Préface
Par François Albert.
Député, Ancien Ministre
À la bonne heure ! Voici un homme qui n’a pas peur du ridicule. Jadis, cette crânerie était baptisée courage civique. Maintenant, au lendemain de la guerre où semble s’être épuisé le capital de vertu de toute une génération, il faudrait sans doute inventer un vocable nouveau pour caractériser l’audace de ceux qui osent penser et sentir autrement que le Français moyen, lequel s’impose à son tour de penser et sentir uniquement par procuration donnée, sans la moindre restriction ni réserve, à quelques centaines de snobs, de boulevardiers, de gens à la mode, petite troupe d’arbitres « spirituels » qui tient à peu près dans notre monde actuel le rôle des marquis dans le théâtre de Molière : « Tarte à la crème ! »
Charles Vaudet a voulu se payer le luxe de paraître démodé, selon le mot de Renan : Il n’a pas craint d’étudier et d’écrire l’histoire du cléricalisme, de ce parasite poussé sur la fleur suave de la foi, qui peu à peu l’altère, la ronge et se substitue à elle pour exploiter de nobles instincts aux fins de domination politique, sociale, voire économique. Puis, comme le cléricalisme est un mot trop vague, trop général pour faire l’objet d’une science aussi précise que l’histoire, à cette abstraction qui semble appartenir à la polémique plutôt qu’à la réalité objective, il a présenté cette force obscure et impénitente du passé sous l’espèce concrète de la Compagnie de Jésus. Celle-ci du moins n’est pas un être de raison, ni un fantôme créé par l’imagination des laïques exaltés, mais un organisme bien défini dont les faits et gestes, pour mystérieux qu’ils puissent être, ont cependant laissé des traces certaines inscrites dans d’irréfutables documents.
Vieilleries que tout cela ! dira-t-on. Et pourquoi donc vous plaît-il de reléguer ainsi dans le domaine des choses mortes une institution qui s’atteste aussi vivante, aussi active que jamais ? De ce que son œuvre présente échappe aux regards superficiels de celui qu’étourdit le mouvement chaque jour plus trépidant et plus complexe de la vie, de ce qu’elle procède par cheminements de plus en plus souterrains, ne s’ensuit-il pas au contraire qu’il importe de remonter aux sources pour se rendre compte de tout ce qu’elle put accomplir aux époques écoulées, où déjà le plus souvent l’influence de la Congrégation invisible et présente échappait aux contemporains ?
Certes, je ne prétends pas que l’histoire soit la seule « Maîtresse de la vie », comme écrivait Cicéron. Ce serait faire la part trop belle à la tradition et fermer la porte au progrès, dont la chimère fut souvent le nom de baptême. Mais comment contester au vieux sénateur républicain, qui pécha volontiers par oubli du passé, qu’elle soit une « lumière de vie », presque toujours indispensable pour éclairer dans sa course l’humanité incertaine et vacillante. Le culte des précédents n’est pas la condition suffisante d’une marche assurée vers le mieux ; de les connaître en paraît toutefois la condition nécessaire.
Aussi bien, ceux qui s’appliquent à la faire piétiner ou même rétrograder ont-ils toujours pour premier soin de jeter un voile opaque sur les expériences antérieures susceptibles de mettre chaque âge en garde contre les erreurs ou les pièges où sont tombées les générations précédentes. D’où vient le mépris affecté de cette moderne histoire sainte que Charles Vaudet s’applique à ressusciter, sinon précisément de ceux qui voudraient en étouffer le souvenir afin de rééditer les entreprises dont le succès fut entravé par la vigilance laïque ? Il est assez suspect d’entendre constamment répéter : « Autres temps, autres mœurs », par les mêmes gens qui par ailleurs se révèlent chevaliers servants de toutes les traditions et s’inspirent d’elles pour recommander avec persévérance un nouvel « esprit nouveau ».
C’est pourquoi l’on ne saurait témoigner trop de reconnaissance aux écrivains qui ont le loisir et les moyens de retracer, à l’usage des citoyens de demain, les étapes de cette perpétuelle contre-révolution, dont l’ignorance est la principale garantie de réussite. Charles Vaudet appartient à cette cohorte de chercheurs patients qui n’entendent pas laisser prescrire les leçons de l’histoire. Il possède, sur les événements qu’il a entrepris de faire revivre et d’enchaîner, une documentation exceptionnellement riche. Il n’a pas voulu la conserver pour sa seule édification, à la façon de ces collectionneurs dont l’égoïsme pimente la curiosité. Il a tout au contraire tenu à ouvrir ses archives toutes grandes pour que l’électeur futur y puisse puiser de quoi se mettre en garde contre les surprises toujours menaçantes de ceux qui, eux, n’ont pas oublié leurs privilèges de jadis et se montrent d’autant plus attentifs à les reconquérir que les bouleversements considérables ont distrait l’attention publique de toute une stratégie occulte, mais patiente, que rien ne détourne de son but.
Charles Vaudet n’a pas seulement fait œuvre de chercheur patient et averti, mais aussi d’éducateur. Il a su réaliser, sans souci de la coquetterie, la saine devise de l’écrivain désintéressé : instruire et plaire.
François Albert.
Député
Ancien Ministre
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