SUR LÉNINE, TROTSKI ET STALINE.
Entretien avec Brenko Lazitch et Michel Heller.
Préface
Pour qui est habitué à la manière russe de s’adresser aux autres en employant le prénom suivi du patronyme , le fait de n’utiliser que le prénom et de dire seulement « Boris » sonne quelque peu familier, et légèrement cavalier. L’invasion napoléonienne a fait naître en russe une expression dérivée du français qui résume cet aspect : l’amikochonstvo, l’« amicochonnage ». Je ne me suis pas mis d’emblée à appeler Boris par son prénom. Cela s’est produit lorsque après de douloureux efforts je suis passé au français. Dans les premiers temps, nos discussions avaient lieu dans les deux langues : Boris parlait parfaitement le français et moi je parlais russe. C’était plus commode pour l’un comme pour l’autre. Boris comprenait admirablement le russe, en conssaissait toutes les subtilités, mais il préférait parler français, qu’il m’est permis de le dire, comme peu de ses contemporains.
À mon arrivée en France, le nom de Boris Souvarine ne m’était pas inconnu. Je connaissais son nom, je connaissais son action. Mon informateur était le camarade Staline. J’avais rencontré pour la première fois le nom de Souvarine dans le livre de Staline Sur l’opposition. Par la suite, ce livre fut mis à l’index, les discours et articles du secrétaire général, remaniés par leur auteur, entrèrent dans d’autres recueils. Sur l’opposition, réunissait des interventions de Staline datant de la seconde moitié des années 1920. Et là, parmi les opposants, parmi les trotskistes, était mentionné Souvarine. Ensuite, Staline évoqua Boris dans son célèbre discours au plénum du Comité central de février-mars 1937. Staline avait énuméré tous les ennemis, avait donné le signal de la « Grande Terreur » et n’avait pas omis parmi les ennemis de citer Boris Souvarine. Son nom me semblait tellement « historique » que ma surprise fut grande quand j’appris qu’il était en vie, se portait bien et demeurait à Paris. Bien sûr, je n’osais pas aller le voir. Je n’arrivai pas plus à prendre mon courage à deux mains, alors que j’avais reçu une lettre de recommandation pour Souvarine de la part d’un des hommes les plus étonnants qu’il m’eut été donné de rencontrer le peintre et écrivain Jozef Cazapski, miraculeusement rescapé de la forêt de Katyn. Il voyait Boris, ne jurait que par lui et me recommandait instamment de rencontrer l’antistalinien le plus conséquent du xxe siècle. Je laissai traîner en longueur, retardait le moment d’appeler…
En 1974, sortit en français mon livre Le Monde concentrationnaire et la littérature soviétique, Pierre Pascal, un homme à la biographie prodigieuse, membre de la mission militaire française auprès de l’armée russe pendant la Première Guerre mondiale, fervent catholique devenu bolchevik et chef du groupe des communistes français à Moscou, ami de Souvarine, déçu du communisme, revenu à Paris après de longues aventures, auteur d’un ouvrage remarquable sur Avvakum et le schisme russe, professeur à la Sorbonne Pierre Pascal, donc m’apprit que Boris Souvarine avait lu mon livre et voulait me rencontrer.
Notre première conversation, dans l’immense appartement de l’avenue de Suffren entièrement envahi par les livres, me surprit par la totale absence entre nous de cette barrière que j’ai longtemps ressentie au cours de discussions avec les Français. Je veux parler, si je peux m’exprimer ainsi, d’une séparation professionnelle. Ils voyaient l’histoire soviétique, ses acteurs, d’un autre regard que moi. Boris Souvarine, lui comprenait tout ce qui se passait dans le premier État socialiste du monde exactement comme ses habitants. Bien sûr, cela s’expliquait parce qu’il avait vécu à Moscou au début des années 1920, qu’il connaissait de nombreux dirigeants du Parti (à commencer par Lénine), qu’il avait une mémoire fantastique et, je crois, dans tous ses détails, une connaissance on ne peut plus approfondie de l’Histoire. Mais cela s’expliquait aussi par le sentiment affectif que Boris, emmené de Russie tout enfant, n’avait pas cessé de nourrir pour la terre sur laquelle il était né.
Je fus reçu par un homme de petite taille, habillé en costume trois-pièces, à la manière des révolutionnaires russes du début du siècle. Je ne le vis jamais vêtu autrement. Des yeux vifs me regardaient avec attention à travers ses lunettes. En conversant, il devint clair très vite que nous nous comprenions. Boris m’interrogea par le menu sur les chemins emmêlés de ma vie, mais, surtout, se mit à me parler du passé. La discussion ne dura pas moins de trois heures, et, comme je m’apprêtais à partir, Boris m’invita à repasser le voir.
Je venais chez lui pas moins d’une fois par semaine, parfois plus. Après m’avoir accueilli à la porte et m’avoir mené jusqu’à mon fauteuil dans le salon, Boris m’entretenait quelques minutes de sa santé, mais à peine les noms de Staline, Lénine, Khrouchtchev, Brejnev, etc., avaient-ils glissé dans la conversation, il oubliait aussitôt ses indispositions, redevait jeune, vif, tranchant, aigu. Se souvenant absolument de tout. Des années plus tard, peu avant sa mort, il commença à se plaindre de sa mémoire : avant, il avait une mémoire d’« éléphant », maintenant, elle faiblissait. Or, jusqu’à son dernier jour, il conserva toute sa mémoire. Parfois, dans les derniers mois, il pouvait arriver qu’un nom lui échappât un bref instant. L’incident l’agaçait et lui donnait de la peine, mais le nom revenait immanquablement.
Il ne tolérait pas les fautes commises par des auteurs écrivant sur des sujets qu’ils ne connaissaient pas à fond. Il revenait souvent sur une erreur que plus d’un historien avait répétée. Tous ceux qui s’intéressent à l’époque stalinienne savent qu’un jour le secrétaire général menaça Kroupskaïa en ces termes : « Si vous soutenez l’opposition, nous nommerons une autre veuve de Lénine. » Tous ceux qui ont écrit sur ce thème ont assuré que Staline avait menacé de désigner comme « autre veuve » Éléna Stassova, vieille bolchevik qui avait été un temps secrétaire du Comité central. Boris rejetait catégoriquement cette version qui indiquait à quel point les historiens ne comprenaient pas le caractère de Staline. « Alors, qui donc avait choisi Staline pour remplacer Kroupskaïa ? » demandai-je. Et lui d’annoncer, triomphant : « Artiouskhina ! » Bien entendu, je ne savais pas qui c’était. Alors Boris m’expliqua : « C’était la femme la plus laide du Comité central ! » Boris, qui prisait fort la beauté féminine, imaginait toute la perfidie de Staline, désireux de frapper le chef de la Révolution jusqu’après sa mort.
Pour l’avoir rencontrée dans les livres, je concevais le sens de l’expression « un savoir encyclopédique » de façon théorique. Mes discussions avec Boris me montrèrent ce qu’elle signifie en pratique. Il connaissait l’histoire soviétique comme peu de gens, et comme personne celle du mouvement communiste, et la philosophie, l’histoire, la littérature françaises et la Bible (il avait composé un dictionnaire resté inédit de l’Ancien testament) ; il connaissait, ce qui n’a pas moins d’importance, une foule de gens, des bolcheviks, des mencheviks, des communistes de divers pays, des socialistes, des écrivains, des diplomates et des ministres, des Français et des Russes, des Américains et des allemands. On aurait dit que tout le siècle dans ses manifestations humaines les plus intéressantes était passé chez lui, lui avait dévoilé ses secrets ou avait tenté vainement de les lui taire. Un jour que je racontais à Boris mes études à la faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou, je lui dis que je suivais les cours du professeur Gouralski. Boris sursauta : « Comment Gouralski ? Vous avez connu Gouralski ? demandai-je à mon tour. Je ne connaissais que lui ! » répondit-il. Et il me raconta une tranche de la vie de mon professeur que je ne connaissais pas. Comment, sous le pseudonyme de Kleine, l’agent du Komintern Gouralski préparait, en 1923, la révolution en Allemagne. Comment, sous le pseudonyme de Petit, il était l’« œil de Moscou » à Paris, avant de contrôler les partis communistes des différentes régions du monde. Un autre jour, on se mit à parler de Grigori Bessédovski, le premier secrétaire de l’ambassade soviétique à Paris, qui « avait choisi la liberté » en 1928. Je connaissais ses mémoires, Sur les chemins de Thermidor, et avait entendu dire que, plus tard il avait organisé une véritable « fabrique » de faux, du genre des souvenirs sur Staline prétendument écrits par le neveu du Guide, Boudou Svanidzé, et intitulés Mon oncle Joseph, ou des « carnets » de Litvinov. Boris eut tôt fait de retirer d’une armoire à livres un gros paquet consacré à l’« affaire Bessédovski », où, notamment, étaient conservés ses articles où lui, qui détestait la fausseté et le mensonge, avait dénoncé sans succès particulier les produits de la « fabrique Bessédovski ».
Dès les premiers jours de nos relations, en entendant ses récits, je n’eus de cesse de savoir pourquoi il n’écrivait pas ses Mémoires. Il répondait invariablement qu’il avait encore le temps. Boris a eu le temps d’écrire sur des discussions avec Isaac Babel, sur son amitié avec Panaït Istrati, sur sa fréquentation de Christian Raco-vski. Comme tout cela est intéressant, et comme c’est peu par rapport à tout ce qu’il gardait dans sa mémoire !
Ce qui l’empêchait de rédiger ses souvenirs, il m’a semblé parfois que c’était son « perfectionnisme ». Son rapport aux détails avait, dirai-je, un caractère religieux. S’il ne pouvait se rappeler un nom ou un titre, il laissait de côté l’article ou le livre qu’il était en train d’écrire jusqu’à ce qu’il retrouvât ce qui lui manquait. Il pouvait se fâcher avec un éditeur si les marges lui semblaient un peu plus étroites (ou plus larges) que celles qu’il avait commandées. Jusqu’à la fin de sa vie, il lisait lui-même les épreuves de tous ses textes et corrigeait chaque erreur ou imperfection de son écriture éblouissante de clarté, de netteté, d’élégance.
Lorsqu’on pense au Souvarine-historien, à son Staline, qui reste à nos jours la meilleure biographie du « petit père des peuples », on ne peut pas ne pas se rappeler Thucydide. Comme l’historien grec, Boris fut aussi quelque temps un grand capitaine, occupant des postes dirigeants au Parti communiste français, au Komintern. Il connaissait merveilleusement bien les acteurs de la grande tragédie du siècle, il entendait leur psychologie, il comprenait leurs ruses, il voyait leur mensonge. Parmi les plus hautes qualités de son caractère , à côté du talent, de l’esprit, de l’érudition encyclopédique il y avait le courage. Rien ne pouvait le forcer à renoncer à ce qu’il considérait comme la vérité.
Je fis sa connaissance au crépuscule de sa vie. Peut-être était-il devenu plus doux, plus calme, mais lorsqu’il voyait du mensonge, de l’ignorance, de l’incompréhension, de la mauvaise volonté à comprendre, il s’enflammait avec le tempérament d’un jeune homme. Et alors, je croyais voir Boris, un demi-siècle plus tôt : hardi, audacieux, tenant droit le cap qu’il s’était choisi, sans crainte d’être seul. L’Histoire lui a donné raison.
Michel Heller.
Traduit du russe par Régis Gayraud
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