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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Saint-Just (1767-1794), THÉORIE POLITIQUE. (1976)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Louis Antoine Léon de Saint-Just (1767-1794), THÉORIE POLITIQUE. Textes établis et commentés par Alain Liénard. Paris: Les Éditions du Seuil, 1976, 312 pp. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.

[9]

THÉORIE POLITIQUE

Introduction

Encore un Saint-Just ! ne manqueront pas de s'exclamer certains. En effet depuis le 9 thermidor, la figure du grand conventionnel a suscité une abondante littérature : études, commentaires, éditions des œuvres. Et cette littérature se caractérise souvent par une grande médiocrité. Il a fallu attendre les années 1948-1951 pour que M. Soboul nous démontre le peu de rigueur scientifique des éditions existant [1]. Et depuis beaucoup n'ont pas tenu compte de ses remarques.

C'est une des raisons qui nous ont poussé à préparer cette édition des principaux textes de théorie politique de Saint-Just. En effet il n'existe à l'heure actuelle sur le marché en France qu'une seule édition véritablement scientifique, celle de M. Soboul. Mais elle ne comprend qu'un choix de discours et de rapports, ce qui est loin d'être la totalité de l'œuvre de Saint-Just [2]. Nous avons pensé qu'il pourrait être utile de mieux faire connaître la pensée de Saint‑Just en donnant au public un aperçu de ses réflexions plus systématisées.

Il y a bien sûr dans ce choix une part d'arbitraire. Les conceptions théoriques de Saint-Just sont aussi à l'œuvre dans ses discours et ses rapports. On ne saurait dissocier une pure réflexion d'une action qui n'aurait pas de signification théorique. L'une et l'autre sont étroitement liées. Mais comme il existe une excellente édition des principaux discours, nous avons préféré donner ici des textes qui pour [10] la plupart, bien qu'ils ne soient pas inédits, ne sont plus disponibles sur le marché, ou qui le sont dans des versions d'une valeur scientifique contestable. Nous espérons qu'en étudiant à la fois les discours et les textes théoriques on pourra se faire une idée plus précise du système politique sur lequel s'appuyait l'action de ce personnage qui a tant fasciné et que l'on n'étudie le plus souvent que sur le mode romanesque.

La publication dans un format de poche nous a contraint d'alléger l'appareil critique et le choix des textes. Nous sommes conscient qu'une édition des Œuvres complètes de Saint-Just reste à faire, mais il s'agit là d'un travail considérable qui n'était point de notre propos. On peut toutefois estimer qu'avec ce volume et celui des discours on dispose d'une vue significative de l'œuvre de Saint-Just.

Qu'il nous soit permis de remercier Jacques Julliard sans qui notre projet n'aurait pu se réaliser.


À LA RECHERCHE DES INSTITUTIONS

I. DE LA CONSTITUTION AUX INSTITUTIONS.

1. Les œuvres purement théoriques de Saint-Just sont assez peu nombreuses, et il est même abusif de les considérer comme purement théoriques. Chacune avait un rôle pratique à jouer dans l'action politique concrète. Nous les avons toutes réunies dans ce volume. Il s'agit de : l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France ; De la nature de l'état civile (sic) de la cité ou les règles de l'indépendance Du gouvernement ; et des Fragments d'Institutions républicaines (titre apocryphe). Nous y avons ajouté le Discours sur la Constitution de la France, du 24 avril 1793, ainsi que le Projet de Constitution qui en constitue l'annexe, et le Rapport sur le gouvernement Révolutionnaire jusqu'à la paix du 10 octobre 1793.

Le problème se pose de situer l'ordre de rédaction de ces trois ouvrages. Pour l'Esprit de la Révolution, la question se résout facilement, car c'est le seul ouvrage théorique [11] que Saint-Just ait fait publier de son vivant : 1791. Il est donc sans conteste le premier de la liste. Mais la datation des deux autres textes est beaucoup moins sûre. Tous deux sont en effet demeurés manuscrits, soit que Saint-Just n'ait pas eu l'intention, soit qu'il n'ait pas eu le temps de les faire publier. A. Soboul, dans un article de 1948 [3], situe la rédaction de De la nature circa 1790-1791, c'est-à-dire en même temps que l'Esprit de la Révolution ou avant. Il s'agit d'une indication un peu hâtive sur laquelle il revient en 1951 [4], en estimant d'après une comparaison avec le texte du Discours sur la Constitution qu'il faut « situer la rédaction de certaines parties du manuscrit De la nature... dans les six premiers mois de la Convention, entre septembre 1792 et avril 1793 » [5]. Puis, comparant le texte avec celui des Institutions, il estime qu'il y a progression dans le style et qu'il s'agirait d'une version améliorée des Institutions. Si nous sommes d'accord pour considérer que De la nature est postérieur à l'Esprit de la Révolution, nous pensons qu'il est antérieur aux Institutions. Miguel Abensour, dans un remarquable article de 1966 [6], démontre qu'il faut situer la rédaction de De la nature entre septembre 1791 et septembre 1792. Plusieurs arguments nous amènent à nous ranger à son opinion. D'une part De la nature est inachevé, et la partie inachevée (dont nous possédons le plan) est celle qui concerne le roi : l'ouvrage ne peut donc être de beaucoup postérieur au 10 août 1792, il peut encore moins avoir été conçu dans son ensemble après cette date, la monarchie étant entièrement déconsidérée. D'autre part, M. Abensour montre bien que le Discours sur la Constitution est un essai de mise en pratique du cadre théorique défini dans De la nature, il faut donc supposer un temps d'élaboration avant le 24 avril 1793. Enfin, dans le texte des Institutions, Soboul signale de nombreux passages qui ont servi à la préparation [12] du discours du 9 thermidor, et qui datent donc de l'an II (1794) [7]. D'autre part ce texte semble être un ensemble de notes préparatoires à un discours sur les Institutions que Saint-Just devait prononcer devant la Convention au nom du Comité de salut public, et auquel il fait allusion dans son discours du 9 thermidor.

Nous pensons donc que l'ordre de succession des textes est le suivant : 1791, l'Esprit de la Révolution ; puis, vers 1792, De la nature ; enfin, vers 1793-1794 les Fragments sur les Institutions.

2. L'Esprit de la Révolution.

Paru en 1791, cet ouvrage contribua beaucoup à « lancer » Saint-Just comme penseur révolutionnaire. On raconte que l'édition en fut vite épuisée, tant l'ouvrage eut de succès. Or, à le lire, on le trouve assez décevant. C'est un ouvrage extrêmement modéré, qui fait l'éloge d'une monarchie tempérée et ne laisse rien présager de la tempête à venir.

Sa problématique est héritée de Montesquieu. C'est lui qui fournit la base conceptuelle, le système de questions et même la plupart des réponses. La présence de références à Rousseau n'est qu'anecdotique : décoration vertueuse et élans du cœur. Le fond de la recherche est dans le concept de rapports, et Saint-Just s'interroge sur les conditions dans lesquelles les rapports sont équilibrés : rapports des trois pouvoirs entre eux (pouvoir monarchique, pouvoir aristocratique, pouvoir démocratique), rapports de l'état civil et de la constitution, du législatif et du politique, des nations entre elles. Et ce qu'il s'agit de trouver, c'est le système de contrepoids constitutionnels qui permettront d'équilibrer pouvoirs et rapports : « les pouvoirs doivent être modérés [8] », « Le chef‑d'œuvre de l'Assemblée Nationale est d'avoir tempéré cette démocratie [9] ».

C'est bien d'une problématique bourgeoise et conservatrice [13] qu'il s'agit. Saint-Just fait l'éloge du suffrage censitaire : « Si la condition du tribut n'eût déterminé l'aptitude aux emplois, la constitution eût été populaire et anarchique ; si la constitution eût été forte et unique, l'aristocratie eût dégénéré en tyrannie ; les législateurs ont dû prendre un milieu qui ne décourageât pas la pauvreté et rendît inutile l'opulence [10]. » Tout naturellement Saint-Just reprend donc à Montesquieu sa théorie de la séparation des pouvoirs : « La sagesse ne pouvait mettre une trop forte barrière entre la législature et l'exécution [11]. » Il fait l'éloge d'une « démocratie aristocratique », d'où l'égalité est explicitement bannie. Rien de très révolutionnaire dans l'aurea mediocritas de ce « juste milieu » constitutionnel. Les hommes à qui va son admiration sont Mirabeau et Barnave.

Il s'agit là d'une science de fait. Plus qu'une réflexion sur le gouvernement idéal, c'est l'éloge du gouvernement idéal, supposé exister déjà dans la constitution de 1791. On comprend dès lors le succès de l'ouvrage : il exprime parfaitement l'autosatisfaction de la bourgeoisie et son désir profond d'arrêter la révolution. Simple description de la réalité observable, cet ouvrage est en fait aveugle à la réalité de son époque. Saint-Just, en juriste, assimile le droit et la réalité. Ayant décrit comment cette constitution a su respecter les lois fondamentales qui doivent la rendre éternelle suivant la théorie, ayant décrit (avec beaucoup d'esprit) la vie de l'élite politique, il s'imagine avoir saisi la réalité : vieil idéalisme politico-juridique.

Cela se marque particulièrement dans sa conception de la loi. Les lois ne sont pas mauvaises, ou, si elles le sont, on peut les corriger. Elles ont donc la priorité absolue sur les mœurs : « en vain, corrigez-vous les mœurs si vous ne corrigez pas les lois [12] ». Tout repose sur un contrat social, celui-ci a institué une norme suprême, conventionnelle, la constitution. Dès lors les lois ne sont que le produit naturel du fonctionnement de cette constitution. « Les lois ne sont point des conventions, la société en est une ; les [14] lois ne sont que les rapports possibles de la nature de cette convention [13]. » On en déduit donc qu'à moins d'être en contradiction avec la constitution, les lois ne peuvent être mauvaises.

On voit le peu d'originalité de cet ouvrage. Outre son style, qui est déjà bien formé et si tranchant, il n'a pu séduire que parce qu'il était la systématisation de l'idéologie de la bourgeoisie, qui pouvait s'y reconnaître. En définitive, il s'agit surtout d'une bonne opération publicitaire, celle d'un jeune homme soucieux de gagner son passeport pour la vie politique.

3. De la nature.

Le cours de l'histoire a bouleversé les beaux rêves d'équilibre. La constitution de 1791 n'a pas survécu à la mauvaise volonté et au sabotage permanent de la cour. Et il est vite apparu que l'attachement à cette constitution devenait contre-révolutionnaire. Le repos auquel elle incitait était mis à profit par l'aristocratie pour préparer une contre-offensive d'envergure. Il devint donc nécessaire de trouver un autre système et de lui procurer un solide fondement théorique.

C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre De la nature [14]. Cet ouvrage est le lieu d'un renversement total de problématique. Du gouvernement à la nature, le système de questions que se pose Saint-Just n'est plus le même. C'est qu'il est passé d'une science de fait (ou ce qu'il donne comme une science) à une science spéculative. Si le système de 1791 a échoué, c'est que sa base théorique, le contrat social, la valeur de la loi, devait être fausse. Il faut donc repenser, de façon parfaitement spéculative cette fois, cette base théorique.

Pour ce faire, Saint-Just procède à une lecture et un renversement de Rousseau. On a souvent parlé du rousseauisme [15] des Jacobins. M. Abensour a très bien montré que c'était une idée fausse : les Jacobins admiraient l'homme, mais n'adoptaient pas sa doctrine, ou du moins la déformaient considérablement. Saint-Just prend le contre-pied de Rousseau en le poussant dans ses conséquences ultimes, prenant ses métaphores au sens littéral et les retournant.

Sur la question de l'étai primitif de nature, il s'oppose à Rousseau. Pour celui‑ci, l'homme naturel n'est pas sociable, il vit isolément, ne forme même pas de couple ; la sociabilité est un acquis ultérieur : « Contre les philosophes qui, avec Aristote (Polit. I) définissent l'homme par la sociabilité et le langage, Rousseau entreprend de prouve » que sociabilité et langage ne sont pas des attributs liés à l'essence de l'homme, mais des acquisitions survenues au cours d'une longue histoire [15]. » Au contraire, Saint-Just affirme que l'homme est naturellement sociable : « Tout ce qui respire est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce [16] », « Les hommes dans l'état naturel ne sont point inégaux ou bien il faut supposer qu'ils vivent à part comme des monstres sans génération [17] ». Sur ce point, il y a donc contradiction totale entre les deux penseurs.

C'est que Saint-Just postule cet état idyllique comme ayant effectivement existé, puisqu'on a pu en dégénérer : « Les hommes n'abandonnèrent point spontanément l'état social, la vie sauvage arriva à la longue et par une altération insensible [18]. » Alors que Rousseau n'en avait fait qu'une hypothèse : « Ce n'est pas une légère entreprise que de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la Nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un État qui n'existe plus, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des Notions justes pour bien juger de nôtre état présent [19]. »

M. Abensour montre que cette façon de « prendre au [16] sérieux » l'état de nature de Rousseau implique une conception radicalement différente de l'histoire : « À la conception évolutionniste de Rousseau, où la perfectibilité joue un rôle moteur, à une dialectique du progrès, tout pas en avant entraînant du même coup une altération, Saint-Just substitue un déroulement linéaire, à sens unique, inexorablement orienté vers la déchéance [20]. » En définitive, alors que la conception de l'histoire de Rousseau est solidaire d'une notion de progrès, Saint-Just conçoit l'histoire comme négative, lente déchéance de l'état de nature. En ce sens, le maître-mot de De la nature, c'est peut-être altération. L'histoire a mené les hommes, d'altération en altération, de l'état de nature à l'état actuel. En fait, c'est un refus de l'histoire. On peut le rapprocher des théories de M. Soboul sur les sans-culottes et sur Saint-Just en particulier : ce refus de l'histoire, n'est-ce pas la seule position théorique possible pour un groupe social qui est à la fois la base de la révolution, sa force principale, et condamné par l'évolution historique dont la révolution n'est qu'une étape ? Contradiction qui est à la base de l'idéologie des sans-culottes : ils sont le fer de lance de la révolution, mais celle-ci instaure un ordre capitaliste qui détruit leur univers de petits producteurs indépendants. Nous la retrouverons dans les Institutions républicaines.

Prendre au sérieux l'état de nature selon Rousseau implique un nouveau renversement : celui du statut de la contradiction. L'homme naturel de Rousseau découvre la contradiction en sortant de la nature : quittant son isolement animal, la dualité des contraires s'impose à lui comme une loi [21]. La conception de Saint-Just est tout à fait différente. Ayant posé que l'homme est naturellement sociable, il fait pénétrer la contradiction dans l'état de nature. Ceci l'amène à distinguer la contradiction antagoniste de la contradiction non antagoniste. La nature est pensée comme [17] harmonie , mais celle‑ci [22] n'est pas le rapport de l'homme à la nature, elle est rapport des hommes entre eux dans la nature : « La nature est un cercle dont l'ordre des choses de ce monde est pour nous le millieu (sic). Chaque individu placé dans ce cercle en devient également le point de centre ; parceque les rapports sont partout les mêmes du but à l'individu, de l'individu au but [23]. » Image qu'on pourrait croire empruntée à Leibniz ou Pascal. Cette harmonie est formée par la coexistence de deux contraires : indépendance et société. Les hommes sont à la fois indépendants et en société. La contradiction entre les différents individus indépendants n'est donc pas antagoniste. L'ensemble de ces contradictions non antagonistes constitue la société, la vie sociale. Mais déjà dans l'état de nature il existe des contradictions antagonistes, ou politiques : celles qui opposent société à société, groupe à groupe ; « tout ce qui respire a une loi politique ou de conservation contre ce qui n'est point sa société ou ce qui n'est point son espèce [24] ». « L'état social est le rapport des hommes entr'eux ; l'état Politique, est le rapport D'un peuple avec un autre peuple [25]. »

La conséquence de ce renversement de Rousseau, c'est le refus de toute problématique du contrat social. Pour Saint-Just, le contrat n'est pas l'origine de la société, mais l'origine de l'altération. La société lui préexiste et le contrat ne la renforce pas, mais la détruit : « La nature finit où la convention commence [26] », « L'État social ne derive point De la Convention, et l'art d'établir une societé par un pacte ou par les modifications de la force est l'art même de détruire la société [27] ». Le contrat social est l'introduction dans une société non antagoniste de rapports antagonistes, les rapports politiques, qui n'existaient auparavant que vis-à-vis de l'extérieur du groupe. Il introduit l'état de guerre dans la société. Le contrat institue l'anti-nature, il est le fondement [18] même de l'usurpation. Il se divise en effet en deux contrats : un premier entre les individus, un second entre l'ensemble de ces individus et le prince. Il institue une relation de pouvoir qui n'avait pas lieu d'être [28].

Ainsi Saint-Just est-il amené à des conclusions contraires à celles de Rousseau : « Si ce que j'ai dit est vrai personne que je sache ne s'est doutté (sic) De la nature, et cependant nous en parlons tous les jours [29]. » C'est qu'il a créé une nouvelle série d'oppositions conceptuelles. L'état social s'oppose à l'état politique, l'un étant naturel, l'autre artificiel. De même la vie sociale s'oppose à la vie politique. Il faut donc savoir que Saint-Just considère comme un pacte politique ce que les théoriciens antérieurs avaient appelé un pacte social : « J'ai apellé (sic) vie socialle (sic) celle des hommes reunis par un contrat ecrit, autrement on ne m'aurait pas entendu mais ce que nous apellons contract (sic) social n'est qu'un contrat politique [30]. »

De même la loi naturelle s'oppose à la loi politique. De même les sentiments aux passions : « Il ne faut pas confondre les sentimens de l'ame avec les passions les uns sont le présent de la nature et le principe de la vie sociale les autres sont le fruit de l'usurpation et les principes de la vie des [19] sauvages [31]. » Ainsi la vie sauvage n'est‑elle pas celle des peuplades « primitives », mais celle des « sociétés civilisées ». Enfin Saint‑Just oppose propriété et possession : « La loi socialle n'est autre chose que la proprieté la loi civile est la possession l'une derive naturellement de l'autre [32]. » Ce point nous renvoie aux conceptions juridiques de Saint-Just.

II. LA QUESTION DES INSTITUTIONS.

De la nature constitue le fondement théorique des Institutions républicaines. Celles-ci comprennent d'ailleurs deux longs feuillets, les feuillets 9 et 10, qui sont une version assez peu modifiée des premiers chapitres de De la nature. La base même de cette réflexion théorique étant le rejet de tout contrat, et en particulier le contrat social, il n'est plus question pour Saint-Just de rechercher une nouvelle constitution, qui ne serait qu'un contrat social moins mauvais que les autres.

Là encore l'histoire a largement contribué à la réflexion. La constitution montagnarde de 1793, dans l'élaboration de laquelle Saint-Just a joué un rôle décisif, n'est plus qu'un fantôme. Son application a été suspendue depuis un rapport de Saint-Just du 10 octobre 1793 : « Le gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu'à la paix. » Il ne saurait plus être question de constitution donc, ni théoriquement ni pratiquement. C'est un rapport sur les institutions que Saint-Just se propose de présenter à la Convention. Thermidor ne lui a pas laissé le temps de l'achever.

[20]

1. Les « Institutions républicaines »
 et les conceptions juridiques de Saint-Just
.


La loi est de convention, elle est dérivée du pacte social. En ce sens, elle ne peut qu'être mauvaise aux yeux de Saint-Just : « puisque j'ai prouvé que les premieres societés n'etaient point soutenües (sic) mais furent detruittes par la force, Je dois conclure que touttes les legislations etant organisées par la force, portaient un germe d'oppression et devaient perir [33] ». Tout ce qui provient d'un système antinaturel ne peut qu'éloigner de la nature : « plus les legislateurs furent vertueux plus ils s'eloignerent De la nature, parceque la croyant féroce ils firent tout pour la polir  [34]».

Ainsi tout l'art des juristes est inutile et même nuisible. C'est que l'on a considéré la législation comme une science de fait : « Je crois pouvoir dire que la plupart Des erreurs politiques sont venues de ce qu'on a regardé la legislation comme une Science de fait. de la l'inexactitude et la diversité des gouvernemens [35]. » En effet la réalité observable étant corrompue, on ne peut à partir d'elle retrouver la nature et des lois qui y seraient conformes. Seule une pure spéculation intellectuelle permet de reconstituer ce qu'était l'état naturel : De la nature est un préalable indispensable aux Institutions républicaines. Il faut retrouver ces principes naturels pour pouvoir fonder un état qui respecte la liberté et l'égalité de chacun : « Il est essentiel dans les revolutions ou la perversité et la Vertu Jouent De si grands rolles (sic) de prononcer nettement tous les principes, touttes les deffinitions [36]. »

Ces principes sont ceux que décrit De la nature. On peut en déduire une hiérarchie des normes juridiques. Dans l'état de nature existent deux types de norme : la loi naturelle et la loi politique. La première est ce que Saint-Just appelle loi sociale, la société étant naturelle. Cette loi a pour principe l'indépendance de tous, qui repose sur la propriété : [21] propriété de soi‑même, propriété de l'empire . cette loi repose sur les sentiments et les affections : « tous les etres sont nés pour L'independance cette independance a des lois sans lesquelles les etres languiraient isolés, ces lois en les rapprochant forment la societé, ces mêmes lois derivent des rapports naturels ces rapports sont les besoins et les affections [37] ». Le principe de la vie naturelle est l'amour. Mais dans la société naturelle existe aussi une loi politique, celle qui oppose les groupes entre eux [38]. Cette loi a pour fondement la force, la violence, elle engendre des passions. Remarquons une inconséquence dans le classement de Saint-Just : il classe la propriété de l'empire dans le droit social alors que, « occupée et maintenüe par la force », elle relève du droit politique.

La loi sociale est donc une série de principes élevés et très abstraits : la propriété, l'amour réciproque, l'indépendance. Elle se réalise dans une réglementation concrète qui est la loi civile ou état civile (sic). À ce niveau, le droit ne garantit plus la propriété, mais la possession : « Il n'est point De proprieté Dans l’etat civile tout y est possession en voici la raison c'est que la proprieté est inalterable et ne peut entrer dans le commerce [39]. » Cet état civil n'est ni bon ni mauvais en soi. S'il est un fidèle reflet de la loi sociale, il est bon. Son fondement est alors l'égalité : « après avoir fondé l’etat social sur l'independance il me parait sensible que l’etat civile pour que la societé ne degenere pas en tyrannie soit fondé sur l'egalité [40] ». Si, au contraire, et c'est le cas des sociétés observables, le droit politique s'y est insinué, il n'y a plus à proprement parler de société, mais un état de guerre civile, réglé par un contrat social : « la société Politique n'a point fait cesser l’etat de guerre mais l’etat de guerre a commencé par elle [41] ». L'état civil règle et légitime enfin les conventions particulières, qui sont libres. Chaque échelon de cette hiérarchie juridique trouve sa légitimation dans l'échelon supérieur : les conventions dans l'état civil et celui-ci dans la loi sociale. S'il est contraire [22] à l'échelon supérieur, il est inique et tyrannique : « La premierre (sic) loi est la loi socialle, touttes les autres se doivent plier à elle [42]. »

Toute loi dérivant nécessairement d'un contrat social, elle est corrompue par définition. Comment, dans ces conditions, restaurer un ordre de choses conforme à la nature ? Saint-Just propose deux réponses très différentes. La première est paradoxale : « outre que les lois corrompent les hommes, il faut a chaque instant corrompre les lois pour conserver les hommes [43] ». C'est ce qui se passe si l'on reste dans la logique de la loi : plus on tente de se rapprocher de la nature par des lois, plus on est contraint de s'en éloigner. Décidément il n'est pas possible de sauver la loi et Saint-Just est conduit à un renversement de sa propre problématique. Alors que dans l'Esprit de la Révolution, il cherchait de bonnes lois pour garantir les mœurs, c'est maintenant les mœurs qui deviennent la garantie sur laquelle s'appuie l'état civil.

Les institutions ont alors un double but. Les bonnes mœurs étant le fondement d'un état civil conforme à la loi sociale, les institutions ont pour premier but d'être « La garantie du gouvernement d'un peuple libre contre la Corruption des mœurs [44] ». Car si les mœurs se corrompent, l'égalité sera compromise et la loi politique entrera à nouveau dans l'état civil, ruinant tout l'édifice. Aussi les institutions ont-elles un second but, constituer « La garantie du peuple et du Citoyen contre la Corruption du gouvernement [45] ». Au cas où la loi politique réapparaîtrait, les institutions doivent permettre de la repousser. C'est pourquoi leur but est encore « De mettre Dans les citoyens et dans les enfans même une resistance légale et facile à l'injustice [46] ». Le statut des institutions apparaît donc clairement : elles sont un moyen pour donner au peuple des mœurs telles que les lois deviennent inutiles pour garantir la liberté. Car la méfiance envers la loi subsiste, il faut soumettre « le moins possible aux lois de l'authorité (sic) les rapports domestiques et la [23] Vie privée du peuple [47] ». Elles mélangent donc volontairement prescriptions de droit privé et prescriptions de droit public, devenant ainsi une catégorie juridique et politique originale.

2. La signification politique
des « Institutions républicaines ».


On a souvent souligné le caractère de douce utopie à l'antique du contenu des Institutions républicaines. C'est indéniable : les références à l'antiquité, explicites et implicites, soutiennent tout le texte. De même l'aspect arbitraire de l'utopie transparaît largement dans les hésitations de Saint-Just sur les chiffres, que nous signalons en note dans son texte. Pourquoi commencer l'éducation à 3 ans ou à 5 ans ? La réponse est dans le caprice de l'utopiste. Mais si l'on veut bien y prêter attention ce texte est, peut-être sur un mode utopique, une réponse à des questions politiques réelles, concrètes, qui se posaient au gouvernement révolutionnaire. Et ces questions comme ces réponses ne sont pas sans intérêt à l'heure actuelle.

Le problème de la révolution, de toute révolution, c'est de maintenir un état permanent de tension, qui lui permette de ne pas s'arrêter en chemin. Dans une situation révolutionnaire, l'immobilisme, la modération, sont contre-révolutionnaires. C'est vouloir se « modérer et revenir aux rites ». C'est le désir chimérique des Girondins, celui des Mencheviks, qui en ont toujours déjà fait assez. La révolution n'est pas « un dîner de gala », vouloir y mettre des formes, n'est‑ce pas déjà vouloir en faire quelque chose de « normal » ? C'est vouloir lui retirer son caractère révolutionnaire. Saint-Just en était bien conscient : « Vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents même, vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle [48]. » Son souci est en conséquence de créer et maintenir l'énergie nécessaire à la révolution : « Nous devons [24] donc rester continuellement en état d'énergie, afin de briser également et les pièges connus et les pièges cachés [49]. »

Il résout le problème de la production de l'énergie d'une façon pratique. L'énergie existe, elle est inépuisable : c'est l'énergie révolutionnaire du peuple, des sans-culottes. C'est bien sur elle que s'appuient les Jacobins dans leur pratique ; c'est bien elle qui est à la base des émeutes jacobines. C'est elle aussi qui leur impose les décrets de ventôse [50]. Pour que cette énergie puisse maintenir la République en état de tension il faut recourir à une dictature populaire. Dans la mesure où les sans‑culottes ne constituent pas une classe au sens strict, on ne peut parler de dictature de classe au sens strict, mais le principe est le même. C'est à elle que recourt Saint-Just dans sa pratique. Classant la population de façon assez floue en riches et en pauvres, il s'appuie sur ces derniers. Dans chacune de ses missions aux armées, il rétablit la direction des sociétés populaires, il taxe les riches. Il sent bien la contradiction qui existe entre le libéralisme politique et la réalité sociale : « les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu'un empire puisse exister, si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme du gouvernement ? [51] ». De la liberté formelle aux libertés réelles, tel est l'un des sens des Institutions républicaines : « Il s'est fait une révolution dans le gouvernement, elle n'a point pénétré dans l'état‑civil. Le gouvernement repose sur la liberté, l'état-civil sur l'aristocratie qui forme un rang intermédiaire d'ennemis de la liberté entre le peuple et vous [52]. » Il s'agit de faire passer l'égalité des beaux discours de principes à la réalité quotidienne : « La République ne doit elle donc exister que dans la tribune aux harangues et dans la Chartre (sic) de nos loix, et la monarchie Restera t'elle dans l'état civile [53]. » Pour cela une seule solution : « il serait juste que le peuple régnât à son tour sur ses oppresseurs, [25] et que la sueur baignât l'orgueil de leur front [54] ». Mais Saint-Just analyse aussi les obstacles au maintien de ce bouillonnement d'énergie révolutionnaire. Il y a bien sûr cette nouvelle « aristocratie » que constituent les riches bourgeois : elle maintient à son profit les anciens rapports sociaux. Et l'on pense aux protestations paysannes contre cette restauration dans la vie quotidienne. L'autre obstacle, c'est l'administration : « Le gouvernement est révolutionnaire, mais les autorités ne le sont pas [55]. » Partout, à Paris comme en province lors de ses missions, il se heurte à la sourde résistance de l'administration, avec ses deux techniques traditionnelles de sabotage : l'apathie et l'excès de zèle. La première prend la forme du modérantisme, le second celle du terrorisme outrancier. Ainsi à Strasbourg Saint-Just démasque Schneider, ancien privilégié qui terrorise le département en y promenant la guillotine.

L'une des conditions de la réussite de la révolution, c'est d'empêcher l'appareil d'État de prendre de l'indépendance, de s'élever au-dessus de la société. Alors que pour Montesquieu l'existence de corps intermédiaires est une garantie de modération du gouvernement, pour Saint-Just c'est la possibilité permanente de l'instauration d'une tyrannie administrative. Car « Les bureaux ont remplacé le monarchisme [56] ». La conclusion est donc que les institutions ont pour but d'éviter d'avoir à multiplier les institutions. Elles ont un sens plus moral qu'organisationnel. Et l'on ne peut s'empêcher d'admirer cette clairvoyance révolutionnaire face à la constitution d'une nouvelle classe qui s'appuie sur la bureaucratie. On pense à Lénine dénonçant ces risques dans les dernières années de sa vie [57] ; on pense aussi à [26] Mao Ze-dong et à la Révolution culturelle chinoise. Même danger, même conscience, mais la solution est poussée jusqu'au bout : renforcer la dictature des classes alliées pour la révolution contre l'appareil lui-même. Déjà Saint-Just avait formulé la nécessité d'une révolution « culturelle », contre les mœurs anciennes, la survivance des rapports sociaux et de l'appareil d'État de l'ancien régime.

Les institutions sont aussi une réponse à la nécessité de maintenir cet état d'énergie plus tard. Elles ont pour mission de détruire les obstacles à la circulation de l'énergie lors de la révolution. Mais elles ont aussi pour mission d'assurer le renouvellement de ce flux d'énergie, sa production. C'est pourquoi elles doivent former les mœurs, former des hommes énergiques. Et assez naïvement (mais pouvait-il faire autre chose ?) Saint-Just démarque les mœurs et la constitution des cités antiques les plus réputées pour l'énergie de leurs citoyens, Sparte particulièrement. Produire de l'énergie, c'est produire des hommes énergiques : « donner le Courage et la frugalité aux hommes (...) les rendre justes et sensibles [58] ». Sur le mode utopique, c'est encore un problème bien réel que se pose Saint-Just : former des hommes nouveaux. Institution reprend ici son sens d'éducation.

3. Les « Institutions républicaines »
et le statut théorique de l'utopie
.


L'œuvre théorique de Saint-Just est en déplacement constant, un concept chasse l'autre. De la constitution, il en est arrivé aux institutions, avec toutes les négations successives que nous avons pu repérer. Les élaborations théoriques sont sans cesse bousculées et remises en question par les nécessités de la lutte politique. Quelle ironie de l'histoire dans l'effondrement si rapide de la Constitution de 1791, présentée par Saint-Just comme parfaite et éternelle !

[27]

On serait tenté de dire que si cela s'est produit, c'est que la pensée de Saint‑Just était manifestement utopique. C'est pure utopie que de penser, avec l'Esprit de la Révolution, que l'on peut changer les lois sans changer les rapports sociaux, que ceux‑ci « suivront » les modifications superstructurelles. Pure utopie encore que de penser, avec les Institutions républicaines, que l'on peut changer les mœurs sans changer la base économique. L'expérience de Saint-Just illustre bien la nécessité de constituer le socialisme comme science, ce qu'il ne pouvait faire à l'époque.

Mais ce serait faire bon marché de l'utopie que de traiter ainsi Saint-Just : la fonction historique et théorique de l'utopie est‑elle simplement de témoigner de l'idéologie de classe de son auteur ? Pourquoi en ce cas cette déclaration de Lénine : « Marx a continué et parachevé les trois principaux courants d'idées du XIXe siècle, qui appartiennent aux trois pays les plus avancés de l'humanité : la philosophie classique allemande, l'économie politique classique anglaise et le socialisme français, lié aux doctrines révolutionnaires françaises en général [59] » ? L'apport spécifique du socialisme français, n'est-ce pas précisément l'utopie ?

Nous croyons, avec Louis Marin, qu'il faut une définition nouvelle de l'utopie : « La distinction entre l'utopie et la pratique utopique permet seule une théorie de l'utopie, préface critique à une théorie de la pratique [60]. » Il ne faut pas confondre ce produit fini, mort en quelque sorte, qu'est l'utopie avec le procès de sa production, « pratique qui ne nie pas la réalité en la transformant, mais l'indique seulement en produisant la figure de son négatif [61] ». Telle est la fonction du discours théorique de Saint-Just. Sur le mode utopique, c’est-à-dire idéologique, il désigne de façon « symptomale », comme en creux, des problèmes réels qui sont autant de questions que le socialisme scientifique devra résoudre : la dictature du prolétariat et la révolution culturelle comme nécessités objectives.

[28]

L'utopie, en tant que texte, conserve en elle les traces de sa production, de la pratique utopique dont elle est issue. Ainsi les détails d'organisation à la spartiate témoignent d'une longue interrogation sur la société future. Hésitations, contradictions, arbitraire, autant de traces du procès de production de la cité modèle. De même on peut lire ce procès dans la réfutation, souvent implicite, de Rousseau et Montesquieu, dans la façon dont Saint-Just travaille et déplace leurs problématiques. Mettant en œuvre le même procès de négativité que la poésie par exemple [62], son texte s'inscrit dans, par et contre celui de ces penseurs.

La fonction de l'utopie n'est donc pas de désigner un futur réalisable, chaque fois qu'on arrive à la possibilité de sa réalisation, Saint-Just est obligé de changer d'utopie. L'utopie est « déjà actuellement ici, mais comme l'autre de ce lieu historique, de ce présent de la vieille Europe [63] ». C'est pourquoi nous proposons d'appeler la pratique utopique utopicité [64] : introduction d'un procès de négativité dans le présent. L'utopie n'est qu'un produit second par rapport à l'utopicité. Celle-ci ne s'arrête jamais, elle est la force qui pose et déplace en même temps toutes les utopies positives. Elle a un rôle politique fondamental : procès de négativité, elle produit les négations successives qui permettent de dynamiser le présent, de lui imposer son autre et par là de produire la faille par où commence la révolution. C'est elle qui mobilise les énergies, les utopies positives ne jouent que le rôle de mythes transitoires. En tant que telles, elles sont à la fois utiles et dangereuses. Utiles comme manifestations de, l'autre du présent dans le présent. Dangereuses car elles sont idéologiques et non scientifiques, qu'il ne faut surtout pas les prendre au sérieux : « Non seulement l'utopie n'est pas "réalisable", mais elle ne peut se réaliser sans se détruire elle-même [65]. » Celui qui la prendrait [29] au sérieux ne produirait qu'une nouvelle mystification idéologique.

Le socialisme scientifique est le « parachèvement » de l'utopie. Il n'indique pas un but, mais il crée le mouvement vers ce but. Il ne désigne pas un idéal social à réaliser, mais il demeure une pure forme vide. Car il doit pouvoir contenir toutes les formes possibles, sans pour autant se remplir jamais. Le socialisme scientifique n'est pas un système arrêté, clos, mais un système à remplir. Il est perpétuellement à compléter. C'est qu'il fait en lui la place de la pratique révolutionnaire consciente. Il n'est pas un programme de société nouvelle, il est un programme pour le renversement de l'ordre social existant et son remplacement par un ordre social autre, qui reste à construire dans la pratique révolutionnaire. Il est une machine théorique pour produire le nouveau : machine à construire et à déconstruire en même temps.

Ceci nous permet de mieux situer la pensée de Saint-Just. Son œuvre prend place dans le vaste courant utopique français [66], comme « forme idéologique de prise de conscience du conflit entre forces productives bourgeoises et conditions féodales de production [67] ». Elle désigne, en creux, le lieu de la théorie scientifique de la révolution. Elle lui indique ses questions.

Paris, janvier 1976.



[1] Voir plus loin, p. 138 et 248, les « Notes sur le texte » de De la nature et des Institutions républicaines.

[2] Saint-Just. Discours et Rapports, édités par Albert Soboul, Paris, Éditions sociales, 1957.

[3] A. Soboul, « Les Institutions républicaines de Saint-Just d'après les manuscrits de la Bibliothèque nationale », in Annales historiques de la Révolution française, 1948, tome 20, p. 193-262.

[4] A. Soboul, « Un manuscrit inédit de Saint-Just », in Annales historiques de la Révolution française, 1951, tome 23, p. 321-359.

[5] A. Soboul, art. cité, p. 324.

[6] Miguel Abensour, « La philosophie politique de Saint-Just. Problématique et cadres sociaux », in Annales historiques de la Révolution française, 1966, tome 38, p, 1-32 et 57-59.

[7] Il s'agit des ff. 53-55 et 57-59.

[8] Œuvres complètes, éditées par Charles Vellay, Paris, 1908, p. 279. Ces « œuvres » ne sont pas complètes, et le texte n'est pas toujours fiable, mais c'est le recueil le plus volumineux.

[9] Ibid., p. 281.

[10] Ibid., p. 272.

[11] Ibid., p. 322.

[12] Ibid., p. 317.

[13] Ibid., p. 314.

[14] Nous recommandons de se reporter à l'article cité de M. Abensour, qui fait une remarquable analyse de ce manuscrit, et dont nous acceptons presque toutes les conclusions.

[15] J. Starobinski, note sur le « Discours sur l'inégalité », in Œuvres complètes de Rousseau, tome 3, la Pléiade, p. 1323.

[16] De la nature, f. 3.

[17] Ibid., ff. 19-20.

[18] Ibid., f. 10.

[19] Rousseau, préface du « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes », in Œuvres complètes, tome 3, la Pléiade, p. 123.

[20] M. Abensour, art. cité, p. 24.

[21] « En quelques pages admirables, Rousseau nous montre comment par le travail, l'homme sort de la condition animale et découvre le conflit des contraires : le dehors et le dedans, le moi et l'autre, l'être et le paraître, le bien et le mal, le pouvoir et la servitude. » J. Starobinski, in Œuvres complètes de Rousseau, op. cit., p. LXI.

[22] « Le principe qui fut la règle de dieu forma les rapports de tous les êtres avec eux et avec lui ces rapports sont la moralle (sic) la nature, ou l'harmonie », De la nature, f. 136.

[23] De la nature, p. 1 (f. 2).

[24] Ibid., p. 3 (f. 3).

[25] Ibid., p. 4 (f. 3).

[26] Ibid., p. 1 (f. 2).

[27] Ibid., p. 2 (f. 2).

[28] M. Abensour montre combien ce refus de tout contrat dans la cité rend la pensée de Saint-Just proche de celle des théoriciens du droit social, et il cite Gurvitch. Nous soulignons qu'il n'est pas indifférent que des juristes et philosophes du droit aussi éminents que le doyen Maurice Hauriou ou G. Renard aient appelé leur doctrine théorie des institutions. Ce refus du contrat, qui est le fond même de la pensée de Saint-Just, constitue la base d'un rapprochement avec la pensée de Sade, comme l'a bien montré Gilles Deleuze dans Présentation de Sacher-Masoch, Éditions de Minuit, 1967. Alors que le masochiste fait reposer sa perversion sur un contrat minutieusement élaboré avec son partenaire, le sadique fonde la sienne sur des rapports non contractuels, des rapports d'institution. Nous avons amplement développé ce thème dans notre mémoire de DES de science politique, « Sade/ Saint-Just », université de Lille II, multigraphié, septembre 1973. Nous devons toutefois signaler que si ce refus du contrat est le fond de la pensée de Saint-Just, celle-ci n'est pas aussi tranchée. Elle comprend aussi des éléments de la théorie classique libérale de l'autonomie de la volonté : « les contrats n'ont D'autres regles que la volonté des parties, ils ne peuvent engager Les personnes », Institutions républicaines, f. 34. Tous ces points mériteraient une longue discussion.

[29] De la nature, f. 134.

[30] Ibid., f. 134.

[31] Ibid., p. 2 (f. 2).

[32] Ibid., f. 22.

[33] Ibid., p. 22 (f. 12).

[34] Ibid., p. 22 (f. 12).

[35] Institutions républicaines, f. 19. De la nature, p. 5 (f. 4).

[36] Institutions républicaines, f. 8.

[37] Ibid., f. 19.

[38] De la nature, p. 4 (f 3).

[39] Ibid., f. 22.

[40] Ibid., f. 19.

[41] Institutions républicaines, f. 9.

[42] De la nature, p. 23 (f. 13).

[43] Ibid., p. 25 (f. 14).

[44] Institutions républicaines, f. 5.

[45] Ibid., f. 5.

[46] Ibid., f. 5.

[47] Ibid., f. 5.

[48] « Rapport sur la nécessité de déclarer le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix », Œuvres complètes, édition Vellay, tome 2, p. 76.

[49] « Rapport sur la loi contre les Anglais », Œuvres complètes, tome 2, p. 100.

[50] C'est cette contradiction qui a été fatale aux Jacobins : ils s'appuient sur le peuple mais en même temps ils lui résistent.

[51] « Rapport sur les personnes incarcérées », Œuvres complètes, tome 2, p. 238.

[52] Ibid., p. 240.

[53] Institutions républicaines, f. 36.

[54] « Rapport sur la nécessité de déclarer le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix », Œuvres complètes, tome 2, p. 83.

[55] « Rapport sur les factions de l'étranger », Œuvres complètes, tome 2, p. 271.

[56] « Rapport sur la nécessité de déclarer le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix », Œuvres complètes, tome 2, p. 87.

[57] Les défauts de l'appareil d'État soviétique « remontent au passé, lequel, il est vrai, a été bouleversé mais n'est pas encore aboli ; il ne s'agit pas d'un stade culturel révolu depuis longtemps. Je pose ici la question précisément de la culture, parce que dans cet ordre de choses, il ne faut tenir pour réalisé que ce qui est entré dans la vie culturelle, dans les mœurs, dans les coutumes », Lénine, « Mieux vaut moins, mais mieux », in Œuvres complètes, tome 33, p. 502.

[58] Institutions républicaines, f. 5.

[59] Lénine, « Karl Marx », in Œuvres complètes, tome 21, p. 44.

[60] Louis Marin, Utopiques. Jeux d'espaces, Editions de Minuit, 1973, p. 251.

[61] Ibid., p. 252.

[62] Voir Julia Kristeva, « Poésie et négativité », in Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1969.

[63] Louis Marin, ibid., p. 351.

[64] Voir « Sade/Saint-Just », op. cit. Certaines analyses en sont cependant à revoir.

[65] Louis Marin, ibid., p. 344.

[66] Sur la même époque : « Socialisme utopique et question agraire dans la transition du féodalisme au capitalisme. Sur le concept d'égalitarisme agraire dans la Révolution française », Hernâni Resende, CERM, 1975, multigraphié.

[67] Louis Marin, ibid., p. 255.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 décembre 2014 9:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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