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Préface
La langue anglaise a donné accès au mot taboo (en polynésien : tabu) depuis l'apparition du prestigieux récit où le capitaine Cook retrace son troisième et dernier voyage à travers le monde insulaire de l'océan Pacifique. En 1888, James George Frazer, dans la neuvième édition de l'Encyclopœdia britannica, consacra un bref article à traiter du système du tabou, observé spécialement en Polynésie, son terrain d'élection par excellence. Depuis lors, Frazer lui-même et d'autres chercheurs, spécialisés dans l'étude de la magie et de la religion primitives, ont apporté à notre connaissance de ce sujet de notables contributions. Actuellement donc, il ne semble pas impossible de combler une lacune dans le domaine de l'anthropologie sociale, en donnant un exposé approfondi du tabou, considéré comme un phénomène largement répandu en ce monde.
Le présent ouvrage réunit une vaste documentation, sûre et digne de foi. Mais il ne saurait aucunement prétendre à revêtir un caractère exhaustif. En effet, c'est toute une encyclopédie qu'il faudrait élaborer pour présenter dans leur intégrité les matériaux recueillis à ce jour parmi les peuples primitifs ou antérieurs à la culture. A fortiori, combien de gros volumes ne seraient-ils pas nécessaires, si l'investigation s'étendait aux peuples de civilisation archaïque ! En vue de guider le lecteur qui voudrait consulter des sources d'information plus amples, je me réfère régulièrement, pour chacun de mes chapitres successifs, à d'autres ouvrages qui ont collectionné et décrit divers tabous particuliers.
Pour entreprendre une enquête de ce genre, on peut suivre des directions variées. Du point de vue de l'ethnographie, c'est la diffusion des tabous qu'on s'attachera à retracer. Historiquement, on cherche à préciser ce que furent, entre différents peuples, les contacts susceptibles d'expliquer cette diffusion. Le psychologue, pour sa part, tente de définir dans leurs multiples ramifications les idées sous-jacentes au système du tabou. Je ne me suis pas entièrement abstenu de mettre à contribution ces divers moyens d'aborder le sujet, mais j'ai principalement voulu montrer, ou essayer de montrer, quelle place importante revient aux tabous dans l'évolution culturelle du genre humain.
Les tabous constituent une série spécifique d'interdictions : « Tu [6] ne dois pas... » Il ne faut pas les confondre (comme fait l'usage populaire) avec des conventions et réglementations d'ordre négatif, sans utilité patente. Les tabous doivent être distingués de certaines restrictions qui procèdent d'une vague notion de la mauvaise fortune inhérente à tels ou tels, objets ou temps ; ces restrictions-là se rencontrent dans les sociétés de culture encore inférieure, mais sous une forme atténuée des survivances en ont persisté dans nos propres milieux. Remarque plus importante encore : si l'on veut que la notion de tabou possède quelque valeur scientifique et prenne décidément place dans la théorie ethnologique, il importe de ne lui assimiler en rien d'innombrables prohibitions de caractère à la fois animiste et non animiste. Les tabous sont des prohibitions dont la violation produit automatiquement chez le délinquant un état d'impuissance rituelle - « maladie du tabou » --, et de cet effet fatal on n'est libéré, dans le cas où cela n'est pas impossible, que par une cérémonie de purification. Telle est la définition à laquelle je me suis résolument arrêté.
Inconnues sont l'origine et l'ancienneté de la plupart des coutumes ici considérées. Beaucoup d'entre elles, particulièrement celles qui concernent la reproduction, la mort et les défunts, remontent incontestablement à une antiquité très reculée, à l'enfance même de notre espèce. Bien que le caprice et l'absurdité s'y donnent souvent libre carrière, ainsi que, parfois, le dérèglement et la cruauté, elles n'en restent pas moins la plus impérieuse, des observances primitives, celle à laquelle le sauvage obéit de la manière la plus implicite. Les étudier, c'est acquérir quelque compréhension de l'évolution sociale à travers d'innombrables siècles ; c'est ouvrir un jour sur les ténèbres du lointain passé.
Menlo Park, Californie.
HUTTON WEBSTER.
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