RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

André Siegfried, Le Canada. Les deux races. Problèmes politiques contemporains. (1906)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'André Siegfried, Le Canada. Les deux races. Problèmes politiques contemporains. Paris: Librairie Armand Colin, 1906, 415 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie, Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine, Chicoutimi, Saguenay, Québec.

[p. 1]

LE CANADA

_______________

Introduction

_____

CHAPITRE PREMIER

LES DONNÉES DU PROBLÈME CANADIEN



La politique canadienne est un champ clos de rivalités passionnées. Entre Anglais et Français, protestants et catholiques, s'y poursuit une lutte séculaire, tandis qu'à leurs côtés grandit une influence qui peut-être un jour couvrira tout, celle des États-Unis. L'avenir même du Canada tient au résultat de cette partie compliquée : son étude sera le sujet de ce livre.

Sans même tenter de résumer ici des souvenirs historiques qui sont présents à toutes les mémoires et que nous supposerons connus, nous ne chercherons de préface à ce travail que dans l'exposition aussi nette que possible de ce qu'on pourrait appeler le problème canadien. Il est infiniment complexe ; de là sa difficulté, de là aussi son intérêt profond.

I

C'est d'abord et surtout un problème de races. L'Angleterre a conquis la Nouvelle-France, mais elle n'a pu [p. 2] détruire ou assimiler les colons que nous y avions laissés. D'une soixantaine de mille qu'ils étaient en 1763, lorsque le traité de Paris consacra notre défaite, ils sont devenus aujourd'hui tout un peuple de 1.650.000 âmes [1], qui maintient fièrement, sous une domination étrangère, loyalement acceptée du reste, sa langue, sa religion et ses traditions. Son vrai domaine, sa forteresse imprenable est la province de Québec, où les Français sont 1.322.000 [2] sur 1.648.000 habitants [3]. Il y faut ajouter la région des Provinces Atlantiques où les descendants des Acadiens survivent au nombre de 140.000 [4] et l'immense océan des prairies où notre race a établi des centres importants de population. Là cependant, elle n'est et ne sera jamais sans doute qu'une minorité : c'est le bassin du Saint-Laurent qui demeure le théâtre de la destinée française dans le Nouveau Monde.

En face des nôtres, l'élément britannique, moins prolifique, mais grossi sans cesse d'une immigration croissante, est devenu la majorité. Les Canadiens d'origine britannique sont 3.061.000 [5] sur 5.371.000 habitants [6] que contient la Colonie tout entière. Minorité infime dans Québec, ainsi que nous l'avons vu, ils sont au contraire la presque unanimité dans Ontario, 1.732.000 [7] sur 2.182.000 âmes [8]. Entre ces deux pro-[p. 3] vinces, qui sont le cœur du Canada, la jalousie est aiguë. La race dominante subit la présence de citoyens français, ne pouvant faire autrement. Mais à leur langue elle oppose passionnément la sienne ; à leur influence catholique son influence protestante ; à leur civilisation française sa civilisation anglo-saxonne. C'est une guerre ouvertement déclarée, dont il est inutile de vouloir dissimuler l'âpreté.

La première partie de cet ouvrage sera consacrée à la description de cette rivalité, dans ses causes et dans ses manifestations essentielles.

L'Église catholique est certainement le facteur le plus puissant dans la formation du peuple canadien français. Nous montrerons comment elle l'a défendu, développé, discipliné contre l'adversaire, mais en même temps marqué d'une empreinte sans doute ineffaçable. La société anglaise n'a pas échappé davantage à l'influence profonde des Églises protestantes, ou plus exactement de l'esprit protestant. Nous l'étudierons de même, constatant de la sorte que les querelles religieuses sont à la base de toutes les divisions canadiennes.

De l'Église nous passerons à l'école, terrain de lutte non moins brûlant. On y retrouvera les mêmes adversaires se tenant tête avec acharnement : le clergé romain d'abord, refusant d'abandonner à l'État, surtout à l'État anglais, l'instruction des enfants catholiques ; la race française ensuite, obstinée dans sa défense de l'école séparée, qu'elle considère comme la condition même du maintien de son intégrité ; enfin, dans l'autre camp, la population britannique, préconisant l'école publique dont elle voudrait, au fond, faire le creuset d'une nation nouvelle, qui [p. 4] serait une par la langue, les tendances et la civilisation.

Puis, de ces deux races, ainsi formées séparément par leurs prêtres, leurs pasteurs et leurs instituteurs respectifs, nous analyserons les sentiments nationaux ; et c'est là qu'on commencera à toucher du doigt les complications, les contradictions, les subtilités infinies où se débat l'âme canadienne, s'il est même permis d'employer ce singulier pour faire allusion à des éléments si divers.

Ces Français, conquis par la force, mais admis loyalement ensuite dans une société étrangère, qu'éprouvent-ils à l'égard d'une métropole qui n'est pas leur patrie ? Et d'autre part, quelle place tient dans leur cœur l'ancienne patrie qui n'est plus leur métropole ? Canadiens français, de quel œil voient-ils les concitoyens anglais avec lesquels ils vivent, mais que, sur tant de terrains, ils combattent sans cesse ? Catholiques convaincus, que pensent-ils du protestantisme anglo-saxon et de la libre pensée européenne ? Il y a là un chaos de sentiments entre-croisés et divers que nous aurons grand'peine à éclaircir.

Moins compliqués, les Canadiens anglais sont cependant encore loin d'être simples. Leur mauvaise volonté vis-à-vis des Français d'Amérique ne s'étend pas nécessairement aux Français de France et n'implique pas nécessairement non plus une fidélité éternelle à la mère patrie. Beaucoup d'entre eux, séduits par le prestige d'un puissant voisin, risquent d'oublier un jour les liens qui les rattachent à l'Europe ; et, sans presque qu'on s'en aperçoive, le Canada peut insensiblement passer aux États-Unis. Assurément, les Canadiens redoutent cette éventualité. Mais est-il [p. 5] bien sûr qu'inconsciemment ils ne s'y préparent pas ?

Tels sont les sentiments délicats, complexes et parfois contradictoires qu'il faut analyser, avant d'oser parler de cette unité un peu factice qu'est le peuple canadien, tel que l'a officiellement constitué la Confédération de 1867.

II

Nous arrivons ainsi à une seconde partie de ce livre, où le sujet va de lui-même en s'élargissant. Après avoir envisagé séparément les deux races canadiennes, dans les influences qu'elles subissent et les sentiments qu'elles éprouvent, le moment vient de les observer côte à côte, dans la vie politique commune qu'elles mènent, sous le même gouvernement et sous les mêmes lois. Il ne s'agit plus de Français ou d'Anglais, mais de citoyens canadiens.

Nous verrons d'abord comment la Constitution de 1867, base de la Confédération, a tenté de concilier l'unité nationale, avec la diversité profonde de provinces que divisent la distance, la race, la langue et la religion. Puis, nous rechercherons comment ces races rivales, que la destinée contraint à travailler ensemble, sont arrivées à s'entendre sur le terrain parlementaire et gouvernemental. L'organisation des partis, sur la base du compromis et non de la lutte des races, montrera la sagesse des chefs et la discipline de leurs partisans. Nulle part l'influence de la tradition britannique n'apparaîtra plus réelle et plus heureuse.

Par contre, la vie américaine fera sentir sa présence voisine, lorsqu'il s'agira des grandes consultations populaires et des larges mouvements d'opinion. Pour [p. 6] comprendre à quel point les manières de voir et de faire du Nouveau Continent ont transformé le Canada, il faut descendre dans le détail terre à terre et journalier de la cuisine électorale, voir l'organisation de la machine politique, la regarder fonctionner et demander à l'opinion quels sont les arguments qui, véritablement, la conquièrent. Il faut suivre les élus au Parlement et, dans ce milieu plus restreint, sonder les mobiles qui les font agir. Alors seulement on pourra saisir toute la différence qui sépare la civilisation coloniale de la civilisation anglaise.

De cette action commune, qui se concentre dans une capitale politique, la personnalité du Canada se dégagera peu à peu. Elle se précisera plus encore, dans l'orientation que les divers partis entreprendront de lui donner : nous connaîtrons ses tendances, en étudiant leurs programmes.

III

Cependant, l'unité artificielle de la Confédération n'a pas réglé le problème des races ; sous son couvert, elles ont continué à vivre et à lutter ; une fois de plus, leur présence s'impose à l'attention. À qui appartiendra ce pays que sa Constitution unifie ? Aux Français, dont le nombre ne cesse d'augmenter par suite d'une natalité puissante ? Aux Anglais, que renforce constamment une immigration nombreuse ? Rivalité de nombre, mais aussi rivalité de civilisations ! La nôtre, sous sa forme canadienne, est-elle assez moderne pour faire œuvre de conquête et peut-on espérer que le Canada n'est pas acquis, pour toujours, aux Anglo-Saxons ? Ce problème, dont la réponse se devine, est [p. 7] déjà presque du passé. Mais un autre, aussi grave, apparaît maintenant pour l'avenir.

Le tête-à-tête de Québec et d'Ontario ne peut durer toujours. Tandis que la rivalité anglo-française se poursuit dans l'Est, à peine adoucie par les années, un Canada nouveau se développe dans l'Ouest. Là, ce ne sont plus les Français qui se dressent en face de leurs anciens rivaux. C'est la civilisation américaine, dont l'exubérance, la force et la vie menacent de tout submerger.

IV

Il nous reste, en matière de conclusion, à déterminer les relations extérieures du Canada, considéré comme nation. Ici encore, une foule de problèmes assiègent son avenir incertain.

La nature du lien colonial qui l'unit à l'Angleterre n’est pas fixée pour toujours. S'il se resserre, c'est la solution impérialiste qui prévaut : nous l'étudierons dans ses détails et dans ses formes diverses, au point de vue politique, économique et militaire. S'il se rompt, c’est l'indépendance, avec son insécurité et la menace, toujours latente, de l'absorption par un dangereux voisin. S'il se détend seulement, par une évolution insensible, c'est la prolongation indéfinie du statu quo politique, ouvrant cependant la porte toute grande à l'influence des idées et des mœurs américaines.

Ce sont là autant d'éventualités qu'il faut peser avec soin, et qui, toutes, dépendent étroitement des facteurs nombreux et complexes que nous allons étudier dans les trois premières parties de ce livre.

_______



[1] Recensement du Canada, 1901, t. I, tableau XI, p. 284.

[2] Ibid., tableau XI, p. 352.

[3] Ibid., tableau I, p. 4.

[4] Ibid., tableau IX, p, 290, 296, 350.

[5] Ibid., tableau XI, p. 284.

[6] Ibid., tableau I, p. 2.

[7] Ibid., tableau XI, p. 312.

[8] Ibid., tableau I, p. 2.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 décembre 2011 8:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref