie politique française répondait que la nationalité ne reposait en rien sur des critères objectifs mais avant tout sur la volonté des individus et le droit des peuples àdisposer d'eux-mêmes : les Alsaciens pouvaient bien, en fonction de critères historiques, raciaux ou linguistiques, se révéler plus proches des Allemands que des Français, ce qui comptait avant tout était leur volonté de rester français et de ne pas devenir des Allemands.
[26] Dans ses deux lettres à Strauss, Renan va se faire le champion de cette thèse. Dans la seconde surtout, avec un bonheur d'expression remarquable et un indéniable talent de polémiste, il s'en prend aux théories allemandes. Celles-ci vont chercher dans l'histoire de quoi justifier l'expansionnisme allemand ? Mais, répond Renan, à jouer au jeu des généalogies, on en arrive à la plus absurde des conclusions :
- « Presque partout où les patriotes fougueux de l'Allemagne réclament un droit germanique, nous pourrions réclamer un droit celtique antérieur, et, avant la période celtique, il y avait, dit-on, les Allophyles, les Finnois, les Lapons ; et avant les Lapons, il y eut les hommes des cavernes, il y eut les orangs-outans. Avec cette philosophie de l'histoire, il n'y aura de légitime que le droit des orangs-outans, injustement dépossédés par la perfidie des civilisés. »
À la « politique des races » qui va chercher ses discutables arguments dans l'histoire et dans l'ethnographie, Renan oppose donc la « politique du droit des nations » qui ne reconnaît qu'un seul principe : la liberté des peuples à déterminer l'ensemble national auquel ils veulent appartenir. Dans la polémique engagée avec Strauss sont déjà en germe les thèses essentielles de Qu'est-ce qu'une Nation ?
Qu'est-ce qu’une Nation ? :
le testament politique de Renan
Il faudra cependant plus de dix ans pour que les idées exprimées a l'occasion du dialogue avec Strauss rencontrent leur formulation définitive.
Renan est alors entré dans la dernière phase de son existence. Les années 1880 seront pour lui celles de la consécration. Membre de l'Académie française depuis 1878, nommé administrateur du Collège de France en 1883, il est parvenu aux places les plus prestigieuses que puisse compter le monde du savoir et de l'intelligence. Vingt ans après la parution de la Vie de jésus, les Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883) font de lui un écrivain populaire. Son grand oeuvre achevé, bouclée son Histoire des origines du christianisme, Renan se sent libre d'aborder les genres les plus divers - littérature autobiographique, drame philosophique, écrits de circonstance - où il donne toute la mesure d'un talent aux facettes changeantes. S'étant rallié au régime républicain, Renan prend place, par son influence, son prestige, et ce qu'il incarne, aux côtés de Hugo ou Michelet parmi les grands maîtres à penser de la culture française.
C'est dans un tel contexte que Renan prononce le 11 mars 1882, à la Sorbonne, sa célèbre conférence : Qu'est-ce qu'une Nation ? Lorsque le [28] texte en sera publié en 1887 dans un volume intitulé Discours et conférences, il en soulignera l'importance à ses yeux, déclarant :
- « Le morceau de ce volume auquel j'attache le plus d'importance, et sur lequel je me permets d'appeler l'attention du lecteur, est la conférence : Qu'est-ce qu'une Nation ? J'en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin : c'est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l'équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu'on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. »
À lire les lignes qui précèdent, on voit qu'il n'est pas excessif de présenter Qu'est-ce qu'une Nation ? comme le véritable testament politique de Renan. Et un testament qui, par sa force de vérité et de justice, efface de manière éclatante tout ce que l'oeuvre antérieure a pu affirmer de discutable ou de condamnable. Renan mérite qu'on se souvienne de lui, ainsi qu'il l'a souhaité, non comme le rétrograde penseur de La Réforme intellectuelle et morale de la France mais comme l'auteur de Qu'est-ce qu'une Nation ?
[27]
Strauss et Renan :
une querelle de droits d'auteur
Peut-être rien ne permet-il mieux de saisir la violence des sentiments qui habitèrent et opposèrent Français et Allemands en 1870 que l'étude comparée des deux lettres qu'à un an d'intervalle Ernest Renan adressa au savant allemand Strauss.
La première, datée du 13 septembre 1870, est d'une remarquable élévation de ton. Renan n'y trouve pas d'expression assez forte pour dire l'admiration qu'il porte à la culture allemande et le respect qu'il éprouve pour son interlocuteur. Tout en prenant la défense de sa patrie vaincue, il invite à une réconciliation politique entre les deux belligérants.
La « Nouvelle Lettre à M. Strauss » - datée elle du 15 septembre 1871 - est d'une tout autre veine. L'image des purs savants communiant dans le même souci de la vérité et de la justice, tandis que les peuples fanatiques se déchirent, éclate en morceaux. Renan « vide son sac », il épanche son ressentiment, il manifeste à l'endroit de son interlocuteur une indignation dont les causes sont les plus légitimes mais aussi quelquefois les plus mesquines.
Renan débute en effet en se plaignant de ce que Strauss, n'ayant pu obtenir la publication dans la Gazette d’Augsbourg de sa lettre précédente, ait fait paraître celle-ci en brochure, sans l'avoir consulté et en versant le montant de ses droits d'auteur à un « établissement d'invalides allemands » :
- « Dieu me garde de vous faire une chicane au point de vue de la propriété littéraire ! L'œuvre à laquelle vous m'avez fait contribuer est d'ailleurs une oeuvre d'humanité, et, si ma chétive prose a pu procurer quelques cigares à ceux qui ont pillé ma petite maison de Sèvres, je vous remercie de m'avoir fourni l'occasion de conformer ma conduite à quelques-uns des préceptes de Jésus que je crois les plus authentiques. Mais remarquez encore ces nuances légères. Certainement, si vous m'aviez permis de publier un écrit de vous, jamais, au grand jamais, je n'aurais eu l'idée d'en faire une édition au profit de notre hôtel des Invalides. Le but vous entraîne ; la passion vous empêche de voir ces mièvreries de gens blasés que nous appelons le goût et le tact. »
Visiblement irrité par l'arrogance de son interlocuteur allemand, Renan n'hésite pas à frapper fort, mêlant aux arguments les plus justes de nombreux « coups bas ». Il affirme notamment que l'esprit français est nécessaire à un monde qui périrait d'ennui s'il était dominé tout entier par l'insupportable lourdeur germanique :
- « ... si tout le monde était fait à votre image, le monde serait peut-être un peu morne et ennuyeux ; vos femmes elles-mêmes, supportent avec peine cette austérité trop virile. Cet univers est un spectacle qu'un dieu se donne à lui-même. Servons les intentions du grand chorège en contribuant à rendre le spectacle aussi brillant, aussi varié que possible. »
On est, on le voit, aux antipodes du culte germanique que, un an auparavant, manifestait encore la première lettre de Renan à Strauss. Le penseur français ne fait plus, avec élévation, l'éloge de l'Allemagne de Goethe ; il prononce, avec virulence, la condamnation de la Prusse de Bismarck.
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Renan : la vie et les oeuvres
- 23 février 1823 : naissance à Tréguier en Bretagne.
- 1838-1841 : doté d'une bourse, Renan quitte la Bretagne pour Paris où il étudiera trois ans au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
- 1841-1845 : Renan poursuit sa formation au grand séminaire du diocèse de Paris, à Issy puis à Saint-Sulpice. Il apprend l'hébreu, l'allemand, la philosophie. Recevant la tonsure puis les ordres mineurs, il s'engage sur la voie qui devrait le mener au sacerdoce mais les doutes relatifs à sa vocation religieuse se font de plus en plus forts.
- Octobre 1845 : conscient du caractère incertain de sa foi religieuse, Renan quitte le séminaire rompant ainsi avec le catholicisme de ses années de formation.
- 1846-1848 : gagnant sa vie comme surveillant et répétiteur, Renan passe successivement le baccalauréat (janvier 1846), la licence de lettres (octobre 1846) et enfin l'agrégation de philosophie (septembre 1848). Parallèlement, il commence à se faire connaître par une série d'articles et d'études dont son Essai historique et théorique sur les langues sémitiques en général et sur la langue hébraïque en particulier (1847) qui lui vaut le prix Volney, décerné par l'Institut de France.
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- 1848-1852 : Renan travaille simultanément a son premier grand livre - L'Avenir de la science - qui, terminé en 1849, ne sera publié qu'en 1890, et à sa thèse de doctorat, Averroès et l'averroïsme (1852). Il voyage en Italie (1849-1850), en Allemagne (1850), en Angleterre (1851). Peu désireux d'enseigner dans un collège, il obtient un poste à la Bibliothèque nationale (1851).
- 1852-1859 : en 1856, Renan épouse Cornélie Scheffer qui lui donnera trois enfants. Contesté par certains, il assoit cependant sa réputation grâce aux articles et aux traductions qu'il publie : Études d'histoire religieuse (1857), Essais de morale et de critique (1859).
- 1860-1861 : responsable d'une mission scientifique, Renan quitte la France pour le Moyen-Orient. Il est accompagné de sa confidente de toujours, sa soeur Henriette, qui trouvera la mort durant le voyage.
- 1862 : Renan obtient la chaire d'hébreu du Collège de France. Il est cependant suspendu à l'issue de son cours d'ouverture ayant « exposé des doctrines qui blessent les croyances chrétiennes et qui peuvent entraîner des agitations regrettables ». Révoqué en 1864, il ne sera réintégré dans sa chaire qu'en 1870.
- 1863 : Renan publie sa Vie de Jésus, premier volume de son Histoire des origines du christianisme. Le succès est immédiat et le scandale considérable. Feront suite à la Vie de Jésus : Les Apôtres (1866), Saint Paul (1869), L'Antéchrist (1873), Les Évangiles (1877), L'Église chrétienne (1879), Marc Aurèle (1882).
- 1869 : ayant publié l'année précédente un livre de Questions contemporaines (1868), Renan s'engage dans la vie politique. Il se présente sans succès aux élections législatives.
- 1870-71 : en voyage avec le cousin de l'empereur, Renan rentre en France à la nouvelle de la déclaration de guerre. Il rédige ou publie une série de textes fortement marqués par le choc de la défaite : Dialogues philosophiques (1876), La Réforme intellectuelle et morale de la France (1871).
- 1878 : Renan est élu à l'Académie française. La même année, il publie Caliban. Trois autres drames philosophiques suivront : L'Eau de jouvence (1880), Le Prêtre de Némi (1885) et L'Abbesse de Jouarre (1886).
- 1882 conférence à la Sorbonne : Qu'est-ce qu'une Nation ?
- 1883 publication des Souvenirs d'enfance et de jeunesse qui contribue beaucoup à la popularité de Renan en proposant de lui une image plus accessible au public.
- 1887 : début de la publication du dernier grand ouvrage de Renan : Histoire du peuple d’Israël. Celui-ci complète l'Histoire des origines du christianisme.
- 1892 : mort de Renan.
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On trouvera ci-dessous le texte intégral de la conférence Qu'est-ce qu'une Nation ? prononcée par Ernest Renan à la Sorbonne le 11 mars 1882. Cette conférence parut le 26 mars 1882 dans le bulletin hebdomadaire de l'Association scientifique de France. Elle sera, par la suite, éditée à différentes reprises sous forme de plaquette.
Cette conférence n'étant pas disponible actuellement en édition bon marché, il nous a semblé intéressant d'en donner ici le texte intégral. Nous avons utilisé le texte des œuvres complètes de Renan publiées par les éditions Calmann-Lévy.
Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon d'Athènes et de Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de l'Empire carlovingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les nations comme la France, l'Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes ; - les confédérations à la façon de la Suisse, de l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui tous existent, ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d'âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d'arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l'origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c'est presque de la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d'ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l'impartialité la plus absolue.
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I
Depuis la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable. Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon 1er. personne probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel Empire romain ou d'un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait.
Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire. L'antiquité ne les connut pas ; l'Égypte, la Chine, l'antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C'étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu'il n'y a de citoyens chinois. L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L'Empire assyrien, l'Empire persan, l'Empire d'Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes assyriens ; l'Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la civilisation.
L'Empire romain fut bien plus près d'être une patrie. En retour de l'immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de l'Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de « la paix romaine », opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l'acception moderne. La scission de l'Orient et de l'Occident était inévitable. Les essais d'un empire gaulois, au ni' siècle, ne réussirent pas. C'est l'invasion germanique qui introduisît dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l'existence des nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu'aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races ; mais ils imposèrent des dynasties et une [33] aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables de l'ancien Empire d'Occident, lesquelles prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l'empire franc refait un moment l'unité de l'Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l’Italie, l'Espagne s'acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s'épanouir aujourd'hui. Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l'oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de Gondebaud, d'Alboin, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence d'une autre particularité importante : c'est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n'eurent depuis l'établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la population bretonne s'enfuit et d'ailleurs, le latin n'était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve siècle, Clovis et les siens n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des mœurs des envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français. L'idée d'une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une différence ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La [34] même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n'en avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas auparavant.
L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L'unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait.
C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est Burgonde, Alain, Taïfale, Visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée par une dynastie, comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été par la volonté directe des provinces, comme c'est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c'est le cas pour l'Italie et l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France [35] d'avoir, par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n'en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l'a créée a disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n'en est pas une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ? Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d'accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de raisonnements ; mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions où s'embrouillent les esprits superficiels.
II
À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d'abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l'a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une famille d'origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à l'étroite lisière du traité de Verdun fut bien l'acquisition personnelle de cette maison. À l'époque où furent faites les annexions, on n'avait l'idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et de l'Écosse fut de même un fait dynastique. L'Italie n'a tardé si longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l'unité. Chose étrange, c'est à l'obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu'elle a pris un titre royal [1]. La Hollande, qui s'est créée elle-même, par un acte d'héroïque résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d'Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.
Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d'additions successives, n'ont aucune base dynastique. je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de l'avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle avait changé toute chose. L'homme était revenu, après des siècles d'abaissement, à l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en physiologie, [36] la tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le cœur.
Il faut donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister, Le vieux principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?
I. - De la race, disent plusieurs avec assurance.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.
Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité antiques n'étaient qu'une extension de la famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes, de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l'Empire romain. La situation est tout autre. Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l’Empire romain une alliance intime, et, par l'effet de ces deux incomparables agents d'unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles.
L'invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie. Les découpures de royaumes barbares n'ont rien d'ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des populations qu'ils subordonnaient était pour eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui s'opérèrent dans la suite du moyen âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de la tendance qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la [37] Franche-Comté ne se souvenaient plus d'une origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois.
La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le pays où l'ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les proportions sont singulièrement difficiles à définir.
La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir de l'Elbe, est slave. Et les parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus.
Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes physiologistes dans deux sens tout à fait différents [2]. Pour les anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. Les mots de brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans les ténèbres incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non, assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très improprement la race anglo-saxonne [3] n'est ni le Breton du temps de César, ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande chaudière où, sous la [38] présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population normande de la côte voisine. Au xi' siècle, l'œil le plus pénétrant n'eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe Auguste ne prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens, est donc quelque chose qui se fait et se défait. L'étude de la race est capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.
Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son importance. L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n'y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n'a pas le droit d'aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : « Tu es notre sang ; tu nous appartiens ! » En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez aujourd'hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l'ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est bon de savoir oublier.
J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une science d'un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ; c'est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d'une dissertation plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : « Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être Celte ; non, vous êtes Germain. » Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes Slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la vérité.
II. - Ce que nous venons de dire de la race,
il faut le dire de la langue.
La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ces idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.
[39] Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l'Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident Pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle on s'unit pour la vie et pour la mort.
Cette considération exclusive de la langue a, comme l'attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni Français, ni Italiens, ni Allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec l'antiquité, le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain, et ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !
III. - La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante
à l'établissement d'une nationalité moderne.
À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas Athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure [4], c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas Athénien. [40] D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du moyen âge. On n'était pas bon Vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon Amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des voeux au premier jour de l'an.
Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans les royaumes sortis de la conquête d'Alexandre, ne l'était surtout plus dans l'Empire romain. Les persécutions d'Antiochus Épiphane pour amener l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'Empire romain pour maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire. Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de religion d'État ; on peut être Français, Anglais, Allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importance dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.
IV. - La communauté des intérêts est assurément
un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.
V. - La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles,
a certainement une part considérable dans la division des nations.
La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante à priori ? je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des [41] concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.
Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je n'aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention.
III
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.
Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : « avoir souffert ensemble » ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans [42] l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : « Tu m'appartiens, je te prends. » Une province, Pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'oeuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !
Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. « Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens &une simplicité enfantine. » - Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.
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Pistes de lecture
1. La conférence du professeur Renan
Le texte de Qu'est-ce qu'une Nation ? est celui d'une conférence qui fut prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882. On ne saurait donc s'étonner de son caractère didactique. L'exposé de Renan est un modèle de rhétorique, un chef-d'oeuvre de pédagogie.
Un professeur, du haut de sa chaire, s'adresse ici à son auditoire, soucieux avant tout d'expliquer et de convaincre. Chaque argument se trouve introduit, développé, illustré, résumé et s'intègre harmonieusement dans le développement d'ensemble dont il participe. Chaque idée avancée est aussitôt confrontée aux inévitables objections qu'elle soulève - objections qui sont à leur tour réfutées, permettant ainsi à la pensée de l'auteur de s'affirmer et de progresser en direction d'une conclusion solide et synthétique.
D'où le caractère extrêmement clair et rigoureux de la démonstration que Renan nous soumet avec Qu'est-ce qu'une Nation ? De manière classique, celui-ci nous présente sa thèse en trois temps.
Cherchant à définir ce qui constitue une Nation, il commence par explorer la genèse et la nature de ce phénomène historique. Pour Renan, la division de l'Europe en Nations n'est intelligible que si l'on remonte jusqu'à l'époque des invasions germaniques. Renversant l'ordre du monde ancien, celles-ci ont créé les conditions de l'émergence d'États modernes qui tirent leur unité de ce que les individus y partagent la même religion, la même langue et la même mémoire historique. Le processus fut long, complexe et variable selon le pays que l'on considère, mais il aboutit à cette Europe moderne, divisée en Nations à laquelle nous appartenons encore aujourd'hui.
Dans la deuxième partie de sa conférence, Renan, abandonnant le domaine de l'histoire pour celui de la philosophie politique, s'attache à définir ce qui est le fondement de l'identité nationale. II réfute en fait toute une série de critères qui lui semblent impropres à rendre compte du phénomène qu'il décrit. Pour Renan, en effet, ni la fidélité à une dynastie, ni la race, ni la langue, ni la religion, ni l'intérêt économique, ni enfin la géographie ne définissent une Nation.
Ayant rejeté la plupart des théories du fait national, Renan avance enfin sa propre conception. La Nation, pour lui, se définit par la réunion de deux éléments dont l'un appartient au passé et l'autre au présent : d'un côté, un héritage [44] historique commun et, de l'autre, la volonté de vivre ensemble aujourd'hui. A cette double condition seulement, il est possible de parler de Nation. Telle est, conclut Renan, la saine théorie dont toute politique juste devrait s'inspirer.
2. Un texte de combat
Il est difficile donc d'imaginer texte plus didactique que celui de Renan. La charpente rhétorique de la démonstration, la clarté pédagogique de la présentation ne doivent pas cependant faire illusion. Derrière l'impassible savant qui cite et commente, derrière l'objectif professeur qui soumet son discours à toutes les règles d'usage vit un autre Renan qui ne se cache qu'à demi : le cours en Sorbonne est aussi un texte de combat.
Certes, à aucun moment, Renan ne nomme ses adversaires, jamais il n'aborde directement de question politique. Si bien que le lecteur négligent peut céder à l'illusion que Qu'est-ce qu'une Nation ? ne serait rien de plus qu'une leçon abstraite de théorie, de philosophie et d'histoire. Rien de plus inexact bien entendu car il n'est pas dans ce texte d'exemple qui ne soit argument, de réflexion qui ne soit prise de position. Que l'on creuse un tant soit peu la surface du texte, et l'on en découvrira, non pas la « froideur » et « l'impartialité », mais bien au contraire la nature proprement polémique.
Toute la démonstration de Renan tourne en effet autour de la question - jamais mentionnée mais toujours présente - de l'annexion par l'Allemagne de l'Alsace et de la Lorraine. Et dans cette perspective, Qu'est-ce qu'une Nation ? peut être lu comme un puissant et direct plaidoyer pour la libération des deux provinces conquises. Si Renan s'y attache à démontrer que ni la race ni lala langue ne déterminent la nationalité, c'est bien entendu parce que ces deux arguments avaient été mis en avant par les savants allemands au moment de l'annexion. S'il insiste avec tant de force sur le consentement des populations à vivre dans un ensemble national donné, c'est pour montrer ce que peut avoir d'inique le pouvoir allemand imposé de force par la Prusse à l'Alsace et à la Lorraine.
Texte théorique, Qu'est-ce qu'une Nation ? se veut donc également un texte politique - et cela au sens le plus noble du mot.
3. Renan et ses précurseurs :
de Michelet à Fustel de Coulanges
Si l'on veut estimer à sa juste valeur l'apport de Renan, sans doute convient-il tout d'abord de ne pas en exagérer l'originalité.
Ainsi lorsque Renan définit la volonté comme la source - ou plus exactement l'une des deux sources - de l'identité nationale, il ne fait que reprendre à son compte un principe qui avait été posé par la Révolution et qui appartenait depuis lors au patrimoine de la philosophie politique française. Renan s'inscrit donc très clairement dans une tradition qu'il renouvelle et illustre. Sans difficulté aucune, il est de ce fait possible de retrouver dans son texte comme la marque d'autres grandes réflexions théoriques qui l'ont précédé.
La dette de Renan à l'égard du grand historien Michelet (1798-1874) est tout particulièrement visible. Lorsque l'auteur de Qu'est-ce qu'une Nation ? exalte dans la Nation « une âme », « un principe spirituel », « une grande solidarité », « le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore », il reprend les mots mêmes avec lesquels Michelet, dans Le Peuple [45] (1848), chantait la patrie française. De l'un à l'autre de ces historiens passe encore la conviction qu'une Nation n'est grande que dans la mesure où elle s'arrache à tous les déterminismes pour se construire elle-même en un acte héroïque de sa volonté. Niant l'importance de la géographie, de la race ou de la langue, Renan définit la Nation comme un « plébiscite de tous les instants ». Michelet, quant à lui, dans la Préface de 1869 à son Histoire de France écrivait :
- « La France a fait la France, et l'élément fatal de race m'y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive, qu'on appelle homme. L'homme est son propre Prométhée. »
Plus frappante encore est la proximité entre les thèses de Renan et celles de Fustel de Coulanges (1830-1889) qui, moins célèbre que Michelet, fut pourtant l'un des grands historiens du XIXe siècle. Ayant dû quitter Strasbourg où il était professeur, il publia à Paris un texte intitulé L'Alsace est-elle allemande ou française ?, et qui développe une argumentation remarquablement similaire à celle que Renan proposera en 1882. Le prétexte lui en avait été fourni par la parution dans deux journaux italiens de lettres signées de l'historien allemand Mommsen dans lesquelles celui-ci s'en prenait à la France avec violence. Fustel de Coulanges répliqua à Mommsen tout comme Renan allait répliquer à Strauss. Leurs arguments, comme on va le voir, ne sont pas sans ressemblances. Fustel de Coulanges déclare en effet :
- « Ce qui distingue les nations, ce n'est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur coeur qu'ils sont un même peuple lorsqu'il§ ont une communauté d'idées, d'intérêts, d'affections, de souvenirs et d'espérances. Voilà ce qui fait la patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie, c'est ce qu'on aime. Il se peut que l'Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. »
Indiscutablement ici, le Fustel de Coulanges de 1870 ouvre la voie au Renan de 1882.
4. Une synthèse personnelle
La démonstration de Qu'est-ce qu'une Nation ? doit cependant autant aux textes antérieurs de Renan qu'à ceux de Michelet ou de Fustel de Coulanges. Elle avait été préparée en effet par toute une série de textes théoriques et politiques qui ponctuent l'itinéraire intellectuel de leur auteur. Ainsi Philosophie de l'histoire contemporaine (1859) apparaît à bien des égards comme une première ébauche des considérations historiques exprimées en 1882. De manière plus claire encore, tous les textes repris dans La Réforme intellectuelle et morale (1871) participent d'une réflexion qui semble comme à la recherche encore de sa meilleure formulation. Une grande part de Qu'est-ce qu'une Nation ? s'exprime déjà dans le feu de la polémique qui oppose Renan à Strauss. Si bien qu'il n'est pas du tout interdit de présenter la conférence de Renan comme la synthèse personnelle à laquelle il parviendrait enfin en 1882 : rassemblant l'essentiel de son érudition et le meilleur de ses convictions en un texte dense, juste et définitif.
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Racisme de Renan
Il a été à la mode, ces dernières années, d'intenter avec talent des procès posthumes à tout ce que la culture française a compté de prestigieux dans le passé. On révélait ainsi que Voltaire était l'un des précurseurs de l'antisémitisme. On démontrait que Rousseau était directement responsable du bain de sang de la Terreur.
Sans doute Renan n'a-t-il échappé pour l'essentiel à ce « jeu de massacre » intellectuel que grâce à l'oubli dans lequel son oeuvre est tombée. Il aurait pourtant fait une victime de choix à sacrifier sur l'autel des droits de l'homme. En se livrant à un habile montage de citations, on peut en effet sans difficulté aucune le présenter comme un fasciste en puissance, comme un odieux raciste, comme un antisémite militant.
On lit ainsi dans la préface aux Dialogues et fragments philosophiques :
- « Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc. Il ne suit pas de là que cet abominable esclavage américain fût légitime. Non seulement tout homme a des droits, mais tout être a des droits. Les dernières races humaines sont bien supérieures aux animaux ; or nous avons des devoirs même envers ceux-ci. »
Curieux et bien spécieux raisonnement qui semble ne fonder le droit des Noirs que sur la reconnaissance des devoirs de la race blanche envers les animaux !
Pour Renan, il ne fait donc pas de doute qu'il existe une hiérarchie des races. Et même à l'intérieur de ce qui compose à ses yeux la part supérieure de l'humanité, il n'hésite pas à distinguer, affirmant sans hésitation la supériorité de l'Occident sur l'Orient, de l'Europe sur Israël. Dans L'Avenir religieux des sociétés modernes (1860), réfutant la thèse avancée par un certain Salvador, il affirme :
- « M. Salvador invite le siècle à regarder vers l'Orient et le sud ; nous autres, nous lui disons : Fuyez vers le nord et vers l'ouest. L'Orient n'a jamais rien produit d'aussi bon que nous [...]. Restons Germains et Celtes ; gardons notre « évangile éternel », le christianisme tel que l'a fait notre verte et froide nature. Tout ce qu'il y a de bon dans l'humanité s'y est greffé, tout progrès moral s'est identifié avec lui. »
Il est inutile sans doute de souligner ce que peuvent avoir de sinistre les déclarations qui précèdent lorsqu'on s'autorise l'anachronisme qui consiste à les lire à la lumière de ce que l'histoire du XXe siècle nous a appris.
L'honnêteté intellectuelle oblige cependant à dire que Renan n'est pas tout entier dans le portrait terrible qui vient d'en être esquissé. Car, s'il a bien toujours considéré la race noire comme une race inférieure, il est aussi celui qui s'est dressé contre la philosophie allemande pour affirmer :
- [47] L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral. »
De même, il est vrai que, pour Renan, le christianisme est le dépassement du judaïsme : dans la marche en avant de l'humanité, Israël passe à l'Occident le flambeau de la civilisation dont, du coup, il se dépossède. Mais il faut savoir également que, dans une France marquée par un antisémitisme si fort qu'il nous est difficile aujourd'hui de l'imaginer, Renan passait bien plus pour un défenseur de la communauté juive que comme l'un de ses adversaires. Sa monumentale Histoire du peuple d'Israël chantait la grandeur passée de la Nation juive et joua un rôle non négligeable dans la prise de conscience par la communauté juive en France de sa propre identité et de la dignité de sa culture.
Si bien que le visage que Renan nous propose se présente une fois de plus comme contradictoire. D'un côté, Renan reste bien prisonnier des préjugés de son temps et de son milieu. Mais, simultanément, il est celui qui trace, en dehors de ces préjugés, une voie juste qu'il n'ose cependant emprunter lui-même jusqu'au bout.
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5. Une définition contradictoire
L'essentiel de Qu'est-ce qu'une Nation ? réside dans la définition double que Renan formule à l'issue de sa conférence :
- « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. »
On ne retient d'ordinaire de cette double définition que le second des éléments qu'elle combine : Renan serait alors le théoricien qui aurait affirmé que la Nation est le pur produit de la volonté de ceux qui la composent. Ce n'est pas là un total contresens car c'est bien cette dimension de l'identité nationale que Renan, en réaction à la philosophie allemande, privilégie.
Cependant, la définition proposée par Renan est plus complexe. Si Renan insiste bien sur la liberté des peuples et des individus à choisir eux-mêmes leur sort, cette liberté doit selon lui s'enraciner dans un passé commun ; elle n'a de sens que de se développer à partir d'un héritage reçu et partagé. Curieusement, Renan semble donc bien combiner deux théories opposées de la Nation : celle qui va chercher dans le passé le fondement même de l'identité collective et celle qui n'accepte pour un groupe d'autre lien que le désir manifesté de vivre ensemble. La France apparaît dès lors à la fois comme un héritage et un projet : elle nous donne ce que nous sommes mais, simultanément, nous la faisons ce qu'elle est.
Il y a bien là contradiction. Car Renan semble affirmer à la fois que nous sommes soumis entièrement au poids de notre passé et totalement libres du visage que nous voulons attribuer à notre présent.
Mais ce caractère contradictoire de la définition est peut-être justement ce qui en fait la force et non la faiblesse. Pour Renan, les contraires, loin de s'exclure, doivent en effet se répondre. C'est dans leur équilibre, leur jeu, leur harmonie et leur écart que résident la justice et la vérité. Il en allait ainsi des rapports entre science et religion. Il en va de même dans cette fragile et nécessaire construction historique qu'est la Nation. Hésitant entre la fidélité à un passé et l'invention d'un présent, entre la soumission à ce que nous avons reçu et la création de ce que nous avons choisi, la Nation est inévitablement une réalité double et contradictoire. Mais à ce contradictoire, nous sommes voués. Et la grandeur de Renan est de nous le rappeler car ci rien n'est possible qui ne s'enracine dans l'histoire, rien n'est légitime qui ne se fonde dans le droit des peuples et des individus à disposer d'eux-mêmes.
[1] La maison de Savoie ne doit son titre royal qu'à la possession de la Sardaigne (1720).
[2] Ce point a été développé dans une conférence dont on peut lire l'analyse dans le bulletin de l’Association scientifique de France, 10 mars 1878 : Des services rendus aux Sciences historiques par la Philologie.
[3] Les éléments germaniques ne sont pas beaucoup plus considérables dans le Royaume-Uni qu'ils ne l'étaient dans la France, à l'époque où elle possédait l'Alsace et Metz. La langue germanique a dominé dans les îles Britanniques, uniquement parce que le latin n'y avait pas entièrement remplacé les idiomes celtiques, ainsi que cela eut lieu dans les Gaules.
[4] Aglaure, c'est l'Acropole elle-même, qui s'est dévouée pour sauver la patrie.
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