RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Tableaux de l'état physique et moral des salariés en France (1840)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis-René Villermé (1782-1863), Tableaux de l'état physique et moral des salariés en France (1840). Paris: Les Éditions La Découverte, 1986, 238 pp. Collections : Cahiers libres. Livre publié originalement en 1840 sous le titre: Tableau de l'état physique et moral des ouvriers dans les manufactures de coton, de laine et de soi soie.

Introduction

Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie est le titre exact d'un ouvrage publié en 1840 par le docteur Louis-René Villermé [1] (1782-1863). Villermé avait été chargé par l'Académie des sciences morales et politiques de l'Institut de constater « aussi exactement qu'il est possible, l'état physique et moral des classes ouvrières ». Il mena son enquête de 1835 à1837 dans le Nord et l'Est de la France, principales régions d'industrie textile. Il s'intéressa non seulement aux conditions de travail des ouvriers d'usine, mais à leurs conditions de vie, la manière dont ils se logeaient, se nourrissaient et se vêtaient ainsi qu'à leur état de santé.

Le « tableau » dressé était implacable : journées de travail interminables qui n'épargnaient pas les plus jeunes enfants, logements insalubres et surpeuplés, sous-alimentation, et puis les corps affaiblis, la santé précaire et l'énorme mortalité. Le travail lui-même était décrit comme une source permanente d'accidents et de maladies : « C'est ainsi que dans les filatures de coton, la toux, les inflammations pulmonaires et la terrible phtisie attaquent, emportent une grande quantité d'ouvriers employés au battage ou bien aux premières opérations de cardage et que [...] ces mêmes maladies exercent encore beaucoup de ravages parmi les rattacheurs, les balayeurs, les débourreurs, qui respirent des poussières ou des duvets de coton, et parmi les tisserands à la main. »

L'impact de cet ouvrage à l'époque fut considérable : il s'agissait de la première description sérieuse et complète de la condition des ouvriers d'usine. Le « tableau » imposa une conclusion : on ne pouvait plus laisser faire l'industrie, il fallait intervenir, ne serait-ce que pour préserver « les forces nationales ». Et c'est ainsi que les travaux de Villermé ont pris leur part dans la remise en cause de l'idéologie libérale qui devait conduire aux premières lois sociales, et notamment àcelle du 22 mars 1841 qui interdisait le travail des enfants de moins de huit ans le jour et de moins de treize ans la nuit et qui limitait la durée de leur travail journalier.

Pourtant, il ne manquait pas de voix à l'époque pour défendre les bienfaits du libéralisme absolu, jugé indispensable au développement économique, et pour fustiger l'intervention néfaste de l'État. « L'autorité publique doit procurer et assurer la paix et laisser agir les individus. Les services et les produits ne sont bien distribués que sous la garantie des responsabilités individuelles... Si l'autorité publique s'immisce dans le règlement des relations réciproques, son intervention risque facilement de devenir indiscrète, tracassière, tyrannique », écrit Renouard en 1841.

Nous sommes à présent en 1986. La situation sociale a beaucoup, évolué... Un mouvement syndical s'est peu à peu développé et s'est vu reconnaître une place. Un droit du travail est né, et forme à présent un édifice compliqué de normes qui règlent les relations entre employeurs et salariés.

Cet édifice est dénoncé par tous les tenants du libéralisme moderne, qui l'estiment d'une excessive rigidité, nuisible au bon fonctionnement des entreprises et à la nécessaire modernisation industrielle. D'autres, à l'inverse, soulignent les carences de ce droit qui permettent des abus et des fraudes, et parlent de la nécessité de maintenir les acquis des travailleurs.

Mais en vérité, où en est aujourd'hui le monde du travail ? Dans le débat d'idées contemporain, il manque une description nouvelle de la condition des travailleurs en France. Un nouveau tableau devait être dressé, de nouveaux tableaux plutôt, puisqu'on ne pouvait prétendre honnêtement faire un inventaire complet d'une réalité si disparate.

Je suis inspecteur du travail, ou plus exactement, je représente un collectif d'inspecteurs et de contrôleurs du travail, groupés en une association qui porte le nom du docteur Villermé. Nous avons ressenti le besoin impérieux de dire une expérience quotidienne heurtée, parfois amère, marquée par de singuliers contrastes. Et ce n'est pas autour d'une thèse initiale que s'est construit ce livre, mais sur l'amoncellement d'histoires rapportées de partout, déposées au fil des mois par des dizaines de personnes.

J'exerce en effet un métier qui me conduit à apercevoir les aspects les plus divers du monde du travail. Les chantiers d'étanchéité où travaillent des ouvriers immigrés dans des vêtements souillés de goudron, les bureaux éclairés la nuit où s'affairent les nettoyeurs, les longs ateliers d'usinage où travaillent les ouvriers professionnels dans les odeurs d'huile et de métal, les sièges sociaux peuplés d'hommes et de femmes à l'élégance conventionnelle, entre les piles de papiers, les écrans omniprésents des systèmes informatiques, et encore les cuisines des restaurants, les imprimeries, les studios de cinéma, les commerces : je circule partout où le travail s'accomplit. J'observe dans quelles conditions les choses se déroulent. Je vois le niveau des salaires, les avantages des uns et les désavantages des autres, la pénibilité et les risques du travail, les licenciements qui suscitent la révolte et d'un autre côté la calme prospérité que connaissent certaines entreprises.

Je veux livrer un témoignage. Ce témoignage sera limité aux conditions de travail et d'emploi : à la différence du docteur Villermé, je n'entends pas écrire sur les conditions de vie des ouvriers. Par contre, je ne me limiterai pas à l'industrie textile dont au demeurant il sera fort peu question. Les tableaux que je présente concernent des travailleurs qui relèvent de professions, de statuts les plus divers.

De la place qui est la mienne, comment se présente le monde du travail ? Sa diversité peut sembler confuse, mais au-delà, l'impression domine qu'il s'agit d'un lieu de conflits ouverts ou latents, de contradictions plus ou moins âpres d'intérêts.

Moi que l'on vient chercher en cas de litige, je constate que je suis débordé de travail ! Cela signifie que les entreprises, presque toutes, connaissent des différends que la négociation ou d'autres modes de régulation interne n'ont pas résolus.

Je vois, autour des licenciements, des réorganisations, les guérillas innombrables où tant d'ardeurs paraissent s'épuiser. Je vois la pression du chômage, l'angoisse qu'elle produit chez bien des salariés, la façon dont certains employeurs savent en user pour imposer ce qu'ils veulent et interdire l'émergence de contre-pouvoirs en réprimant de la façon la plus brutale ceux qui tentent d'organiser une défense. Je vois des salariés bénéficier de privilèges importants qu'ils défendent bec et ongles tandis qu'à leurs côtés, employés d'entreprises de nettoyage, de gardiennage, de maintenance et d'une myriade d'entreprises sous-traitantes connaissent des conditions d'emploi d'une grande précarité.

Le droit du travail n'est pas ce monument solide et rigide que l'on dépeint souvent ! En l'absence de toute réaction collective, il est juridiquement très facile de licencier, de contraindre à la démission ou même... de dire à des salariés qu'ils ne travaillent plus, qu'ils ne sont plus payés, sans être licenciés pour autant : cela s'appelle le « chômage partiel total ». Sans connaître cette finesse juridique, de petits employeurs résilient tous les jours d'un coup de gueule les contrats de travail qui n'ont jamais fait l'objet d'un papier écrit. Dans notre système juridique, les moyens dont disposent les salariés pour se défendre, pour contester les décisions des employeurs, sont très faibles : demandes de dommages-intérêts que les tribunaux jugent des mois, voire des années après.

Certains luttent néanmoins dans un mouvement syndical affaibli, dans des ébauches informelles d'organisation collective ou encore par des révoltes individuelles : poussière de petites batailles. Il en est même qui tentent de recréer, entre des salariés si cloisonnés, si divisés, des liens de solidarité, les plus forts prêtant la main à ceux qui ne peuvent se battre seuls. Mais d'autres luttent uniquement pour la défense d'intérêts catégoriels immédiats ; d'autres encore ne craignent pas d'utiliser des mandats électifs ou syndicaux dont ils ont été investis pour ne servir que leur propre avantage.

Antagonismes, tensions, exclusions : c'est ce que je vois tous les jours, dans un monde où la concurrence économique avivée produit celle des groupes désolidarisés, celle des individus isolés.

Ainsi, je suis parfois stupéfait des discussions actuelles sur la « flexibilité ». J'entends un débat sur la possibilité de déroger, par accord d'entreprise, à certaines règles légales, jugées trop contraignantes, qui concernent le paiement des heures supplémentaires et la variation de la durée du travail, les contrats à durée déterminée. Sans doute il m'arrive d'observer des relations de travail dans lesquelles le droit est suffisamment Pris en compte, le dialogue social suffisamment développé, pour que cette problématique ait un sens. Mais d'un autre côté, je vois une foule de travailleurs à domicile, distributeurs de prospectus, de stagiaires, et tant d'autres, travailler sans aucune garantie juridique, privés de travail du jour au lendemain si l'employeur le décide. Sur des chantiers du bâtiment, dans les transports routiers, dans d'autres professions, j'observe que des salariés sont baptisés « artisans », et en ont la carte, sans cesser d'être subordonnés, sans cesser de travailler pour le seul compte d'un patron qui élude par cette manœuvre la totalité des règles du droit du travail. Et contre ces abus, le droit donne si peu de moyens, si peu d'armes.

J'entends aussi d'autres discours dans les débats actuels. À longueur de livres et de déclarations, nous sont brandis de séduisants modèles de l'entreprise, idéale et néanmoins possible. L'entreprise aspire à la liberté. Seule, elle ne demanderait qu'à vivre en paix. Mais voilà, l'État est là qui intervient, qui réglemente, l'État dont les agents ne connaissent rien, « strictement rien », à son fonctionnement ni à ses problèmes. Une fois libérée des interventions intempestives des puissances extérieures, l'entreprise saura trouver sa propre régulation.

Ne connaît-on pas quelques exemples où de fines stratégies sociales permettent une vie collective sereine que caractérise un accord sur des valeurs et des normes, où les facultés créatrices, la responsabilité, l'imagination même de chacun s'expriment pleinement sans ces énervements inutiles que sont les conflits ? L'entreprise ne pourrait-elle pas être un lieu d'épanouissement, d'accord mutuel et d'efficacité renforcée si elle était libérée des puissances extérieures ? L'amélioration des relations humaines ne peut-elle avoir une influence décisive sur le climat social ? L'on entend dire aussi qu'une responsabilité et une autonomie accrues des salariés permettraient aux entreprises de se porter mieux. Associés à la gestion, concernés par les résultats économiques de leurs firmes, sur lesquels une partie de leur salaire pourrait être indexée, les salariés seraient davantage impliqués et, partant, plus efficaces.

Je suis, là aussi, stupéfait du décalage entre ces discours à si large diffusion, annonceurs de si beaux remèdes, et la réalité que j'observe. Cette réalité est souvent brutale : dans le contexte de crise économique déjà évoqué, fleurissent des entreprises qui doivent leur compétitivité à une ignorance souveraine des règles de droit et à l'exercice de dures contraintes en matière de salaire et d'emploi, sur des salariés qui n'osent plus se défendre.

D'autre part, la méfiance me vient souvent dès qu'il est question de l'« entreprise ». J'avoue ne pas très bien savoir de quoi il s'agit, et c'est plus par facilité que par rigueur que j'emploie un terme qui aurait grand besoin d'être redéfini. Entre un artisan maçon immigré, sous-traitant, par une cascade d'intermédiaires, d'une grande entreprise du bâtiment, et la même grande entreprise qui négocie des marchés de construction, gère des milliers d'ouvriers et un énorme matériel, et encore livre à la sous-traitance ce qu'elle ne peut pas faire elle-même, j'ai quelques difficultés, à vrai dire, pour déceler la moindre caractéristique commune. J'ai le sentiment que ceux qui parlent de l'« entreprise » parlent avant tout de leur propre expérience, limitée à une profession et à une population déterminées.

Je sais en outre que les « entreprises », entités dont la puissance et la richesse sont si contrastées, connaissent entre elles des guerres au moins aussi sévères que celles qui peuvent opposer dirigeants et salariés de chacune d'entre elles... La politique de sous-traitance que mènent celles qui le peuvent répond sans doute à un souci de division du travail, chacun se limitant à ce qu'il sait le mieux faire, à son « métier ». Mais n'est-ce pas aussi se défausser sur d'autres du risque économique et social des réductions d'activité ? Ceux qui savent le mieux jouer à ce jeu-là, et ne regarder chez le prestataire de service que le prix sans trop se soucier des conditions d'exécution de la prestation, ceux-là emportent des marchés et conduisent à l'effondrement d'entreprises peut-être trop scrupuleuses.

Ces conflits entre les entreprises, les différends quotidiens au sein de chacune d'entre elles, peut-on raisonnablement penser en faire l'économie, à une époque où l'on se dispute âprement les parts de marché, où le chômage s'accroît, où l'individualisation croissante des salaires exprime la dureté des rapports entre les hommes ? Est-il sérieux d'espérer que quelques mesures politiques, quelques changements d'organisation puissent suffire à dissiper le caractère conflictuel des relations sociales ? Est-ce Jean-Jacques Rousseau qui nous revient ainsi, étrangement réincarné, en cette fin du XXe siècle ? Ne voit-on pas les mystifications périlleuses auxquelles conduiraient dans le paysage tourmenté que je dépeins la négation des conflits et la suppression des barrières que constituent les règles générales ?

Un des objets de ce livre sera de signaler des risques, à partir de mon expérience qui touche toutes sortes d'entreprises et, parmi elles, plusieurs de celles que l'on cite souvent comme des modèles de « consensus » et d'harmonie. La violence de la vie sociale m'interpelle si fortement que je ne puis accepter qu'en projetant des nuages d'encre, on en dissimule l'existence. Que faire de cette violence, de ces contradictions si vives ?

C'est une question que je laisserai ouverte, tout en montrant quelques exemples qui apportent des bribes de réponses. Mais d'abord, il faut dire, sans complaisance et telle que je la vois, la réalité. C'est cela qui m'a décidé à écrire ce livre : témoigner, tenter d'en finir avec les simplifications abusives, les idéologies hâtives. Cela implique que j'oublie, ou que j'essaie d'oublier, dans les situations que je décrirai, ma propre intervention, mon propre rôle.

Vous me verrez apparaître, me manifester dans des conditions qui pourront vous surprendre. La forme, le contenu même de mon intervention appelleraient des développements et des explications. Alors, que les choses soient claires : dans ce livre, je choisis de ne pas parler, au moins directement, de ma fonction. J'en décrirai plus loin quelques aspects, je donnerai au fil des histoires quelques explications indispensables, mais pour le reste, je n'ai pas l'intention d'écrire sur la pratique de l'inspection du travail ni sur la valeur ou l'intérêt de telle ou telle règle de droit évoquée. Mon projet est de prendre, vis-à-vis de mon métier, un recul suffisant pour pouvoir dévoiler la réalité sans l'étouffer dans une logique juridique ou professionnelle.

Ceci posé, les tableaux que je vais vous livrer s'inscrivent pourtant dans des limites qu'il faut également définir. Je n'ai pas l'ambition de dresser un portrait complet, exhaustif des relations du travail aujourd'hui, comme si ma vision était si complète qu'elle m'eût permis de réaliser une telle oeuvre. Je suis l'homme des conflits, des crises, des zones troubles où l'on se tait, l'homme que viennent d'abord trouver les exclus, les brimés, les accidentés du travail et ceux qu'on a privés d'emploi. L'on me voit surtout dans les petites et moyennes entreprises, où il n'existe pas ou peu de représentation du personnel rendant possible une régulation des rapports sociaux. D'elles il sera souvent question dans cet ouvrage, avec le souci de montrer le décalage entre la réalité observée et les discours que j'ai évoqués. Je parlerai rarement des plus grandes entreprises, qui défraient la chronique sociale. Vous allez peut-être m'objecter que ces grandes entreprises représentent la grande masse des salariés, limitant mon propos à une signification anecdotique. Je conteste ce point de vue si répandu : en France, sur les 12,8 millions de salariés du secteur privé, 50% travaillent dans des entreprises de moins de 50 personnes et 11% dans celles de 50 à 100 salariés. L'on évoque rarement leur sort, mais pour un salarié d'Usinor ou de Renault dont l'emploi est supprimé, combien dans les entreprises sous-traitantes ? Ceux-ci ne bénéficieront pas des plans sociaux, parfois très favorables, qui permettent au moins d'atténuer les rigueurs du licenciement.

Je n'ignore pas que les prédicateurs de consensus social ont à leur actif quelques réussites, dont certaines ont été abondamment décrites. Elles seront surtout évoquées ici, et c'est mon choix, pour que soient dévoilés les décombres sur lesquels se construisent les modèles de cohésion sociale : exclusion et répression dans l'entreprise, et la précarité d'emploi, l'absence de garanties pour les travailleurs sans statut, l'autre moitié du monde du travail, ceux qui ne seront jamais de la fête.

Je raconterai encore dans ce livre les péripéties nombreuses de ces guérillas de toutes sortes dont j'ai parlé et qui paralysent la vie de tant d'entreprises. Je tenterai de montrer quels comportements des employeurs, et parfois aussi des salariés et de leurs représentants, conduisent à la permanence de ces combats épuisants bien que parfois dérisoires. Seront enfin évoqués quelques exemples où, très modestement, les salariés, avec ou sans syndicats, et les dirigeants sont parvenus à instaurer de nouvelles formes de dialogue, parfois un réel équilibre où les conflits parviennent à se régler, et les antagonismes à se résoudre par des négociations fructueuses pour les deux parties.

J'entends avant tout révéler : aussi bien ce livre sera-t-il le plus souvent une suite d'histoires réelles [2] dont j'aurai organisé la succession.

Mais avant de commencer, il me faut décrire succinctement quelle est ma fonction dans le monde du travail. Qu'est-ce qu'un inspecteur ou un contrôleur du travail ? C'est quelqu'un qui est chargé de faire appliquer une somme considérable de règles de droit, de faire prévaloir des normes de protection sociale et d'ordre public en tenant compte des contraintes, des logiques propres à chacun de ces petits univers qui composent la réalité sociale.

D'innombrables visiteurs viennent me voir : salariés non payés à la recherche d'un patron insaisissable, délégués du personnel porteurs de réclamations ou s'opposant à des licenciements à venir, dirigeants d'entreprises petites ou grandes en quête d'information, de conseil, et ouvriers qui viennent individuellement parler de leurs conditions de travail, d'une sanction qui les a frappés, d'un changement de poste qu'ils refusent. Ils demandent à être écoutés, aidés.

Que puis-je faire pour satisfaire ces visiteurs ? Souvent peu de chose : renseigner, donner l'avis de quelqu'un d'extérieur à l'entreprise mais qui en possède néanmoins une certaine expérience. Mais parfois, il appartient à l'inspecteur du travail de décider et d'intervenir : dans des matières aussi différentes que l'emploi des représentants du personnel, les licenciements économiques, l'organisation des élections professionnelles et d'autres matières encore, je suis un intermédiaire obligé. Selon la loi, je dois décider de ce qui peut ou de ce qui doit être fait. Dans d'autres cas où l'application d'une loi, d'une convention collective sera en jeu, je devrai intervenir pour qu'elle soit appliquée.

Je visite aussi des entreprises, des lieux de travail, sans que nul n'y ait demandé ma venue. Pis encore, j'y fait appliquer des règles qui vont à l'encontre des intérêts exprimés de tous mes interlocuteurs ! La sécurité est l'un des champs principaux de mon intervention. En cette matière, la conscience du risque ne gouverne pas toujours la conduite des hommes. Je contrôle également la durée du travail. Je m'aperçois alors que beaucoup de salariés sont prêts à accepter que les règles qui limitent cette durée soient enfreintes, pourvus qu'ils soient payés en conséquence. Et bien sûr, il y a le travail au noir où les deux parties sont souvent complices pour que soient ignorés les prélèvements sociaux.

Pourquoi intervenir lorsque des salariés travaillent soixante heures par semaine sur un chantier, en équilibre sur deux planches, si tout le monde paraît d'accord ? Il y a pourtant les chômeurs, auxquels ceux qui travaillent trop longtemps peuvent porter préjudice. Il y a aussi la collectivité tout entière qui aurait à pâtir d'un effondrement des garanties fondamentales, susceptible d'avoir des conséquences jusque dans les relations commerciales que perturberait une concurrence déréglée. Ces intérêts, ceux des chômeurs, ceux de la collectivité, il m'appartient de les défendre et d'essayer d'éviter que cette diversité que j'observe dans le monde du travail ne conduise à un irrémédiable éclatement, à un dénouement de toutes les solidarités.

L'extériorité que ce rôle implique vis-à-vis des acteurs sociaux n'empêche pas que lors des conflits collectifs, devenus rares, beaucoup plus souvent lors des conflits morcelés, ponctuels, multiformes qui jalonnent les relations du travail, je sois sollicité comme médiateur ou conseiller.

Tout cela définit les contours d'une fonction protéiforme de magistrat et de conciliateur, de gendarme et de conseiller : l'inspection du travail. C'est au travers de cette fonction que je perçois la réalité du travail... C'est de cette place qu'à présent je veux témoigner.


[1] Aujourd'hui disponible aux Éditions EDHIS. (23, rue de Valois, 75001 Paris).

[2] Les noms de personnes et de sociétés cités dans ces histoires sont fictifs, à une seule exception près.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien (1879-1936) Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 février 2006 10:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref