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Introduction
Ce livre reproduit le texte de six conférences, données en 1954 à l'Université des Annales et publiées cette même année dans la revue Les Annales. Elles ont simplement été récrites, et complétées par trois chapitres supplémentaires qui n'avaient pu trouver place dans la série initiale. Dans ma pensée ce travail constitue un ensemble, car les neuf chapitres ci-dessous relèvent d'un même angle d'approche, d'une même idée essentielle, qui, comme un fil conducteur, va du commencement à la fin, figurant explicitement ou implicitement à chaque page, à la façon d'une sorte de leitmotiv.
Le thème de base, c'est que la machine, revendiquant non seulement la production industrielle, mais s'insinuant dans toutes les démarches de notre vie, est en train de renouveler entièrement le caractère de notre civilisation, en attendant que cette révolution s'étende bientôt à tous les continents. Qu'il s'agisse de l'administration des affaires, du secrétariat, de la publicité, du voyage, de la vitesse, de la géographie, du ménage, de l'art, de la pensée elle-même, l'effet est partout le même : substitution de l'action collective à l'effort individuel, [p. 8] de la série à la qualité, de la machine au muscle et même au cerveau.
Trois siècles ont déjà concouru à cette révolution, toujours en cours. Le XVIIIe l'a inaugurée (encore que le XVIIe l'eût intellectuellement préparée) ; le XIXe lui a donné son premier développement dans le cadre européen ; mais c'est le XXe, principalement sous l'égide américaine, qui est en train d'en tirer massivement, implacablement, toutes les conséquences. Cependant, le XVIIIe, en cela dans la ligne de la Grèce et de l'Évangile, avait parallèlement affirmé les valeurs humaines en tant que fondement des sociétés démocratiques occidentales. La machine à vapeur et les grandes déclarations des droits sont contemporaines, mais l'expérience a prouvé qu'elles travaillent dans des sens différents : l'une conduisant au collectivisme, l'autre revendiquant les droits de la personne humaine.
D'où une lutte, qui se poursuit, entre la conception traditionnelle d'une civilisation de source méditerranéenne, grecque et chrétienne, et une technique mécanique nouvelle relevant de principes peut-être incompatibles avec le legs du passé. C'est là le problème dominant du XXe siècle : nous commençons seulement d'en prendre conscience en voyant la machine et la série pénétrer partout, jusque dans le saint des saints de l'esprit. Les aspects de cet envahissement, brutal ou insidieux, sont multiples. Nous avons seulement voulu en retenir ici quelques-uns, qui nous ont paru particulièrement significatifs.
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