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Préface
Peut-être estimera-t-on que ce livre manque d'unité ? Suez et Panama ont ceci de commun que ce sont des canaux réunissant des océans, mais c'est bien, je crois, la seule ressemblance qu'on peut leur trouver. L'impression change pourtant si l’on prend une vue d'ensemble du réseau des voies maritimes intercontinentales : on se rend compte alors que les canaux interocéaniques ont été les instruments essentiels de cette unité mondiale, œuvre magnifique du XIXe siècle, que le XXe a commencé par parachever, mais qu'il semble maintenant, avec ses compartiments, ses autarcies, ses guerres inexpiables, faire tout ce qu'il peut pour détruire.
Cette diversité, qui fait la faiblesse de notre sujet, en fait aussi la richesse, car on ne saurait envisager points de vue plus variés que ceux qu'il implique. Il y a, dans cette étude, de la géographie et de l'histoire, de la politique et de la finance, de l'administration et de l'hygiène, du commerce, des travaux publics et de l'activité maritime ; on y trouvera des contes des mille et une nuits, des intrigues de sérail et de chancelleries, des scandales boursiers, des révolutions d'Amérique latine, des assemblées générales d'actionnaires, des rapports de conseils d'administration, des résolutions parlementaires, des traités diplomatiques ; on y verra évoluer sur le devant de la scène ou simplement passer sur le fond du décor des pharaons, des rois perses ou grecs, des empereurs romains, des conquérants arabes, des conquistadors, des rois d'Espagne, Bonaparte lui-même avec ses généraux et ses savants, des vice-rois d'Égypte, des lords anglais, des présidents américains, des explorateurs financiers ou des financiers explorateurs, des géographes, des démarcheurs de couloirs, des ingénieurs faisant figure de héros, et surtout, dominant tout, la figure légendaire de Ferdinand de Lesseps, qu'il faut classer avec les grands initiateurs de routes planétaires, avec les Vasco de Ganta ou les Magellan.
À vrai dire, on demeure émerveillé devant toutes les conditions qu'il faut remplir pour creuser un canal interocéanique ! Je crois bien, en fin de compte, que la technique ne fait pas le tiers de [vi] l'embarras : les ingénieurs finissent toujours par résoudre les problèmes qui leur sont posés ; ils aboutiraient le plus souvent, si les financiers ne disaient : « Il faut tant ! », et si les politiques, jaloux, ne criaient au scandale. C'est surtout par la foi que Lesseps a réussi une première fois, et c'est sous le signe de la finance, de la fièvre jaune et de la jalousie politico-financière qu'il a échoué dans sa seconde entreprise. Si le gouvernement américain a réussi par la suite, c'est qu'en possession de moyens que les devanciers ne possédaient pas, il puisait, en tant que gouvernement, dans une caisse sans fond.
Les canaux interocéaniques nous laissent cette impression, encourageante en somme, que tout est possible aux hommes, sauf ce que, par leurs querelles, ils s'interdisent eux-mêmes d'accomplir. C'est le mot de La Bruyère : « La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l'autre misérable. »
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