RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Un séjour en France de 1792 à 1795. Lettres d'un témoin de la Révolution française (1796)
Préface du traducteur


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Hippolyte Taine (1828-1893), Un séjour en France de 1792 à 1795. Lettres d'un témoin de la Révolution française (1796). Première édition, 1795. Texte de la 3e édition. Paris: Librairie Hachette et cie., 1872, 301 pp. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Roger Deer, retraité et bénévole.

Préface du traducteur

Les Lettres que nous allons traduire (1) ont été pour la première fois publiées à Londres en 1796; on en fit très-promptement une seconde édition, puis en 1797 une troisième. L’auteur est une Anglaise visiblement fort sensée, instruite et intelligente, mais anonyme; elle ne voulait pas compromettre les amis avec qui elle avait vécu en France, et qu’on aurait pu découvrir, inquiéter ou même persécuter si elle avait mis son nom en tête de son livre. M. John Gifford, écrivain politique fort connu en ce temps-là, se chargea de l’édition, écrivit une préface, et servit de répondant.

Ce document ne parait avoir été consulté par aucun de nos historiens, et pourtant il est aussi instructif que curieux. L’auteur avait déjà visité la France; elle y réside pendant les années 1792, 1793, 1794, 1795, à Lille, à Soissons, à Saint-Omer, à Rouen, à Beauvais, à Arras, à Péronne, à Amiens et enfin à Paris. Elle est détenue depuis le mois d’août 1793 jusqu’au mois d’octobre 1794, d’abord chez elle, puis à Arras et à Amiens dans la maison d’arrêt. En prison, elle écrit au jour le jour en caractères abrégés, et garde son journal caché sur elle; hors de prison, elle écrit à son frère, mais n’envoie les lettres que par des personnes sûres et jamais par la poste.

Malgré diverses recherches faites à la Bibliothèque nationale de Paris et au British Museum de Londres, je n’ai pu découvrir avec certitude le nom de l’auteur. Il n’en est pas moins certain que le livre est tout entier d’un témoin oculaire: là-dessus, toutes les indications, intérieures et extérieures, sont d’accord.

“Cet ouvrage, dit-elle dans l’avertissement, est à la fois authentique et original; ,j’ai le  droit de parler ainsi, car je l’ai acheté au prix de risques assez grands pour ma vie, de beaucoup de souffrances et d’un ébranlement profond de ma santé. D’ailleurs quiconque a lu les oeuvres de M. Gifford verra aisément, par la correction et l’élégance de son style, qu’il ne peut avoir aucune part dans un ouvrage plein de fautes et qui porte partout la marque d’un écrivain novice.”

— Ailleurs, M. Gifford, parlant de son intervention, déclare qu’il s’est réduit au rôle de répondant: “Ces lettres sont exactement ce qu’elles annoncent, c’est-à-dire l’œuvre d’une dame, et elles ont été écrites précisément dans les situations qu’elles indiquent. Le public ne peut avoir aucun motif pour mettre en doute ma véracité sur un point où je n’ai aucun intérêt possible à le tromper; et ceux qui me connaissent me feront l’honneur de croire que je suis incapable de sanctionner une imposture, dans quelque but et pour quelque raison que ce soit.”

— Plus loin l’auteur lui-même ajoute: “Un critique, sans être très-sévère, trouvera ici bien des imperfections de style... On ne supplée pas facilement l’habitude d’écrire; comme, en cela, je désespérais d’atteindre l’excellence, et que je ne m’inquiétais pas d’un degré plus ou moins haut dans la médiocrité, je me suis résolue à présenter au public, sans altération ni ornements, les renseignements que je possédais. La plupart de ces lettres ont été écrites dans la situation exacte qu’elles décrivent, et restent dans leur état original; les autres ont été arrangées quand les occasions étaient favorables, d’après des notes et un journal que j’écrivais “aux époques de crise et de fièvre” où il aurait été dangereux d’écrire avec plus de méthode. J’évite de décrire la façon dont mes papiers furent cachés en France ou au moment de mon départ, et cela afin de ne pas attirer la persécution et l’oppression sur d’autres personnes. Mais, pour ne pas “m’attribuer un courage que je ne possède point, ou attirer des doutes sur ma véracité, je dois observer que rarement je me hasardais à écrire sans m’être assurée de quelque moyen sûr pour envoyer mes papiers à une personne qui pouvait les mettre en sûreté.” — En somme, elle écrit avec attention et bonne foi, et ne s’exagère pas son rôle. “Je ne me serais jamais risquée, dit-elle, à offrir au public un écrit de moi, si je n’avais cru que des observations et des réflexions faites sur place, pendant une période où la France offrait un spectacle dont il n’y a point d’exemple dans les annales de l’humanité, pouvaient satisfaire la curiosité, sans l’aide des embellissements littéraires; je me suis flattée qu’en un sujet pareil la véracité exacte serait préférée à l’éclat des pensées ou à l’élégance du langage. L’éruption d’un volcan sera décrite et expliquée plus scientifiquement par le philosophe ; mais le récit du paysan illettré qui en a été le témoin et qui en a souffert ne sera peut-être pas moins intéressant pour l’auditeur ordinaire.”

Sur tous ces points, je pense qu’elle dit vrai; probablement, si M. Gifford a touché au manuscrit, c’est tout au plus pour corriger ou peut-être pour arrondir quelques phrases; il a pu donner trois ou quatre indications, des conseils littéraires; mais l’œuvre est d’elle jusque dans ses détails, bien plus que les Mémoires de madame de la Rochejacquelein ne sont de madame de la Rochejacquelein.

Si nous ne savons pas son nom, nous pouvons nous représenter très-bien sa personne. Elle a cette façon de sentir, de penser et d’écrire un peu roide et formaliste, qui est propre au dix-huitième siècle anglais, et par laquelle il ressemble en plusieurs points à notre dix-septième siècle. Elle a beaucoup de tenue dans le style; ses phrases graves, longues et bien équilibrées indiquent les habitudes d’art oratoire et de dignité continue qui ont régné dans la littérature anglaise pendant tout l’âge classique. Addison, Gibbon, Robertson et surtout Samuel Johnson furent les maîtres de ce style; on le rencontre dans tous les romans du temps, notamment chez Richardson, et bien plus tard encore jusque chez miss Austen. Écrire, paraître devant des lecteurs, est une action, une attitude comme une autre; et à cette époque, d’après l’idée qu’on se faisait du gentleman ou de la dame parfaitement élevée, nulle attitude ne devait être abandonnée; aucun écrivain ne se serait permis les vivacités nerveuses, les secousses d’idées auxquelles nous sommes accoutumés aujourd’hui; on gouvernait sa pensée, on composait son expression, ou n’avait pas pour but de noter, telles quelles, sur le vif et au vol, les saillies de son émotion. C’est pourquoi les phrases de ce temps nous semblent un peu compassées. Mais l’expression, comme la pensée, est toujours sérieuse et solide; on estime l’esprit qui agit ainsi; comme il ne s’accorde point de familiarités avec nous, nous n’en prenons point avec lui; tout ce qu’il souhaite est la considération, et il l’obtient. — Celui-ci est viril sinon aimable; en le quittant, nous le saluons avec plus d’estime que de sympathie. Ses sentiments sont élevés, mais sévères; la noblesse n’y manque pas, mais l’orgueil y manque encore moins. Si j’avais une tante de ce caractère, je lui rendrais tous mes devoirs avec exactitude, et, dans les grandes occasions, je pourrais lui demander conseil; je respecterais fort ses principes, et je souhaiterais qu’il y eût beaucoup de femmes semblables dans mon pays; mais je ne ferais pas de sa société mon plaisir habituel. Anglaise, protestante, politique, moraliste, très-arrêtée dans ses idées, très-péremptoire dans ses opinions, elle n’est pas indulgente; sa raillerie est toujours dure; d’un ton uni, au milieu d’une phrase irréprochable, elle place avec préméditation quelques-uns de ces mots qui blessent au vif et laissent une plaie. Elle ne sait pas se déprendre d’elle-même, entrer dans les sentiments d’autrui, concevoir une forme d’esprit et de conduite autre que la sienne. Quand elle blâme, elle condamne, et ses sentences sont sans appel. Elle a médité sa colère; sous ses paroles mesurées, sous ses périodes correctes on sent percer l’énergie de son caractère et l’âpreté de ses convictions.

Il est certain qu’un Français, après avoir lu ce livre, trouvera le breuvage amer; il faut le boire cependant, car il est salutaire. Nous ne connaissons guère de la révolution française que les effets d’ensemble, l’histoire des assemblées et des insurrections de Paris; du moins nos grands historiens se sont toujours placés à ce point de vue. Il est utile de voir les choses sous un autre aspect, par le détail, et comme elles se passent, au jour le jour, d’après les impressions successives d’un témoin sincère. C’est ainsi que nous les aurions vues, si nous avions vécu alors; et c’est en lisant de pareils témoignages que véritablement nous nous transportons dans le passé.

Si le témoin est défavorable, ce n’est pas une raison pour l’exclure; comme il a été témoin, qu’il a de bons yeux et qu’il est de bonne foi, il a droit de comparaître avec les autres devant les juges qui veulent savoir toute la vérité. Défalquez, si vous voulez, de son impression ce que la souffrance personnelle et l’antipathie nationale y ont pu mettre de trop dur. Mais songez que, s’il condamne, c’est parce qu’il aime avant tout la liberté, la sécurité, le règne de la loi; ce sont là des biens dignes d’être aimés, et des lecteurs français ne s’étonneront point qu’il en déplore la perte. Comptez enfin qu’en politique et dès l’origine il a vu juste, et qu’avec Burke, Gouverneur-Morris, Mallet du Pan, Dumont, de Genève, et tous les hommes d’expérience, il a marqué d’avance la pente fatale sur laquelle ont roulé tous les gouvernements de la révolution.

Février 1872.
Hippolyte Taine



Note:

(1) La 3° édition que j’ai sous les yeux forme deux volumes in-8. J’en dois la communication à l’obligeance de MM. les conservateurs de la Bibliothèque nationale. Le titre complet de l’ouvrage est:

A residence in France, during the years 1792, 1793, 1794 and 1795, described in a series of letters, from an English lady with general and incidental remarks on the french character and manners, prepared for the press by John Gifford, Esq., author of the History of France, Letter to lord Lauderdale, Letter to the Hon. T. Erskine, etc. Les points qui suivent plusieurs alinéas indiquent les passages omis; j’ai supprimé des longueurs et, en outre, les récits dans lesquels l’auteur, n’ayant pas d’observations personnelles, parlait d’après le Moniteur.


Retour à l'oeuvre de l'auteur: Hippolyte Taine (1828-1893) Dernière mise à jour de cette page le lundi 13 novembre 2006 19:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref