Depuis longtemps, sans doute, le lecteur se demande ce qu’est devenu le fameux Kong-tse-ou-ki dont nous annoncions la glorieuse carrière, au début de ce règne ; il est temps de le faire connaître : C’était un homme qui pratiquait l’humanité, prêchée par Mong-tse et autres « saints » de ce genre ; les lettrés, sages ou non, étaient en vénération auprès de lui ; ils n’avaient pas besoin d’autres titres, pour avoir part à ses faveurs ; jamais il ne se prévalut de ses richesses ou de ses dignités, pour faire le fier devant eux. Avec une telle réputation, il les vit affluer à lui des quatre vents du ciel ; bientôt il en eut jusqu’à trois mille à sa solde ; aussi pas un souverain n’aurait osé s’attaquer à un homme servi par tant de génies supérieurs ; excepté, bien entendu, le roi de Ts’in, un sauvage.
Un jour, Ou-ki jouait aux échecs avec le roi son frère ; un messager accourut, disant que les signaux de feu annonçaient une invasion de brigands, venus du pays de Tchao ; Ngan-li-wang effrayé voulait immédiatement réunir son conseil, pour examiner ce qu’il y avait à faire ; Ou-ki l’arrêta en disant avec calme :
- C’est une fausse alerte : c’est le roi de Tchao lui-même qui chasse dans ces parages ; nos gens ont été ainsi induits en erreur ;
et il continuait à jouer comme auparavant.
Mais Ngan-li-wang n’était pas tranquille ; bientôt un second messager venait confirmer les paroles de Ou-ki, et expliquer la méprise des gardiens de la frontière. Le roi stupéfait demanda à son frère :
- Comment avez-vous pu deviner si juste ?
- J’ai, dit-il, des espions qui surveillent tous les actes du roi de Tchao, et m’en donnent des nouvelles ; c’est par eux que je savais cette circonstance.
Ce fut toute une révélation pour le roi. Désormais il eut peur de son frère, dont le talent se montrait si supérieur au sien, et qui était si bien servi par ses lettrés ; il craignait d’être supplanté par lui, et ne l’employa plus dans l’administration du royaume ; voilà pourquoi nous n’avons plus entendu parler de ce prince depuis dix ans ; voilà aussi la raison de tant de désastres ; par jalousie, le roi retenait dans l’ombre le sauveur de son pays.
Voici une petite historiette, racontée avec complaisance par notre auteur : Heou-yng, vieillard de 70 ans, gardien de la porte septentrionale de Ta-leang, était un génie ignoré ; Ou-ki en ayant été averti, alla le visiter, et lui offrit de riches présents ; le lettré les refusa en disant :
- Jusqu’ici j’ai pratiqué la perfection ; toutes mes actions sont restées pures, pendant de si longues années ; je ne commencerai pas aujourd’hui à recevoir des cadeaux.
A quelque temps de là, Ou-ki prépara un grand festin, pour une réunion solennelle de tous ses lettrés ; chacun avait son rang marqué, d’après ses mérites ; la place d’honneur seule était vide, ce qui intriguait beaucoup les courtisans. Ou-ki, en personne, monté sur son char, dont il tenait lui-même les rênes, alla chercher Heou-yng ; tout le long de la route, on se demandait quel grand personnage il allait inviter.
Le lettré, vêtu de misérables habits et couvert d’un vieux chapeau, monta sur le char, et prit la première place, sans la moindre hésitation ; puis il dit au prince :
- Je voudrais parler à un de mes amis, un boucher qui demeure sur le marché ; veuillez donc faire un petit détour, et passer par là.
Ou-ki s’empressa d’obéir.
Arrivé devant la porte, Heou-yng descendit, appela son ami, se plaça de manière à ne pas perdre de vue son cocher royal, puis se mit à jaser longuement, au milieu d’une foule de spectateurs accourus à ce singulier spectacle.
Pendant ce temps, Ou-ki pensait aux trois mille convives, qui attendaient son retour pour se mettre à table ; sa figure ne trahit pas la moindre impatience ; les curieux, au contraire, s’indignaient du sans-gêne du vieux fou. Enfin, celui-ci remonta sur le char, et l’on se rendit au palais.
Ou-ki conduisit son homme à la place d’honneur, annonçant aux convives qu’il leur amenait un génie transcendant, qui les surpassait tous de cent coudées ; naturellement, on se montra plein de respect pour ce personnage.
Quand on servit le vin, Ou-ki porta un toast flatteur à ce sage éminent ; celui-ci répondit en félicitant le prince, d’avoir montré tant de patience le long de la route :
- J’ai voulu, disait-il, montrer au peuple à quel degré de vertu vous êtes parvenu, afin de vous procurer l’estime et la gloire que vous méritez.
Après le repas, Heou-yng dit au prince :
- Ce boucher se nomme Tch’ou-hai ; c’est un sage ignoré, qui se cache au public sous cette humble profession ; hâtez-vous de l’attacher à votre service, vous en recevrez de grands avantages.
Sur cette recommandation, Ou-ki se rendit auprès du boucher pour l’inviter à venir à la cour ; mais celui-ci ne daigna pas même le regarder.
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P’ing-yuen-kiun, oncle du roi, avait pour épouse la sœur aînée de Ou-ki et par conséquent la sœur de Ngan-li-wang ; ce prince suppliait ses deux beaux-frères, d’envoyer promptement une armée ; de son côté, le roi de Ts’in les menaçait de sa colère, s’ils osaient le braver.
Pour ne mécontenter personne, Ngan-li-wang leva une armée de cent mille hommes, et la confia au général Tsin-pi ; mais il ne remit pas à celui-ci son brevet de généralissime ; de plus, il lui enjoignit de rester dans son camp, près de Yen, et d’y attendre des ordres ultérieurs. Aux envoyés de Tchao, on répondait : l’armée est déjà partie ; à ceux de Ts’in : vous n’avez rien à craindre ; nous restons vos parfaits amis. N’était-ce pas un habile « stratagème » ?
Cependant les choses prirent une tournure inattendue : le seigneur de P’ing-yuen ayant de nouveau envoyé un pressant message, Ou-ki s’adressa une dernière fois à Ngan-li-wang et n’en obtint rien ; alors il arma tous ses lettrés-parasites et, avec les gens de son fief, forma un petit corps d’armée d’environ cent chars ; donc à peu près dix mille hommes, tous résolus à suivre leur maître jusqu’a la mort.
Sortant par la porte du nord, Ou-ki salua son ami, le fameux sage Heou-yng, dont nous avons parlé plus haut ; celui-ci lui indiqua un bon moyen de se procurer le brevet du généralissime Tsin-pi, avec l’ordre écrit d’entrer en campagne immédiatement ;
- Ces deux pièces, lui dit-il, sont toutes prêtes ; elles sont dans le tiroir du roi ; Jou-ki, la concubine favorite, vous les transmettra volontiers en secret.
Ou-ki obtint en effet les deux pièces en question, et revint près de son Mentor :
- Si le généralissime, dit-il, se doute de quelque fraude, et refuse de se mettre en marche, que faire ?
- Mon ami le boucher, répondit le vieux sage, va vous accompagner ; si le généralissime refuse de partir, il lui enfoncera un couteau dans le ventre, et vous prendrez le commandement des troupes.
De la part d’un vieux « sage », pour ne pas dire un « saint », voilà des conseils assez singuliers, qui supposent une idée aussi singulière de la « vertu » ; c’est ainsi qu’il prétendait reconnaître les faveurs de Ou-ki ; toutefois, il fallait prévoir la colère du roi, le jour où il s’apercevrait du tour qu’on lui aurait joué ; notre sage avait encore son expédient :
- Quand je serai à peu près sûr de votre arrivée au camp, ajouta-t-il, je me tournerai vers le nord, pour vous saluer de loin, et je me couperai la gorge ; le roi, voyant que l’auteur de notre vertueuse supercherie s’est puni lui-même, ne cherchera querelle à personne ; et vous pourrez poursuivre votre campagne.
Parvenu au camp, Ou-ki exhiba l’ordre royal ; mais le généralissime émit des doutes, et hésita à l’exécuter ; le boucher-lettré était là, une barre de fer de quarante livres à la main ; il lui en asséna un coup sur la tête et l’assomma. Ou-ki partit aussitôt avec l’armée entière, tomba comme la foudre sur les assiégeants, délivra la capitale, et sauva le royaume.
Mais comment retourner à la cour de Wei, après une conduite pareille ? Ou-ki chargea un autre général de rapatrier l’armée ; quant à lui, il demeura au pays de Tchao, où le roi lui assigna la ville de Hao comme fief.
De son côté, Ngan-li-wang, content que son frère eût infligé une si grande défaite aux troupes de Ts’in, ne lui retira pas son fief de Ning-ling ; mais il le laissa en exil, pour ne pas provoquer la colère du terrible suzerain.
Nous voici arrivés à la fin de l’année 257. Ou-ki devait sa nouvelle situation aux conseils du vieux Heou-yng, et il n’en avait point regret ; pour le prouver, il se mit en quête de lettrés, comme ceux qu’il avait dans sa patrie, afin de se préparer à tout évènement.
Il apprit bientôt qu’un joueur enragé, nommé Mao-kong, et un garçon marchand de vin, nommé Si-kong, étaient deux génies cachés ; il alla leur faire visite, mais ils refusèrent de le recevoir ; c’était bon signe ; ils avaient donc conscience de leur valeur ; le prince reconnaissait à ce trait la marque de fabrique des vrais lettrés ; il s’arrangea si bien, qu’il put les rencontrer, et lier amitié avec eux.
Le prince Chen, seigneur de P’ing-yuen, qui ne comprenait rien à ce système, était peu flatté de voir son beau-frère nouer de telles accointances ; il en parla devant son épouse, et celle-ci avertit son frère :
- Oui, répondit Ou-ki, je vois que le prince Chen ne veut que des riches et des nobles pour amis ; il ne se soucie pas de trouver des hommes de valeur, fussent-ils de la dernière condition ; étant dans ma patrie, la renommée m’avait appris l’existence de ces deux génies ignorés ; j’ai fini par les découvrir et me les attacher, pour le plus grand avantage du royaume de Tchao ; mais puisque le prince Chen sait si peu apprécier mes services, je ne veux pas rester plus longtemps dans ce pays.
Ayant ainsi parlé, Ou-ki fit ses préparatifs de départ. Désolé de cette nouvelle, son beau-frère vint le trouver, lui fit les plus humbles excuses de son erreur, et le supplia de rester. Ou-ki se laissa fléchir, et recommença ses enquêtes ; l’anecdote fit du bruit ; les lettrés affluèrent comme au pays de Wei, Ou-ki en eut bientôt une légion ; avec eux, son influence alla grandissant de jour en jour.
En 254, les affaires allaient mal au royaume de Wei ; une armée de Ts’in ayant pris la ville de Ou-tch’eng, Ngan-li-wang renonça à son titre de vassal de l’empire, et se déclara feudataire direct du roi de Ts’in ; moralement, le royaume n’existait plus ; son vainqueur attendit encore quelques années avant de se l’annexer définitivement.
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En 247, Mong-ngao, général de Ts’in, prenait à Ngan-li-wang les villes de Kao-tou et de K’i ; puis il battait encore ses troupes en plusieurs rencontres ; le pauvre roi se crut à sa dernière heure ; il envoya une ambassade à son frère Ou-ki, le suppliant de revenir, et de sauver sa patrie d’une ruine imminente.
Celui-ci craignait un piège, il refusa de retourner à son pays ; feignant une grande colère, il publia l’avis suivant : quiconque de mes serviteurs s’abouchera avec l’ambassadeur, sera puni de mort ; ainsi personne n’osait lui faire des remontrances au sujet de son erreur. Mao-kong et Si-kong eurent seuls cette audace :
- Votre seigneurie, lui dirent-ils, est estimée et honorée de toutes les cours souveraines, à cause de votre titre de prince de Wei ; or votre patrie est dans la détresse la plus extrême, et vous refusez de la secourir ; si l’armée de Ts’in s’empare de votre capitale, et détruit le temple de vos ancêtres, quelle figure ferez-vous devant l’empire tout entier ?
Ces deux messieurs n’avaient pas encore fini leur exhortation, que déjà la rougeur était montée au front de Ou-ki ; vite, il ordonna d’atteler son char, et partit pour la cour de Wei. A son arrivée, Ngan-li-wang le prit par le bras, et se mit à pleurer ; il le nomma aussitôt son généralissime, le priant d’aviser aux meilleurs moyens de conjurer le péril.
Ou-ki envoya demander secours aux divers souverains ; ceux-ci apprenant son retour, s’empressèrent de fournir des troupes, dont il fit un choix ; ainsi renforcé, il prit l’offensive, battit l’armée de Ts’in, la contraignit de repasser le Fleuve Jaune, et la poursuivit jusqu’au défilé Han-kou-koan, où il lui infligea une dernière défaite.
C’était comme une résurrection. Dès lors, la renommée de Ou-ki se répandit par toute la Chine ; les hommes de talent et de courage accoururent à son service, lui apportant tous les vieux livres qui traitaient de l’art militaire ; il les mit en ordre, et en composa l’ouvrage intitulé Wei-kong-tse-ping-fa, c’est-à-dire l’art militaire d’après (Ou-ki) le prince de Wei.
Notre héros voulut poursuivre la carrière qu’il venait d’inaugurer avec tant d’éclat ; il mit le siège devant la ville de Koan ; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne put s’en emparer. Furieux de cet échec, Ou-ki manda au vieux seigneur Chou-kao d’ordonner à son fils, le commandant de la place, de faire immédiatement sa soumission ; ou de venir lui-même avec des troupes, aider à le réduire. Le père répondit par un refus respectueux.
Ou-ki s’adressa au seigneur de ce fief, Ngan-ling-kiun, lui demandant d’ordonner à son sujet de se rendre ; et le menaçant de venir avec ses cent mille hommes, s’il ne donnait pas cette injonction ; il alla même jusqu’à exiger de ce seigneur, de lui envoyer enchaînés le commandant et son père. Ou-ki et Ngan-ling-kiun étaient cousins au 3e degré ; il se montra donc bien fier.
Il en reçut la réponse suivante :
- « Mon ancêtre Tcheng-heou a reçu du roi Siang (318-296) ce fief de Ngan-ling, comme les archives de Wei en font foi ; dans le diplôme d’investiture il est dit : le sujet qui mettrait à mort son souverain, le fils qui tuerait son père, seront punis de mort ; et jamais il n’y aura de pardon pour eux, même dans une amnistie générale ; le commandant qui livrerait une place, le père qui enjoindrait une trahison à son fils, seront passibles de la même peine. Le commandant de Koan et son père ne font qu’observer ces règlements ; et votre seigneurie m’ordonne de les lui livrer captifs ; je préfère mourir, plutôt que de commettre une pareille infamie.
Ngan-ling-kiun ne voulut pas se compromettre et perdre son fief.
On pouvait tout craindre de la fureur de Ou-ki ; le vieux Chou-kao imagina une solution tout à fait chinoise ; il se rendit chez le messager du prince, et se coupa la gorge. A cette nouvelle, Ou-ki prit le deuil, et se retira dans une chambre solitaire, pour y pleurer le défunt, comme s’il eût été son parent ; puis il adressa au seigneur de Ngan-ling le billet suivant :
- Je suis un misérable ; excusez la démence où j’étais tombé dans mon embarras ; j’ai eu tort envers votre seigneurie, et vous en demande pardon.
Voyons maintenant ce qui se passait à la cour de Ts’in : Tseng, prince héritier de Wei, s’y trouvait en otage ; le roi voulait le mettre à mort, pour se venger des victoires de Ou-ki ; un de ses ministres l’en dissuada en disant :
- Le grand seigneur Kong-suen-hi a conseillé au généralissime de nous combattre à outrance, afin de nous exciter à massacrer le prince héritier ; alors le royaume de Wei se lèvera comme un seul homme contre nous ; ce qui peut devenir dangereux ; que votre Majesté veuille donc prendre garde à ce piège. Le mieux serait, à mon avis, de traiter le plus amicalement possible, le prince héritier et le roi lui-même ; les États de Ts’i et de Han commenceraient à douter de leur allié.
Ce conseil fut suivi ; au lieu des armes, on employa la ruse pour perdre Ou-ki ; un messager des plus habiles fut envoyé à la cour de Wei ; il emportait dix mille livres d’or, à distribuer aux personnages qui pouvaient faciliter sa mission secrète ; c’est par l’entremise de ces traîtres, qu’il fit parvenir au roi la remontrance suivante :
- « Ou-ki a vécu dix années en dehors de Wei, et s’est concilié l’affection des divers souverains ; rappelé dans sa patrie, et nommé généralissime, il s’est acquis une gloire incroyable ; dans toute la Chine, on ne parle que de lui, sans s’occuper du roi son frère ; la cour de Ts’in lui a déjà plusieurs fois fait demander quand il pensait prendre officiellement la couronne, puisqu’il a assumé toute l’autorité.
La jalousie et l’ambition de plusieurs courtisans, soutenues par l’or de Ts’in, surent si bien et si souvent présenter cette discrète calomnie, que Ngan-li-wang finit par en être ébranlé ; sans donner le motif de sa résolution, il retira à son frère son titre de généralissime ; cette fois, le royaume était sûrement perdu.
Ou-ki comprit le coup qui le frappait, il ne s’en plaignit point ; il prétexta une maladie, pour ne plus paraître à la cour ; il s’adonna avec rage au vin et aux femmes ; au bout de quatre ans, il mourut de ses excès et de son chagrin. Triste fin, pour un homme qui avait passé sa vie entouré de tant de sages !