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Introduction
LES ROUTES MONDIALES
I
La terre est sillonnée de grandes routes commerciales, qui groupent en faisceaux les échanges humains. Que ces routes soient vivantes, abandonnées, ou bien reprises après avoir été délaissées, c'est le signe de changements importants dans l'équilibre des continents. Les canaux interocéaniques nous permettent de saisir, sur quelques points décisifs, cette espèce de circulation artérielle : d'un mot singulièrement juste M. Paul Morand a pu dire que les statistiques de Suez et de Panama sont comme des feuilles de température de la planète. Étudier ces canaux, c'est donc se pencher sur la vie même du monde, essayer d'en mesurer le rythme.
Le dessin des voies économiques n'est pas un effet du hasard : certains trajets comportent, dans l'histoire, une telle permanence qu'ils semblent inscrits dans la structure même du globe. Toutefois, à mesure que la vie économique se différencie, les facteurs qui déterminent le succès ou le déclin d'une route mondiale deviennent de plus en plus complexes : indépendamment de la géographie qui demeure souveraine, il faut considérer l'aménagement du parcours, les conditions de son utilisation, les obstacles politiques éventuels, les déplacements du centre de gravité de la planète, les progrès techniques réalisés dans les différents modes de transports.
Une politique des routes tend ainsi à se constituer, qui n'est pas la même sur terre, sur mer ou dans l'air.
II
Suez, Panama, le Cap, Magellan, voilà par excellence des routes maritimes, mais on se tromperait en pensant qu'il s'agit pour cela de trajets homogènes. Ce, sont bien au contraire des trajets complexes, diversifiés, nécessitant une délicate organisation. [2] Ils comportent, en effet, soit des étapes fixes, détroits resserrés, caps qu'il faut doubler, points de repère avec lesquels on doit prendre contact ; soit des aménagements dont la navigation ne saurait se passer, escales équipées, canaux artificiels bien entretenus, services multiples entraînant des frais : c'est tout autre chose qu'une simple ligne, sur les mers, suivie par des bateaux.
Les pays usagers sont surtout ceux dont l'économie n'est pas autonome, pays vivant d'importations, d'exportations ou d'échanges, possédant des colonies, entretenant une marine, et qui ne survivraient pas sans cela. L'Angleterre par exemple, si ses routes maritimes étaient bloquées, verrait son industrie s'arrêter faute de matières premières, ses entrepôts se vider, et très vite ce serait pour sa population la famine. Les communications mondiales, cette expression, banale pour d'autres, est pour elle chargée d'un sens profond, presque angoissant. L'arrêt de cette circulation serait, pour l'organisme britannique, l'équivalent d'une embolie dans l'organisme humain. Voilà pourquoi, dans telles circonstances, l'Angleterre ferait la guerre pour un détroit ! Ce n'est pas une question de puissance, mais, à proprement parler, d'existence.
Sécurité et régularité du trafic sont les deux qualités primordiales d'une route maritime. N'oublions pas la sécurité privée, l'assurance qu'on ne sera pas détroussé par des pirates : cette préoccupation, heureusement démodée, du moins en temps de paix, reparaîtrait bien vite, ne nous y trompons pas, si la flotte britannique cessait d'exister. Mais il n'y a pas davantage de sécurité commerciale si l'on est exposé à des mesures arbitraires susceptibles de paralyser le trafic, notamment à des tarifications vexatoires : le grand usager ne pourra se désintéresser, par exemple, des conditions d'administration d'un canal qu'il ne peut éviter. Plus nécessaire encore est la sécurité politique, car les grèves, les révolutions, les guerres civiles, le simple désordre sur un parcours mondial font un climat malsain pour le commerce, sans parler des menaces d'agression de quelque puissance de proie. Il faut, en somme, le substratum d'une civilisation internationale organisée, telle qu'il en existait une au XIXe siècle.
Encore ces conditions ne dispensent-elles pas les grandes puissances maritimes d'avoir une politique des communications.
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Le premier article de semblable programme est la maîtrise de la mer, la liberté des mers n'étant sans doute qu'un euphémisme, faute de quoi ces communications sont à la merci d'un adversaire puissant. Cette maîtrise suppose, le long des routes utilisées, un système de bases ou de stations navales permettant de surveiller, d'étape en étape, le chemin à parcourir : on sait avec quelle intelligence, quelle persistance, quelle minutie, l'Angleterre s'est arrangée à en posséder tout un réseau. La préoccupation n'est du reste pas exclusivement militaire : il faut des stations de charbon, et aujourd'hui de pétrole, encore qu'avec les progrès techniques récents la dépendance de la navigation à cet égard soit infiniment moindre qu'autrefois ; il faut également un système de câbles sous-marins, de stations de T.S.F. Au delà de l'outillage on aboutit à la politique : si la route traverse des mers étroites, utilise des canaux interocéaniques, il est de première importance que des adversaires éventuels, embusqués quelque part sur le trajet, ne puissent pas couper les communications ; on ne tolérera donc pas que ces adversaires, même éventuels, prennent pied sur la route ou sur ses abords. La situation de la Méditerranée pendant la Grande guerre, et de nouveau depuis l'expédition d'Ethiopie, illustre à merveille ce genre de péril. Les conditions d'une guerre en Méditerranée rappellent de plus en plus, compte tenu des progrès techniques, ce roman de Jules Verne, Mathias Sandorff, plein d'intrigues, d'embuscades, de coups de main. Le maintien de la route des Indes est ainsi devenu, pour l'Angleterre, un problème gros de complications, qu'il faudrait traiter un peu comme un roman policier.
III
Les conditions d'une route terrestre sont différentes : la politique de l'Allemagne d'avant 1914 dans le Sud-Est européen, sans parler d'aujourd'hui, en donne exactement l'idée. Il ne faut naturellement pas se représenter en l'espèce l'image matérielle simplifiée d'une chaussée, d'une voie ferrée, voire d'une autostrade, mais plutôt le courant dynamique que représente une ligne d'expansion, de pénétration, de conquête, que tendront à suivre, soit les échanges, soit les migrations, soit les invasions armées. Selon les âges et les niveaux de civilisation, [4] les moyens de transport y sont assurément susceptibles de grandes différences : portage, traction animale, charrois, caravanes du désert, chemins de fer, automobiles rajeunissant le vieux problème qu'on avait cru périmé de la route, pipe lines.... Comme dans le cas de la mer, le tracé dépend, mais plus étroitement encore, de la géographie. Certains itinéraires reparaissent toujours : ce qui détermine leur tracé, c'est l'existence de certaines zones faciles appelant le passage, l'existence aussi de certains points qu'on ne peut éviter, cols, dépressions, points d'eau, tels gués, tels ponts, tels défilés. Les obstacles mêmes, par l'effort qu'ils nécessitent pour les vaincre, contribuent à fixer la route et, comme dit Vidal de La Blache, « à la ramener dans un sillon défini ».
Pour maîtriser ou simplement utiliser pareilles voies, il faut également une politique, qui, sous réserve de certaines transpositions, rappelle celle que nous analysions tout à l'heure. Le besoin de sécurité s'impose d'abord, plus encore que sur les mers, et l'on s'aperçoit vite que ce n'est pas une affaire de police locale, mais un problème général de gouvernement. S'il faut faire convoyer tous les déplacements, la précaution vient trop tard et elle est inopérante, car la solution doit être cherchée de plus loin et de plus haut, à la vérité dans l'établissement d'une sorte de Pax Romana qui prévient la naissance même du désordre. Ce résultat atteint, directement ou par gouvernement interposé, l'usager doit obtenir que l'outillage soit bien entretenu, que l'administration soit régulière, le passage libre sans vexations, si possible avec des tarifs préférentiels, en tout cas non discriminatoires. Il faut pour cela une influence politique sur les pays traversés : on doit être à même de contrôler leur gestion, de leur imposer un personnel d'experts ; il faut enfin prendre pied au terminus maritime qui permettra de s'élancer plus loin. La tentation du protectorat politique ou de la conquête est plus directe encore que dans le cas des routes maritimes : c'est ce qui rend l'expansion allemande, dans l'Europe orientale, vers Constantinople et Bagdad, si dangereuse, si difficile à limiter.
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IV
L'avion, depuis vingt ans, depuis cinq ans devrions-nous dire, est en train de renouveler, dans l'air, la position de ces problèmes.
Les données paraissent ici plus simples, puisqu'il suffit de contrôler le point de départ, le point d'arrivée et les escales indispensables. L'air appartient à tous, sous cette réserve qu'on ne peut survoler sans son consentement le territoire d'un État souverain. Toutefois, en raison de la puissance constamment accrue des avions, les escales deviennent de moins en moins nécessaires, la question se réduisant même idéalement aux points de départ et d'arrivée. Mais l'espace intermédiaire est moins homogène qu'on ne croit, ce qui fait que la ligne droite, naturellement souhaitable, n'est pas toujours possible. Des considérations météorologiques, telles que la visibilité, les intempéries, déconseillent souvent de la suivre : à l'arc de grand cercle on préférera par exemple telle route, plus longue, mais comportant moins de brumes ou d'orages ; l'hiver, on désertera l'Europe centrale pour les rives, plus ensoleillées, de la Méditerranée. L'infrastructure imposera d'autres détours, vers les escales bien équipées, possédant de bons terrains d'atterrissage ou de bons plans d'amerrissage, des services météorologiques sérieux, avec une T. S. F. fonctionnant régulièrement. L'importance relative des services de l'infrastructure s'accroît à mesure que l'initiative de l'itinéraire tend à être de plus en plus retirée au pilote, qui d'en bas reçoit par radio ses instructions. Toute une organisation, étonnamment technique et complexe, se constitue de la sorte, exigeant surtout la pratique d'une administration consciencieuse, dont les peuples primaires ne sont pas capables, mais dont un service aérien régulier ne peut pas se passer.
La technique pure libère donc l'avion du sol, mais l'organisation le ramène à des préoccupations d'infrastructure qui ne lui permettent pas d'ignorer la géographie. Il ne peut même pas se désintéresser de la géographie politique, car l'État survolé, pour des raisons que parfois la raison ne connaît pas, peut poser des conditions équivalant à une interdiction. On sera donc tenté de choisir la route politiquement la plus sûre, celle où l'on ne survolera que des terres ou des mers amies, en s'écartant avec soin des cieux vexatoires ou ennemis. L'air [6] n'est pas aussi libre qu'on l'imagine, et sans doute les oiseaux migrateurs le savent-ils quand ils déterminent leurs itinéraires, curieusement analogues souvent à ceux des aviateurs. Les usagers des grandes voies aériennes ne peuvent ignorer aucune de ces conditions, et il y a place, là aussi, pour un impérialisme de l'air.
V
La route des Indes et de l'Extrême-Orient par Suez, celle du Pacifique par Panama sont actuellement les deux plus grandes voies maritimes du monde, mais, la vitesse étant en pleine révolution, leur valeur effective n'est pas une donnée stable. L'étude des canaux interocéaniques comporte donc aussi celle des routes concurrentes et soulève le problème de l'équilibre économique des divers groupes humains. Quelles que soient du reste leurs immenses différences, les routes de la mer, de la terre, de l'air ont ceci de commun que leur tracé se dessine conformément à la nature des choses, en vertu de lois plus impérieuses sans doute que ne le pense l'orgueil des hommes : il y a là des positions, des directions, sur lesquelles notre intelligence peut calculer. De ce point de vue, la guerre de 1939 peut bouleverser le réseau antérieur des communications internationales, mais elle ne peut changer, de façon définitive, les conditions profondes de son existence.
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