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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Thomas Jefferson et Tocqueville (1833)
Introduction de Gilbert Chinard


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Charles Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), Thomas Jefferson et Tocqueville (1833). Avec une introduction de Gilbert Chinard. Princeton: Princeton University Press for Institut français de Washington, 1943, 43 pp. Collection: Petite bibliothèque américaine. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Jean-Michel Leclercq, bénévole, fonctionnaire retraité de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

Introduction

Par Gilbert Chinard,
Juin 1943.

Au début de 1833 parut à Paris un ouvrage en deux volumes dont il importe de donner le titre complet : Mélanges politiques et philosophiques extraits de la correspondance de Thomas Jefferson, précédés d'un essai sur les principes de l'école américaine et d'une traduction de la constitution des États-Unis, avec un commentaire tiré, pour la plus grande partie, de l'ouvrage publié, sur cette constitution par William Rawle, L. L. D. ; par L.-P. Conseil. Le titre de l'introduction précisait encore plus l'intention du traducteur : « Essai sur les mémoires et la correspondance de Jefferson, considérés comme l'expression la plus complète et la plus pure des principes de l'école américaine. » Cet essai ne comptait pas moins de 184 pages et l'auteur ne dissimulait nullement « qu'en travaillant à préciser le sens que l'on doit attacher au mot de république, » il s'était flatté qu'il parviendrait « à faire aimer la chose à ceux qui paraissent n'avoir besoin que de la mieux connaître pour s'y attacher. » Pour L.-P. Conseil, en effet, à toutes les critiques que l'on aurait pu opposer à la conception républicaine s'opposait non pas une théorie mais un fait : de l'autre côté de l'Atlantique, une nation puissante offre, depuis cinquante ans, à l'étude et à l'imitation des hommes, l'exemple d'une république organisée comme à dessein pour fournir une réponse vivante à toutes les objections des détracteurs de cette forme de gouvernement. La république, disaient-ils, ne convient pas a une nation nombreuse, et les États-Unis comptent de 13 à 14 millions d'habitants ; elle ne peut embrasser un vaste territoire, —et les États-Unis comprennent un espace évalué à environ 295.000 lieues carrées ; elle est inconciliable avec les mœurs et les habitudes de notre civilisation moderne—, et l'on retrouve aux États-Unis, avec des mœurs analogues aux nôtres, une passion plus vive peut-être pour les richesses, et un développement d'activité commerciale auquel la plupart de nos contrées européennes ne montrent rien de comparable.

C'est ainsi que les États-Unis d’Amérique et leurs institutions doivent devenir, chaque jour davantage, le lieu commun de toutes les discussions des partis contraires. On a donné le nom d'école américaine aux sages qui ont préparé, dirigé, consolidé la révolution de ce pays, et dont plusieurs, pour leur propre gloire et le bonheur de l'humanité, ont été appelés à mettre en pratique, à la tête du gouvernement dont ils avaient doté leur patrie, les institutions dont eux-mêmes les avaient dotées.

Dans les quatre gros volumes édités par Thomas Jefferson Randolph en 1829, sous le titre de Memoirs, Correspondence and Miscellanies from the Papers of Thomas Jefferson, le traducteur avait donc fait un choix. Il s'agissait non pas tant de faire connaître Jefferson au public français que de prendre Jefferson comme professeur de républicanisme. Il fallait surtout démontrer aux timides amants de la liberté que la république n'était « ni le pillage des boutiques, ni la guillotine, ni le maximum, » et que « les « bonnes gens » n'avaient aucun motif « de trembler, de se « serrer autour du trône, et d'applaudir aux vainqueurs de l'anarchie. »

Une fois déjà, en 1789, Thomas Jefferson avait été invité par Champion de Cissé, président du comité chargé de rédiger un projet de constitution pour la France, de prendre part aux discussions du comité et d'aider de son expérience et de ses conseils ses amis français. Pendant de longues années après son retour aux États-Unis, dans ses lettres écrites de Philadelphie, de Washington et de Monticello, il avait prêché à ses correspondants l'espoir, la confiance dans l’avènement inéluctable de la liberté. Pendant plus de trente-cinq ans, il n'avait cessé de répéter que l'existence des États-Unis, l'organisation et le maintien du gouvernement du peuple par le peuple constituaient la démonstration la plus éclatante et la plus irréfutable que le système républicain n'était pas une rêverie utopique de « philosophes en chambre. » Une fois de plus, et par-delà la tombe, ses amis et ses admirateurs français allaient s'adresser à lui pour le faire participer au bon combat.

Comme l'a montré M. Robert Mahieu, dans une étude fouillée et qui pourrait être encore étendue, de 1830 à 1837, la France a fait pour la troisième fois la découverte de l'Amérique (Les Enquêteurs français aux États-Unis, de 1830 à 1837. L'influence américaine sur l'évolution démocratique en France. Paris, 1934). Au lendemain même de l’avènement de Louis-Philippe, les libéraux français sentirent et comprirent que le nouveau régime avait escamoté la république et l'opposition s'organisa immédiatement. À côté des « Amis du peuple » et des nouveaux « Montagnards », se rangent les partisans de l'École américaine, dont Lafayette se proclamait le disciple, tout en se déclarant défenseur de la monarchie constitutionnelle. Mais, le vieux chef a déjà perdu beaucoup de son prestige ; il est de beaucoup dépassé par le fervent apôtre de la république qu'est le jeune directeur du National, Armand Carrel.

Ici encore, je renverrai au travail de M. Mahieu qui a montré comment, de 1830 à 1835, l'attitude de Carrel d'abord flottante, s'affermit ; comment il offrit les États-Unis en exemple, comme étant « ce qui est le plus proche de l'idéal. » C'est Carrel encore qui, pour calmer les susceptibilités nationales fait remarquer que le parti démocratique américain était disciple de l'école française ; il « était dans les idées de contrat social et de souveraineté populaire enfantées par notre glorieux XVIIIe siècle. » Ainsi, le cercle allait être complété. Le grand idéal politique pour lequel les philosophes avaient combattu n'avait pu se réaliser en France ; transplanté sur un sol nouveau, l'arbre de la liberté, en moins de cinquante ans, était devenu un géant à la puissante ramure couvrant et protégeant un peuple jeune, fort et nombreux. Il appartenait à la France de renouer la tradition interrompue et non pas d’importer en Europe des idées étrangères car, comme le déclarait Carrel : « depuis notre première révolution nous avons constamment tendu à nous rapprocher de la combinaison anglo-française, qui porte le nom de constitution américaine. »

Pour rendre compte de l'ouvrage de Conseil dans le National, Armand Carrel s'adressa, à un jeune maître de la critique, il n'avait que trente-deux ans, qui déjà avait donné de nombreux articles au journal et qui pouvait parler au nom d'une génération troublée, inquiète, éprise d'idéal et manquant de direction. À cette date en effet, Sainte-Beuve avait déjà fait le tour de l'horizon philosophique de son temps. Il avait été chrétien sentimental et un peu mystique, puis s'était épris du rationalisme du dix-huitième siècle et s'était mis à l'école de Cabanis et de Destutt de Tracy avant de se tourner vers Saint-Simon et vers Lamennais. En politique, il restait libéral, républicain, ami de l'ordre et de la liberté, épris de réformes sociales et sans programme précis. Il avait amèrement ressenti l'étouffement de la république en 1830 ; il avait la nostalgie de la foi et d'un idéal qu'il sentait lui échapper. En février 1831, il terminait un article sur « La Doctrine de Saint-Simon » par cette extraordinaire apostrophe : « On se jettera en larmes dans les bras de Saint-Simon ; on se hâtera vers l'enceinte infinie où l'humanité nous convie par sa bouche, et où l'on conviera en lui l'humanité ; on courra aux pieds de l'autel aimant et vivant, dont il a posé, et dont il est lui-même la première pierre. » (Premiers Lundis, 11, 59.)

Deux ans plus tard, il avait perdu beaucoup de sa certitude, mais non pas de ses aspirations passionnées vers une transformation prochaine et totale de l'humanité. Faisant le point, le 15 février 1830, dans un article de la Revue des Deux Mondes, il exprimait sa fièvre et celle de toute la jeune génération dont il se constituait le porte-parole :

Le siècle va vite ; il se hâte ; je ne sais s'il arrivera bientôt à l'une de ces vallées immenses, à l'un de ces plateaux dominants, où la société s'assoit et s'installe pour une longue halte ; je ne sais même si jamais la société s'assoit, se pose réellement, et si toutes les stations que nous croyons découvrir dans le passé de l'histoire, ne sont pas des effets plus ou moins illusoires de la perspective, de pures apparences qui se construisent ainsi et jouent à nos yeux dans le lointain. Quoi qu'il en soit, il est bien sûr pour nous, en ce moment, que le siècle va grand train, qu'une étrange activité l'accélère dans tous les sens ; qu'à lui tâter le pouls chaque matin, sa vie semble une fièvre, et que, si dans cette fièvre il entre bien des émotions passagères, de mauvais caprices, d'engouements à la minute, il y a aussi là-dedans de bien nobles palpitations, une sérieuse flamme, des torrents de vie, et toute la marche d'un grand dessein qui s'enfante.

Le jour même où Paris avait appris qu’Armand Carrel avait été sérieusement blessé dans un duel, Sainte-Beuve assistait à la première représentation de Lucrèce Borgia, au théâtre de la Porte Saint-Martin et il communiait avec les spectateurs dans une « élévation » républicaine :

L'attente était grande, bruyante, mais non orageuse ; des sentiments divers planaient en rumeur sur cette multitude passionnée ; on demandait le Chant du Départ, on chantait la Marseillaise ; puis la toile, se levant avec lenteur, découvrit une vue merveilleuse de Venise que saluèrent mille applaudissements : « Admirable jeunesse, me disais-je, qui trouves place en toi pour toutes les émotions, qui aspires et t'enflammes à tous les prestiges ; va, tu seras grande dans le siècle, si tu sais ne pas trop t'égarer, si tu réalises bientôt le quart de ce que tu sens, de ce que tu exhales à cette heure ! » (15 février 1835. Premiers Lundis,

C'est dans cette atmosphère de fièvre et d'attente qu'il lut les deux volumes des œuvres de Jefferson et qu'il écrivit les deux articles qui parurent dans le National, le 4 et le 25 février. Le même jour, Armand Carrel qui commençait à se remettre de sa blessure, lui écrivait pour le remercier, le féliciter et l'assurer de l'impression profonde qu'avait faite sur lui la lecture des Mélanges du Sage de Monticello.

« ... Votre grand article sur Jefferson est digne du premier. Ce sont deux morceaux achevés. J'y ai trouvé toutes les impressions qu'avait fait naître en moi la lecture des Mélanges de notre grand philosophe pratique et certainement je n'aurais pas été assez heureux pour pouvoir rendre cette impression dans un langage coloré et exact comme le vôtre.... Il me semble, mon cher Sainte-Beuve, à lire vos articles si distingués sur Jefferson que nous nous entendons on ne peut mieux et que votre cause est absolument la mienne. J'oserai donc vous dire que, dans l'état d'abandon où est cette cause, vous lui devez un peu de votre temps, de votre talent et de vos études. Lisez, dans le supplément du National d'aujourd'hui, le discours prononcé par un membre de la Société des Amis du Peuple ; je ne sais où nous mèneront de pareilles idées, si nous ne nous livrons nous-mêmes, pendant qu'il en est temps, à la recherche de vérités un peu plus, praticables. Il faut donc que nous nous entendions pour préparer cet avenir dont la responsabilité pèse déjà sur nous. » (Sainte-Beuve, Correspondance générale, éditée par Jean Bonnerot. Paris, 1935. 1, 343.)

Les chefs de l'école américaine n'étaient donc emportés par aucun messianisme, et ils ne cédaient pas à un enthousiasme juvénile. S'adressant « aux jeunes gens » de France, Sainte-Beuve, à la fin de son premier article, s'attachait à mettre ses contemporains en garde contre « la lèpre doctrinaire » et contre « le mal européen, qui est aussi une contagion. » C'était une leçon de sagesse simple, harmonieuse et paisible, les conclusions d'un homme retiré de la lutte, les résultats d'une expérience poursuivie heureusement pendant un demi-siècle que les amis de la liberté avaient pour devoir d'utiliser au mieux des intérêts de leur pays.

En décembre 1832, il avait déjà écrit en parlant « de la démocratie, la République inévitable où nous tendons, - Cette démocratie française se montrera avant tout calme, intelligente, civilisatrice, souverainement ingénieuse par ses arts et son génie ; elle pratiquera la clémence et la gloire. Le peuple de juillet n'ira pas calquer trait pour trait l’Amérique, pas plus qu'il ne s'en est tenu au babil satirique d'Athènes. » (Premiers Lundis, 11, 124.)

Huit jours après son second article sur Jefferson, il donnait, cette fois à la Revue des Deux Mondes, le programme courageux et lucide de la nouvelle école :

Il y a en ce temps-ci un certain nombre d'esprits ardents, studieux, intelligents, qui jeunes, après avoir passé déjà par des phases diverses, et avoir joint à un enthousiasme non encore épuisé, une maturité commençante, savent assez de quoi il retourne dans ces mouvements douloureux de la société, ressentent l'enfantement d'un ordre nouveau, y aident de grand cœur, mais ne croient pas qu'il soit donné à une formule unique et souveraine de l'accomplir, car le temps de ces découvertes magiques est passé ; et aujourd'hui le progrès humain se fait sous le soleil, avec force sueurs, par tous, moyennant il est vrai quelques guides de génie, dont aucun pourtant n'a le droit de se croire indispensable. (Premiers Lundis, 11, 171.)

En Jefferson, Sainte-Beuve voyait un de « ces guides de génie » qui devait aider à l'avènement de « cette liberté européenne, dont l'enfantement s'opère depuis plus de quarante ans dans le sang et dans les larmes de tous. » C'était à Jefferson que la jeune génération européenne entraînée dans la marche irrésistible de la démocratie envahissante devait demander le secret des révolutions paisibles, constructives et fructueuses. Mais Sainte-Beuve lui-même était le premier à reconnaître que, quelle que fût la valeur humaine et universelle de ses doctrines politiques, Jefferson avait parlé et travaillé pour ses concitoyens, pour un peuple vivant dans des conditions particulières. L'américanisme, la démocratie américaine, devaient être adaptés aux besoins et aux circonstances de peuples « bannis de la révolution » et « expulsés de leurs espérances. »

C'est ce travail d'adaptation que devait entreprendre Alexis de Tocqueville dont l'ouvrage sur la Démocratie en Amérique parut deux ans plus tard. Aussi l'article qu'écrivit Sainte-Beuve, cette fois dans le Temps, le 7 avril 1835, est-il comme le complément nécessaire des deux articles sur Jefferson.

Plus d'un siècle s'est écoulé depuis cette troisième découverte de l’Amérique et depuis le jour où les jeunes générations européennes se tournant vers les États-Unis, évoquaient encore avec Auguste Comte le souvenir de Benjamin Franklin et demandaient à Jefferson la formule « efficace » et « pratique » d'une démocratie disciplinée et respectant les droits de l'individu. Aujourd'hui comme alors, notre vieille civilisation est agitée d'une étrange fièvre, et l'Amérique elle-même n'a pas su entièrement se garantir du « mal européen » ; mais le conseil qu'adressait à ses contemporains le jeune critique du National n'a rien perdu de son actualité. Aujourd'hui comme alors, au moment où l'Amérique célèbre le deux centième anniversaire de l'auteur de la Déclaration d'Indépendance, Américains et Français, en « lisant et en relisant Jefferson », pourront trouver chez lui l'affirmation simple et forte de ces vérités fondamentales sans laquelle une société d'hommes libres ne saurait se gouverner.

GILBERT CHINARD.
Princeton,

Juin 1943.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 décembre 2008 19:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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