Causeries de Populo (1909)
Lettre
de Ferdinand Buisson
ancien directeur de l’Enseignement primaire
Mon cher « Populo »,
Vous me faites un grand honneur et un grand plaisir en me demandant d’écrire une préface pour vos Causeries.
Non pas que j’aie l’intention de vous prendre au mot. Une préface à un tel volume ! Pourquoi ? A quoi bon ?
Me voyez-vous m’évertuant à démontrer l’unité de ces morceaux épars, ou bien à réduire en corps de doctrine toutes ces fantaisies, ces boutades, ces libres saillies où la raison même ne parle qu’en éclats de rire ? Vrai, m’avez-vous cru capable d’un pareil contresens ?
Vous avez voulu tout autre chose, et c’est de quoi je vous sais gré.
Au moment de publier ce recueil d’instantanés scolaires, vous avez jeté un regard en arrière. Vous avez revu tout un passé. Vous vous êtes souvenu du temps où nous étions, vous et moi, dans la même administration, et déjà d’accord sur la manière d’entendre nos fonctions officielles. Un troisième nom faisait le trait d’union entre les nôtres. Hélas ! Forfer n’est plus là, lui qui n’eût cédé à personne le plaisir de présenter vos articles au public primaire. Et c’est à moi que vous avez songé pour dire à sa place un peu de ce qu’il aurait dit avec tant de verve, de bonne humeur et d’autorité.
Oui, votre petit livre et ce sera, certes, à vos yeux en faire le plus bel éloge est dans la ligne et dans le ton de Forfer. L’inspecteur primaire était de la même famille d’esprits que son inspecteur d’académie. L’un comme l’autre appartenait dès longtemps à cette Université « révolutionnaire » qui osait croire qu’avec la République devait naître l’administration républicaine. Comme lui, vous aviez été de cette poignée d’universitaires qui, du premier coup, entrevoyaient pour l’Université des mœurs nouvelles, une nouvelle notion de l’autorité, un autre prestige que celui du pouvoir personnel, une autre discipline que celle de la caserne, bref, tout un bouleversement des traditionnelles relations hiérarchiques. A l’exemple d’un grand ministre dont les audaces effraient un peu aujourd’hui, vous pensiez laissez-moi dire : nous pensions que l’enseignement primaire peut devenir « toute une éducation et une éducation libérale » ; que, « seuls, des hommes libres peuvent former un peuple libre », et qu’à des éducateurs de liberté, il faut « faire une large part de self government ».
Et c’est dans cet esprit que, bien des années après Jules Ferry, ont été écrites au jour le jour ces notes prises sur le vif, si expressives, si primesautières, si mordantes. Elles pourront servir à l’histoire de notre enseignement primaire. Elles en représentent un aspect, le moins connu peut-être, le point de vue des inspecteurs primaires de la nouvelle école.
Nouvelle, en effet, elle l’était alors. Aujourd’hui, elle a gain de cause. Tout le monde en est ou prétend en être. Il y a vingt-cinq ans et même moins, je pouvais, bien placé pour le faire, compter ceux qui avaient foi dans la « méthode libérale » de Marion appliquée à notre enseignement primaire, qui avaient foi dans toutes les libertés liberté d’initiative et d’association, liberté de parler et d’écrire, liberté civique et politique laissées aux instituteurs. Défenseurs de ce programme dès la première heure dans vos fonctions administratives, vous y êtes resté fidèle dans le journalisme. Et c’est ce qui m’a fait trouver à ces pages rapides une saveur que n’ont pas toujours des œuvres plus rassises.
Vous avez pris soin de les classer par séries correspondant à peu près aux groupes de questions pédagogiques qu’elles embrassent : éducation, méthode, programmes, discipline, matières d’enseignement, intérêts du personnel. Je n’y vois aucun inconvénient. Et c’est là de votre part une aimable attention pour le lecteur. Mais, croyez-moi, celui qui prendra goût à cette lecture s’inquiétera assez peu de l’ordre des morceaux. Ce qui l’intéressera, à travers la diversité des textes ou des prétextes, c’est votre attitude, à travers la diversité des textes et des prétextes, c’est votre attitude, c’est votre manière d’envisager les hommes et les choses de l’école, soit du dehors, soit du dedans.
Il faut connaître à fond ce petit monde des écoles primaires pour en tirer au choix, avec une si visible aisance, cette suite de tableautins et de silhouette d’un réalisme parfois si amusant. Et il faut aimer nos « primaires » comme vous les aimez, pour pouvoir parler d’eux et leur parler avec cette plénitude de franchise sans réticence.
Des visiteurs, des enquêteurs étrangers m’ont souvent demandé tout récemment encore de leur indiquer quelque ouvrage où ils puissent voir, au vrai, l’école française, telle qu’elle est, avec ses qualités et ses défauts, dans sa vie intime. A l’avenir, je leur signalerai volontiers votre livre, justement parce que ce n’est pas un livre, mais plutôt un journal fait d’impressions et d’observations vécues, non retouchées.
Je les y renverrai avec confiance, parce qu’ils n’y trouveront ni flatteur de la démocratie ni un fonctionnaire guindé dans l’optimisme officiel. Et pourtant ils y sentiront, ils n’y sentiront que mieux, l’homme de conscience et de bonne foi qui, même en donnant carrière à la critique, à l’ironie, voire à la satire, rend justice à l’œuvre scolaire de la troisième république.
Ils y verront, par exemple, que la neutralité scolaire n’est ni une chimère, ni une sottise, ni un mensonge ; que c’est tout simplement la solution raisonnable qu’imposait hier la force des choses et qu’elle imposera encore demain. Et ils concluront avec vous que « celui qui la viole sciemment, catholique, protestant, juif, libre penseur, fait œuvre de sectaire et non œuvre d’honnête homme ».
Ils approuveront de même tout ce que vous dites sous forme d’anecdotes scolaires si plaisantes, mais si probantes, de l’enseignement de l’histoire, et de la lecture, et de l’orthographe, et de tout le programme. Je ne vais pas en transcrire les chapitres : il faudrait m’arrêter à chacun, et je ne résisterais pas au plaisir de faire des citations. Il y en a d’exquises.
Tout ce que je veux me permettre de constater en vous félicitant de cette bonne idée, c’est que vous laisserez à vos successeurs dans l’inspection primaire un document et un exemple. Peut-être un jour viendra-t-il où ils en apprécieront, moins aisément que nous, le mérite et le prix, à mesure que vos idées nos idées se feront familières et presque banales. Mais je m’assure que ce temps est encore loin. Et, fût-il venu, ce sera toujours un plaisir de lire tant de conseils si pleins de sel et de sens, tant d’appels aux sentiments les plus généreux, tant d’encouragements au devoir, surtout au devoir difficile, tantôt empreintes de la plus délicieuse bonhomie, tantôt enveloppées de railleries caustiques, parfois relevés d’une pointe de paradoxe, toujours personnelles et d’un accent de sincérité si pénétrant qu’il leur communique une inimitable originalité.
Voilà, mon cher inspecteur, ce que pense votre ancien directeur que vous avez bien voulu lui faire lire avant le tirage. Je leur prédis le succès que les braves gens savent faire à l’œuvre d’un brave homme. Et je vous serre cordialement la main.
F. Buisson,
Ancien directeur de l’Enseignement primaire.
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