Charles Seignobos, La dernière lettre de Charles Seignobos à Ferdinand Lot


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Charles Seignobos, “La dernière lettre de Charles Seignobos à Ferdinand Lot.”. In Revue historique, vol. 210, no 1, 1953, pp. 1-12. Paris: Les Presses universitaires de France. Source: Gallica, BNF. Une édition numérique réalisée par par Michel Bergès, bénévole, professeur des universités, Agrégé de science politique retraité de l'Université de Bordeaux IV Montesquieu.

[1]

Charles Seignobos [1854-1942]

Historien français, spécialiste de la IIIe République

“ La dernière lettre de Charles Seignobos
à Ferdinand Lot
.” *

In Revue historique. Paris, vol. CCX, 1, 1953, pp. 1-12. Paris : Les Presses universitaires de France. Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.


Pendant l’été de l’année 1941, mon maître, le regretté Ferdinand Lot, me dit, au cours d’une conversation, avoir reçu de son ami Charles Seignobos, retiré en Bretagne, une longue lettre dans laquelle celui-ci lui faisait connaître les conclusions auxquelles il arrivait, à la fin de sa vie, touchant la méthode historique.

À la mort de M. Ferdinand Lot, sa veuve a retrouvé dans les papiers du maître la lettre en question, me l’a remise et autorisé à la publier.

Il a semblé qu’il pouvait être utile de la faire connaître aux historiens. Le rôle joué par Seignobos dans le développement de nos études, l’influence qu’il a exercée, et qu’il exerce encore, sur nombre d’historiens — sur ceux-là mêmes qui ne lui ménagent pas leurs critiques — font de cette lettre un document capital pour l’histoire de l’historiographie française aux XIXe et XXe siècles.
R. Fawtier.

« Ploubazlanec, 10-29 juin 1941.

Mon cher ami,

J’ai appris par les Chavannes [1] qu’à la fin de l’automne passé vous étiez rentré à Fontenay [2] ; votre maison du bord de la mer [3] n’était pas aménagée, je pense, pour un séjour en hiver. Depuis lors, je n’ai plus rien su de vous et je le regrette, car vous êtes maintenant une des rares personnes dont je ressens l’absence. Je n’ai pas cru devoir retourner à Paris où je n’aurais eu aucune occupation précise et où il ne me semble pas raisonnable de créer une charge nouvelle au ravitaillement. Ici, nous n’avons pas eu de difficulté à vivre ; à défaut de charbon, nous avons brûlé du bois (coupé sur les bords du jardin), la boucherie n’ouvre qu’une fois par semaine, mais la viande est une habitude récente en pays civilisé et les excellentes relations de Louise avec les [2] gens des environs nous ont procuré tout ce qui était nécessaire (au sens le plus large) pour notre nourriture. L’hiver a été humide plutôt que froid, le pays est resté très vert et toujours agréable à voir. L’occupation était devenue, peu à peu, pratiquement invisible et de plus en plus réduite.

J’avais un assez grand nombre de livres et des collections de revues. J’ai relu les 2 derniers volumes de votre Invasion des Barbares [4], avec grand plaisir. La masse énorme des faits y est présentée en ordre excellent, le caractère différent des peuples est marqué en traits très nets ; les réflexions d’ensemble placées à la fin du récit des opérations expliquent de façon indiscutable les relations entre les actes et les conséquences. La différence de conduite des Arabes et des autres peuples envers la civilisation des pays envahis me paraît très exacte, elle rappelle une remarque de Gautier [5] (j’ai vu avec plaisir que vous connaissiez son œuvre) ; c’est que toute tribu arabe qui a conquis une ville et s’y est établie a disparu totalement. La civilisation est le produit de la vie dans la ville (civitas), le barbare en ville devient un civilisé. Mais, en Orient, la civilisation politique n’a jamais dépassé le niveau du despotisme personnel sous lequel aucune nation ne s’est formée, et ce sont les Barbares d’Occident seuls qui ont préparé les États modernes où les nations ont été créées, d’abord avec l’absolutisme impersonnel, puis la liberté. — Je vous suis reconnaissant de la façon dont vous avez éclairci la confusion créée par le mot de Tartares qui rend inintelligible une partie de l’histoire de l’Asie. L’appendice sur les bouleversements et les créations résultant de la grande guerre doit rendre de grands services au public français. Je vous signale que vous avez quelquefois laissé se glisser un mot de l’ancien vocabulaire historique, le mot « race », dans des cas où vous aviez certainement pensé « peuple » ou « origine ». Le terme anthropologique, dont on a fait en allemand un tel abus, ne s’applique pas à la plupart (sinon même la totalité) des peuples dont vous parlez, où le caractère commun est le pays ou la coutume ou la langue.

Je passe beaucoup de temps à travailler dans mon jardin où la saison très humide a produit une surabondance de mauvaises herbes qui me donnent une occupation toujours renouvelée. C’est une occasion aussi pour réfléchir et je pense d’une façon assez précise sur 2 sujets surtout. [3] Premier sujet : les événements ; je crois vous avoir déjà indiqué ma position. Peut-être suis-je porté à l’optimisme par les conditions agréables de ma vie ; en tout cas, je n’ai pas douté et, de plus en plus, je ne doute pas de l’issue finale. Dans une guerre de matériel (surtout naval et aérien), la puissance qui dispose de la mer et possède une énorme supériorité de production industrielle est assurée de tenir à la longue le moyen d’imposer sa volonté (j’emploie la formule qui a remplacé le terme archaïque de victoire). Pour l’avenir des peuples après le retour à la vie normale, je n’y vois aucune catastrophe inévitable. Les ressources naturelles du monde restent intactes et la capacité de production agricole et industrielle s’est démontrée si grande qu’elle est en mesure de fournir tout ce qui peut être consommé : la preuve en est que les crises aujourd’hui sont de surproduction et de chômage. Quant à la politique intérieure, elle était arrivée, non seulement en France, mais dans une grande partie de l’Europe, dans une impasse d’où les conditions nouvelles pourront la tirer. En attendant, l’arrêt de la vie politique pendant quelque temps, où l’administration seule continue « l’expédition des affaires courantes », aide les peuples à changer leurs habitudes en leur faisant sentir l’avantage d’un régime de liberté et de discussion. Je laisse de côté la leçon de politique extérieure sur le danger de vivre sans s’occuper de ce que prépare le voisin. Ma réflexion est excitée et agrémentée par l’exemple d’un hilote ivre, la lecture des articles de L’Œuvre, où un disciple obscur de Durkheim, M. Déat, étale une indifférence totale pour la réalité. On y voit à quel néant de pensée peut aboutir la sociologie orthodoxe opérant sous un nuage de métaphores.

Le second sujet — qui m’intéresse beaucoup plus et depuis beaucoup plus longtemps (depuis 1887) [6] — porte sur les Principes de la méthode historique. C’est le titre que je dois donner au livre que je dois rédiger quand les conditions seront redevenues plus favorables. Je crois être parvenu à des conclusions bien plus précises et plus profondes que dans mes publications antérieures, et même avoir atteint le fond, sauf [sur] un point : la nature et le mécanisme du raisonnement en histoire. Avant de vous exposer le résultat de mes réflexions, je vous demanderai un service que vous seul pouvez me rendre. J’ai l’impression que, depuis un quart de siècle à peu près, le travail de pensée sur la méthode historique, très actif depuis 1880 et surtout 1890, a atteint un point mort. Je n’ai plus rien lu de nouveau, rien que des monceaux de philosophie [4] de l’histoire, c’est-à-dire de métaphysique. La Revue de synthèse historique, qui ne contenait plus guère que des comptes rendus de livres et des discussions métaphysiques, a changé de titre. J’ai su — sans les avoir lus — qu’il avait paru en Allemagne beaucoup de livres, mais, d’après les comptes rendus, simples manuels d’étudiants ou dissertations métaphysiques. Un Américain médiocre, Barnes, a en 1925 publié un gros livre [7] où il résume un grand nombre d’ouvrages sur les différentes formes prises par les travaux d’histoire, surtout en langue anglaise. Je l’ai lu et analysé de très près. Je voudrais vous prier de me faire savoir :

1° Si vous connaissez un livre, en français ou anglais ou allemand, sur la méthode pratique du travail historique, contenant des remarques ou des idées nouvelles sur la façon dont s’opère le travail ;

2° S’il a paru un manuel nouveau analogue aux livres de Bernheim [8] ou de Langlois [9] indiquant en détail les instruments de travail, manuels de sciences auxiliaires (chronologie, diplomatique) ; bibliographies de bibliothèques ou d’archives, recueils de documents, catalogues ou inventaires, manuels du genre des Grundriss, encyclopédies, collections d’histoire (telles que Bibliothek Deutsches Geschichte, Political history of England, Cambridge Ancient History, Peuples et Civilisations, Évolution de l’Humanité). Je voudrais pouvoir donner au lecteur une indication qui lui permît de se mettre au courant sans effort.


I. — L’histoire est bien décidément une science, car on peut appeler science tout ensemble de connaissances acquises par une méthode assurée de recherche sur une même espèce de faits. Elle est la science des faits relatifs aux hommes vivants en société pendant la succession des temps du passé. Elle est de la catégorie des sciences descriptives qui diffèrent fortement des sciences générales. Ces sciences (mécanique, physique, chimie, biologie) travaillent à découvrir des lois, c’est-à-dire des successions constantes de phénomènes de même espèce, faisant abstraction des conditions réelles de lieu et de temps, parce qu’elles ont pour but, non de constater une réalité, mais de prévoir ce qui se produira dans des conditions données. Les sciences descriptives cherchent à connaître des réalités particulières, recherchant comment elles se répartissent, soit dans le lieu seulement (cosmographie, géographie, minéralogie, botanique, zoologie), soit à la fois dans le lieu [5] et la suite des temps ; à ce dernier genre (géologie, paléontologie) appartient aussi l’histoire. Mais elle est dans un cas exceptionnel. Tandis que toutes les sciences n’opèrent que sur une seule espèce de phénomènes, elle doit étudier à la fois deux espèces de faits radicalement différentes : 1° des faits matériels connus par les sens (conditions matérielles et actes des hommes) — 2° des faits de nature psychique (sentiments, idées, impulsions) accessibles seulement à la conscience, mais dont on ne peut faire abstraction parce qu’ils inspirent la conduite des hommes et dirigent leurs actes réels.

Les faits, étant passés, ne peuvent plus être observés directement et ne peuvent plus être connus qu’indirectement en étudiant les traces qui en ont été conservées, comme en géologie et paléontologie. Pour l’histoire, elles sont de 2 sortes : les objets matériels qui ont été en relations avec des hommes, les traditions orales ou écrites qui ont passé par l’intermédiaire psychique du langage, doublé, dans le cas du texte, d’un signe écrit d’espèce psychique. La survivance, langue d’un pays, nom de lieu, usage (Open-field, assolement triennal), rite religieux, présentée comme une espèce propre de document, n’est qu’une forme de la tradition orale devenue une habitude transmise par voie psychique à travers les générations successives.

La méthode du travail historique, réduite à des procédés indirects, très incomplets et superficiels, est donc forcément défectueuse. Mais elle est la seule applicable à toutes les études qui portent sur les phénomènes des sociétés humaines, car la quantité des faits qu’un homme peut observer directement est infime, le présent devenant immédiatement le passé. En fait, tous les travaux sur les faits sociaux s’opèrent sur des documents écrits — même la sociologie du totem et du tabou, la démographie et la statistique. C’est pourquoi les études sur toutes les espèces d’activité ont pris de plus en plus la forme d’histoire (histoire des langues, des religions, du droit, de la technique, des sciences, des arts).

Tout travail historique exige une opération préalable : c’est de rassembler les matériaux de connaissance, documents au sens large. Comme pour les sciences descriptives (zoologie, géologie), l’histoire a commencé par des collections analogues à celles d’histoire naturelle. Le travail est fait surtout par des spécialistes qui dirigent des fouilles, rédigent des catalogues et des inventaires, publient des bibliographies, jouant ainsi le rôle des « naturalistes » qui fournissent les collections de zoologie ou de botanique. Excepté les trouvailles d’objets faites par hasard et les démarches auprès des détenteurs de papiers de famille ou [6] de collections particulières, « l’heuristique » se réduit en fait à l’usage des bibliographies.


II. — Comme en toute science le travail se compose de deux séries d’opérations : constater les faits particuliers en les isolant de l’ensemble où ils apparaissent engagés, — les rapprocher de façon à comprendre les relations entre eux. L’homme n’atteint directement que les faits à la mesure de ses sens, êtres ou objets sensibles, relations immédiates de succession ou de cause à effet. Bien qu’il n’y ait pas de limite nette entre les deux séries, dans l’ensemble, la recherche des faits est le domaine de l’érudition, partagé souvent entre deux sortes de spécialistes, les éditeurs de documents, les auteurs de monographies ; la recherche des relations est le domaine de l’histoire qui prend la forme d’ouvrages généraux.

Comme l’histoire opère sur des faits beaucoup plus difficiles à constater exactement et avec des moyens plus défectueux qu’aucune autre science, dépourvue de tout instrument d’observation, réduite aux forces de l’esprit humain, naturellement confus, vague, hâtif, la méthode consiste à résister à la démarche spontanée et à procéder en sens opposé à la nature, avec précision et prudence.

La marche imposée par la nature du matériel de connaissance est de partir du document, seule trace matérielle du passé, et de remonter par la série des opérations psychiques, écriture, langue, sens figuré, sens réel, représentation dans l’esprit de l’auteur, jusqu’au fait qu’il a connu. Cette méthode exige 2 espèces d’opérations : l’analyse (ainsi nommée par métaphore) consiste à séparer, non pas réellement comme en chimie, mais mentalement, chacun des faits de détail présentés ensemble dans le document ; la critique consiste à juger la valeur des indications, c’est-à-dire à reconnaître s’il y a entre elles et la réalité cet accord que nous appelons vérité (dont la nature est du domaine de la métaphysique). Ce qui rend nécessaire la critique, c’est qu’il a été constaté par 3 méthodes différentes que le désaccord entre l’esprit humain et la réalité — autre ment dit l’erreur — est très fréquent. Cette découverte s’est imposée : 1° en histoire par les contradictions inconciliables entre 2 documents ; 2° dans la pratique juridique par les contradictions entre témoins d’un même fait ; 3° par les expériences des laboratoires de psychologie.

Il faut commencer par préciser le fait contenu dans le document, avant d’en chercher la valeur ; l’analyse précède donc logiquement la critique. En analysant la notion de « document de première main », considérée comme si importante, on découvre qu’elle est décevante. [7] 1° Elle est précaire (temporaire), car un document tenu pour de 1re main tant que la source d’où il dérive restait inconnue est délogé de son rang si la source est découverte (Harpocration par la constitution d’Athènes d’Aristote, le duc de Broglie par Dreux-Brézé). 2° Elle est fuyante, car la qualité de source directe se transmet par une gradation continue, depuis le manuscrit original de l’auteur — à travers la photographie, la copie complète, la copie partielle, l’extrait, la citation entre guillemets, jusqu’au simple résumé. 3° Et surtout elle est indûment étendue, comme en justice la notion du témoin recevable, car elle admet implicitement que toutes les affirmations du document (ou du témoin) ont même origine et même valeur. Ce n’est pas au document en bloc, c’est à chacune des affirmations qu’il faut pouvoir appliquer la qualité de lre main, c’est-à-dire de fait observé et relaté par l’auteur. Ainsi la connaissance tirée du document est ramenée au procédé de toute science descriptive, l’observation directe. Pour la très grande majorité des faits, l’analyse constate que l’auteur ne les a pas observés lui-même, autrement dit, ils ont été observés par un observateur inconnu.

Je laisse de côté ce que j’ai dit dans l’Introduction aux Études historiques sur l’objet de la critique externe (reconnaître l’usage à faire d’un document) et de la critique interne (décider les précautions à prendre à propos de chacun des faits affirmés) — sur le résultat négatif de la critique — sur le rôle du raisonnement par analogie — sur l’emploi du questionnaire (j’ajouterai que l’enquête préparée au moyen d’un questionnaire fixe est le procédé universel pour toutes les recherches de faits) — sur la règle qui prescrit de chercher ce qu’a voulu dire l’auteur avant de rien en conclure — sur la nécessité de tenir l’analyse séparée de tout commentaire.

La dernière opération, qui aboutit à établir le fait avec une certitude scientifique, se fait en comparant les affirmations différentes sur un même fait, fondées sur plusieurs observations, contenues, soit dans plusieurs documents différents, soit même dans un même document où elles prennent la forme d’un résumé d’un grand nombre d’observations. C’est ainsi que se résout le problème embarrassant de la certitude dans le cas d’un document unique (par ex. Ptolémée et les noms de peuples, Notitia Dignitatum).

La certitude légitime, comme en toute science, est obtenue par l’accord entre plusieurs observations indépendantes. Elle repose sur un fondement analogue au calcul des probabilités. Le nombre des erreurs différentes possibles est si élevé qu’il y a peu de chances que des erreurs [8] d’origine différente concordent exactement. Quand des affirmations concordent, leur accord n’est pratiquement possible que parce qu’elles sont d’accord avec la réalité. Bien entendu, la conclusion doit être précédée d’une opération spéciale pour reconnaître si les affirmations sont indépendantes.


III. — Après que l’analyse et la critique ont établi les faits particuliers isolés, commence la série des opérations pour les grouper d’après les relations qu’on découvre entre eux.

D’après leur position, les faits se présentent dans deux espèces de relations radicalement différentes. 1° Les uns se produisent par la rencontre en un même lieu et un même moment de faits appartenant à des séries entièrement indépendantes, ce sont les accidents ou les hasards (dont Cournot a fait la théorie). 2° Les autres sont produits par des faits avec lesquels nous apercevons ce qu’on appelle en langue vulgaire une « relation de cause à effet », en langage scientifique le fait antécédent est la condition du conséquent. À ces deux espèces, il est impossible d’appliquer une méthode unique de classement. Les faits de hasard peuvent seulement être constatés et rangés à leur place dans le lieu et le temps (géographique et chronologique) et suivant les personnes. Les faits faisant partie d’une série de dépendances peuvent être classés dans l’ordre des antécédents et des conséquents (ce qu’on appelle causes et résultats). Mais cette série est hétérogène, parce que tous les faits humains (et sociaux) sont le produit de 2 sortes de conditions : 1° matérielles et 2° psychiques, entre lesquelles nous n’apercevons aucune relation, et qui, même, appartiennent à 2 espèces de réalités irréductibles. Entre un acte matériel et sa condition psychique, appelée par métaphore son motif (Idée, sentiment, impulsion), il n’existe aucune relation constante. Il n’en existe même pas entre la réalité et l’idée que l’homme s’en fait, et ce n’est pas la réalité, c’est l’idée, vraie ou fausse, qui est la condition de l’acte. Ce n’est pas l’existence de l’Enfer ou de la puissance de la sorcellerie, c’est la croyance à l’Enfer et aux sorciers qui a produit les pénitences et les procès. Ce n’est pas la mission réelle donnée à Mahomet, ni même sa propre croyance à sa mission, c’est la croyance des Musulmans qui a produit la guerre sainte et l’Empire arabe. La grande majorité des actes humains résulte de conceptions fausses sur la réalité. (Il en est de même pour la vie économique et la vie politique, la notion de valeur, les doctrines politiques.)

Il est vrai que l’objet propre de l’histoire est la série des résultats réels créés par les actes, et ce sont les actes qu’il s’agit de constater ; [9] mais on ne peut les comprendre qu’en sachant comment ils se sont produits ; il est même difficile de raconter un acte sans en indiquer les motifs. On ne peut dire comment l’Amérique a été découverte par Colomb qu’en exposant son erreur sur les dimensions réelles de la terre. Tous les faits étudiés à cause de leurs résultats, tout comme les accidents du hasard, ne peuvent être classés que dans un cadre géographique et chronologique, ils font la matière de l’histoire générale. Un second procédé pour grouper les faits est de réunir tous les êtres humains entre lesquels existe une certaine espèce de relations de même nature et d’en former un groupe distinct désigné par un nom. Nous reconnaissons : 1° le groupe fondé sur la filiation réelle ou présumée ou fictive et sur la vie matérielle en commun (famille, clan, tribu) ; 2° le groupe fondé sur les relations de voisinage, défense, entr’aide (village, commune) ; 3° le groupe fondé sur les relations de ressemblance entre les habitudes de vie matérielle et psychique, langage, religion, coutumes (peuple au sens ethnique du mot (equos) indûment confondu avec la race anthropologique) ; 4° groupe fondé sur l’obéissance à une même autorité maintenue par la force et surtout la menace de la force, parla guerre, la justice, la police. Ces différentes espèces de groupes doivent être répartis sur toute l’étendue des lieux et toute la succession des temps (dans la mesure restreinte où les documents le permettent).

Un troisième procédé est de grouper les faits d’après la relation de ressemblance, en réunissant les faits appartenant à une même espèce d’activité humaine, chacune réalisée par la combinaison entre un acte et un fait psychique — langage, croyances, religion, coutume, usages de vie (nourriture, vêtement, logement), production, commerce, droit privé, régime politique. C’est la matière des histoires spéciales. Il y entre une part d’abstraction, ce qui donne la tentation de les traiter comme les sciences générales et d’y chercher des « lois », mais elles sont rattachées à la réalité descriptive parce qu’elles sont localisées en un lieu (un groupe) et un temps. L’espèce la plus commode est le langage, le langage réel, parlé, il a l’avantage, d’abord, d’être la combinaison la plus simple des deux réalités, mouvements réels de la langue, signe intellectuel ; ensuite, de fournir par centaines de milliers (et même de millions) des actes très semblables. Ce qui permet d’établir, pour l’usage d’un mot ou d’une forme de syntaxe ou d’une forme phonétique, non pas exactement des lois « statistiques » fondées sur la « loi du grand nombre », mais des constatations de plus grande fréquence. Nous ne pouvons préciser la proportion des gens qui disent « on vous cause », ou « au point de vue pécunier » ou « je m’en rappelle », mais nous [10] pouvons savoir que ces formes sont en moindre fréquence — bien entendu à un moment donné réel, car elles pourront devenir de plus grande fréquence.

Cette expérience faite sur la langue permet de se représenter la nature réelle, dans tous les autres genres d’activités, de la constance qui se cache sous les noms illusoires de règle, de loi, de constance, et qui n’est qu’une fréquence, d’ailleurs variable et même sujette à disparaître, comme le montre le cas du mot, du rite de la loi tombé en désuétude, c’est-à-dire sorti des façons habituelles de penser et d’agir.

1° Toute connaissance d’un fait passé, étant fournie indirectement par une observation, se présente sous forme d’un détail isolé dans l’immensité de l’étendue et de la durée, elle ne peut être utilisée dans un des groupements (de 3 espèces) qu’en la complétant de façon à être étendue à une aire géographique, à un groupement humain, à une durée chronologique. 2° Tout fait humain observé du dehors a besoin d’être complété par les conditions psychiques nécessaires à un acte. 3° La connaissance des relations humaines échappe à l’observation directe, c’est une construction de notre esprit.

Il y a donc 3 espèces de connaissances qui ne peuvent être obtenues que par une opération nouvelle. Ce procédé, commun à toutes les 3, est le raisonnement par analogie fondé sur la ressemblance des actes, des « états d’âme » (sentiments, idées, résolutions), des relations sociales de tout genre des hommes du passé avec les phénomènes du présent, que nous connaissons par notre expérience personnelle de la conduite habituelle des hommes et de nos « états d’âme » propres. Procédé de valeur très inégale, équivalent à une induction scientifique pour les faits biologiques (les documents sur les peuples barbares ne parlent presque jamais de femmes ou d’enfants, cependant nous sommes certains qu’ils en avaient et se reproduisaient de la même façon que nos contemporains) — conjecture de pure fantaisie à propos des sentiments, des idées et même de la conduite des individus. C’est le domaine de la biographie romancée. C’est que la valeur d’un raisonnement sur le passé dépend de la valeur de son fondement pris dans la connaissance du présent. Il aurait donc besoin d’être établi sur une science empirique des lois de la conduite humaine ; et cette science n’est pas faite ; la psychologie générale ne la remplace pas du tout. En fait, chaque historien raisonne au moyen des idées rares, vagues, d’ordinaire erronées, qu’il s’est faites ou qu’il a reçues de la tradition.

La façon même dont l’esprit humain se représente spontanément la nature réelle des relations (des 3 espèces) repose sur une illusion : la [11] relation est conçue comme un état permanent continu, maintenu par une cohésion exprimée sous la forme métaphorique d’un lien entre les faits. Illusion analogue à la conception (conforme au sens commun) de la matière (ou substance) continue que la science contemporaine remplace par la conception d’un vide parsemé d’éléments séparés par de grandes distances. Mais, quand on examine la réalité dans la série des moments successifs — ce qui est le rôle propre de l’histoire — on constate que la réalité de tous les faits humains (et sociaux) est faite d’une suite discontinue, d’actes très semblables, mais pourtant distincts l’un de l’autre (par exemple les sons successifs d’une parole, les mouvements successifs de la vie quotidienne). La matière inerte seule est constante, du moins à l’échelle humaine. Mais toute la vie exige des mouvements, des changements à chaque instant. C’est la faiblesse de l’esprit humain qui nous porte à prendre pour « le même » ce qui est seulement semblable et à nous représenter comme un état unique, durable, ce qui n’est qu’une succession de faits semblables.

Une autre cause grave de confusion tient à ce que le langage ne fournit de noms pour désigner directement que les objets accessibles aux sens. Tous les faits connus seulement par la conscience (psychique), toutes les relations qui sont des constructions de l’esprit ne peuvent être exprimés que par une métaphore. Beaucoup sont d’un langage si courant et si ancien qu’elles ne rappellent plus leur origine et sont devenues inoffensives ; on ne pense plus au sens métaphorique de « influer sur » ou « dépendre de ». Mais les métaphores, ressenties encore comme une comparaison, étant fondées sur une ressemblance très superficielle d’ordinaire restreinte à un trait unique, risquent de fausser la réalité en donnant la tentation d’étendre la ressemblance à d’autres traits. Les plus dangereuses sont celles qui portent sur un ensemble de relations réunies sous le nom d’un objet matériel, un courant, un bâtiment (structure sociale) ou même un être animé (la société assimilée à un organisme). Il se crée ainsi des êtres imaginaires, auxquels on arrive à attribuer des actes, des pensées et un rôle. Il en est de même des séries de faits considérés comme un événement (la Réforme, la Révolution), ou une série de personnes (la Royauté, l’Église, l’État). On dit même : Le hasard a voulu.

La partie la plus incontestée de l’histoire, c’est la succession des résultats des actes au sens large du mot, qui d’ailleurs sont souvent très différents de l’intention de leurs auteurs.

Ce sont eux qui changent les conditions de la vie, suppriment les anciennes et créent les nouvelles. De ces résultats font partie les manifestations [12] extérieures des sentiments et idées qui forment la matière des histoires spéciales. C’est le terrain d’entente entre les historiens. Mais le désaccord reste inévitable : 1° sur tous les faits de la vie intérieure, parce que nous en ignorons les lois ; 2° sur la fréquence des actes (par conséquent la conformité aux règles et usages) et sur la part prise par chaque acte dans un résultat. C’est que l’histoire ne dispose d’aucun procédé pour mesurer la fréquence et l’importance d’un phénomène ; les statistiques et les moyennes ne sont pas des mesures.

J’arrête ce résumé déjà bien long, dont la rédaction a retardé indûment le départ de cette lettre. Cependant, s’il vous a intéressé, je pourrais le compléter, pour la partie III : Précautions contre la métaphore, ramener toute relation à des actes de [illisible]. — Action réciproque des activités d’espèces différentes, solidarité (Zusammenhang). — Illusion de pouvoir atteindre par intuition directe l’ensemble (le Gesammt), qui ne peut être connu qu’après avoir réuni les parties étudiées d’abord.

En attendant, mon cher ami, je vous envoie l’expression bien sincère de ma très grande affection.

Ch. Seignobos [10]. »



* N. D. L. R. — Nous avons respecté l’habitude qu’avait Charles Seignobos d’écrire les nombres en chiffres.

[1] La famille d’Édouard Chavanne, l’orientaliste.

[2] Fontenay-aux-Roses (Seine).

[3] La maison achetée par F. Lot à Trégastel (Côtes-du-Nord).

[4] Les Invasions barbares et le peuplement de l’Europe. Introduction à l’intelligence des derniers traités de paix, Paris, 1937, 2 vol. in-8°.

[5] E.-F. Gautier, professeur à l’Université d’Alger, auteur, entre autres livres, de l’ouvrage intitulé Les Siècles obscurs du Maghreb.

[6] Rappelons que Ch. Seignobos publia, en 1898, avec Charles-Victor Langlois, l’Introduction aux Études historiques, Paris, Hachette, in-12.

[7] H. E. Barnes, A History of Historical Writing, Norman, 1937, in-8°.

[8] E. Bernheim, Lehrbuch der historischen Method, 6e éd., Leipzig, 1903, in-8°.

[9] Charles-Victor Langlois, Manuel de Bibliographie historique, Paris, 1901-1904, in-8°.

[10] Il vaudrait peut-être la peine de rechercher dans les papiers de Charles Seignobos la réponse que Ferdinand Lot a certainement faite à son correspondant. Je ne pense pas que Seignobos ait jamais mis par écrit la partie III proposée dans le dernier paragraphe. Charles Seignobos est mort à Paris le 2 mai 1942.


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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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