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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Rudiments. 5 et 6. Narrations populaires (1903)
Extrait 1: Les galettes


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Léon WIEGER S.J. (1856-1933), Rudiments. 5 et 6. Narrations populaires. Imprimerie de la Mission catholique de l’orphelinat de T’ou-sé-wé, Chang-hai. Deuxième édition, 1903, 3e édition, 786 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

LES GALETTES

A Tch’angchoeit’ang du Kiahingfou au Tcheekiang, vivait un richard nommé Kinntchoung. Sa fortune était très considérable. Tout le monde l’appelait Kinn le cossu. Il était, de sa nature, extrêmement avare. Toute sa vie il avait détesté cinq choses, savoir : primo, le ciel ; secundo, la terre ; tertio, soi-même ; quarto, ses parents ; quinto, l’empereur. Et pourquoi donc délestait-il le ciel ?.. Parce que celui-ci n’était pas toute l’année comme durant la 6e lune. Parce que le veut d’automne étant frais, et la neige en hiver étant froide, les hommes devaient faire des dépenses pour leurs habits doublés et ouatés. — Et pourquoi haïssait-il la terre ?.. Parce que celle-ci ne faisait pas pousser les arbres assez grands. Si elle le voulait bien, les troncs auraient juste les dimensions requises pour faire des colonnes, les grosses branches pour être poutres, les rameaux pour servir à la rigueur de chevrons, et l’on n’aurait pas l’ennui de devoir recourir aux charpentiers, qu’il faut payer et nourrir. — Mais pourquoi se haïssait-il soi-même ?.. Parce que son ventre n’était pas libre de n’avoir pas faim quand il n’avait pas mangé. — Et ses parents ?.. Il leur en voulait de ce qu’ils lui avaient donné des proches et des amis, qu’il devait, quand ils venaient le voir, régaler et traiter. — Enfin, il détestait l’empereur, parce que celui-ci, deux fois par an, exigeait les impôts.

En outre de ces cinq haines, il avait encore quatre envies. Primo, il eût voulu qu’une montagne d’argent poussât dans sa cour. Secundo, il eût aimé que ses terres rapportassent des fèves d’or. Tertio, il désirait posséder un vase reproduisant les objets précieux. Quarto, il eût voulu qu’un de ses doigts eût la vertu de changer les cailloux en or.

Grâce à ces quatre convoitises et à ces cinq aversions, les premières n’étant jamais satisfaites, et les secondes ne le quittant pas, il végétait en proie au mécontentement et à l’ennui. Cependant il était riche, les céréales s’entassaient d’année en année dans ses greniers, et lui lésinait sur sa nourriture, comptant les grains et pesant le chauffage. Il ne manquait pas l’occasion de se faire du bien au détriment du prochain. De sa vie il n’avait fait une bonne action, tandis qu’il était coutumier de toutes les injustices et de toutes les noirceurs. A cause de cela, ses covillageois lui avaient donné deux surnoms, et l’appelaient ou Kinn eau claire, ou bien Kinn l’écorcheur.

Mais ce qu’il abhorrait le plus de tout temps, c’est que des bonzes ou des taocheu vinssent quêter à sa porte. Il disait : Sur la terre il n’y a pas plus intéressés que ces êtres-là. Ils ne font que demander, sans jamais rien donner. Quand je les vois, ils me sont comme un clou dans l’œil, comme une épine dans la langue.

Or précisément, à côté de sa propriété, il y avait une pagode nommée Fouchan neull. Kinnyuanwai n’y avait jamais brûlé pour deux sapèques de parfums. Or sa femme, née Chan, était fort différente de lui. Son bonheur était de brûler de l’encens, de garder l’abstinence et de faire des bonnes œuvres. Aussi Kinnyuanwai l’aimait-il et la détestait-il tout ensemble. Il l’aimait, parce que gardant l’abstinence, elle dépensait peu d’argent pour sa nourriture. Il la détestait, parce que pour ses bonnes œuvres, elle gaspillait pas mal de sapèques.

Les deux époux avaient passé l’âge moyen sans avoir d’enfants. Aussi Chancheu, avait-elle, à l’insu de son mari, donné au Fouchan neull tous ses bijoux qui valaient bien vingt taëls, pour que les bonzes de cette pagode lui obtinssent un fils par leurs prières et leurs cérémonies. Or le Génie de cette pagode était vraiment puissant. Au bout d’un an, voilà-t-il pas que Chancheu accoucha de deux jumeaux. Les deux enfants étaient également forts, potelés, et pleins de vie. Puisqu’ils avaient été obtenus au Fouchan neull, on appela le premier Fou, le second Chan. Du jour qu’elle eut obtenu ces deux fils, Chancheu ne cessa plus de donner à la pagode, toujours à l’insu de son mari, tant de chauffage par an, tant de grain par mois, pour l’entretien des bonzes. — Or le proverbe dit : Il n’y a pas de mur qui ne laisse passer le vent.

A la longue, le bruit de ces largesses finit par venir aux oreilles de Kiunyuanwai, lequel se mit à faire des scènes journalières, maudissant sa femme par allusions détournées. Cela troubla l’harmonie des deux époux ; ce n’étaient plus que disputes quotidiennes ; il y eut même quelques scènes assez vives. Mais Chancheu était entêtée et connaissait le caractère de Kinnyuanwai ; après avoir été bien battue, elle agissait comme devant.

Les deux époux s’étaient mariés dans leur jeunesse, et étaient du même âge. Cette année-là, ils atteignirent tous deux la cinquantaine. Leurs deux fils avaient tous deux près de neuf ans, et allaient ensemble à l’école, ils étaient très intelligents, et avaient pour l’étude d’heureuses dispositions. Chancheu conçut le projet de célébrer le même jour leur propre cinquantaine et l’anniversaire de la naissance des deux garçons. Quand le jour choisi fut venu, Kinnyuanwai craignant que des parents ou des amis ne vinssent le féliciter, s’éclipsa de grand matin dès qu’il fut levé. Chancheu prit quelques dizaines de ligatures de son pécule, ouvrit furtivement la porte du grenier, y déroba trois boisseaux de riz, et envoya le tout à la pagode, demandant aux bonzes de prier pour elle. Tout juste à ce moment Kinntchoung rentra. A l’instant où il passait la seconde porte, il vit Chancheu qui refermait la porte du grenier. Il vit aussi quelques grains de riz épars dans l’allée. Comprenant que sa femme venait de faire encore quelque cachotterie, Kinntchoung dut réprimer par deux fois l’envie qu’il se sentait de lui chercher querelle. Cependant, y ayant pensé, il se dit : Aujourd’hui c’est jour de réjouissance, il ne faut pas se disputer. Et puis, quand l’objet est sorti de la main, il ne peut plus y revenir... Il patienta donc, et dissimulant son mécontentement, il ne dit rien, mais, au fond du cœur, il ne digéra pas la chose. De toute la nuit suivante il ne ferma pas l’œil, et ayant agité la question dans tous les sens, il se dit : Que ces bonzes chauves viennent sans cesse me faire tort, c’est la faute de ma femme. Il n’y a pas d’autre moyen. Cette racine de malheur ne peut être détruite que par le trépas de toutes ces têtes pelées.

Il passa toute la nuit dans cette agitation. Quand le jour fut venu, s’étant levé et habillé, il se promenait fiévreusement dans la cour, songeant comment il se débarrasserait des bonzes, mais sans trouver d’expédient pratique. Tandis qu’il y pensait, deux bonzes survinrent, l’un profès, l’autre novice ; ils venaient rendre compte du service propitiatoire qu’ils avaient célébré le soir précédent. Or les bonzes craignaient de rencontrer Kinntchoung ; aussi, étant arrivés à la porte, ils n’osèrent d’abord entrer. Mais, tandis qu’ils tendaient le cou pour regarder à l’intérieur, Kinntchoung les aperçut, sans en être vu. Comme il fronçait le sourcil de colère, il lui vint une idée. Ayant pris dans sa chambre quelques dizaines de sapèques, il ouvrit la porte de derrière et sortit.

Étant allé à la droguerie, il y acheta de l’arsenic ; puis, faisant un détour, il se rendit chez le marchand de galettes Wangsanlang. Celui-ci était tout juste occupé à pétrir sa pâte ; sur l’étal une écuelle de farce était toute prête, et il allait procéder à la confection des galettes. C’est à ce moment que Kinntchoung arriva, portant 48 sapèques, car chez Wangsanlang c’était prix fixe, douze sapèques la galette. Kinntchoung dit, en lui remettant la somme : Prends ça, Sanlang. Je ne suis pas une pratique bien assidue, mais, quand j’achète, je paie comptant ; cependant j’ai un mot à te dire. — Wangsanlang répondit : Parle à ton aise ! — Alors Kinntchoung appliquant le proverbe, dit : A qui paie comptant on donne plus, à qui achète à crédit on donne moins. Puisque j’ai payé, il faut me faire de grosses galettes, et me les bien farcir. — Wangsanlang répondit : Qu’à cela ne tienne. On ne gagne au commerce que sur les braves gens ! — Kinntchoung reprit : Ne me dis pas d’injures ! Pétris les galettes, j’y mettrai moi-même la farce. — Wangsanlang se disait en lui-même : Ce n’est pas pour rien qu’on a appelé celui-là Kinn eau claire et Kinn l’écorcheur ! Depuis que je tiens boutique, je ne lui ai pas vendu pour deux sapèques. Et voilà que, à peine levé, de grand matin, il vient m’acheter comptant ! Voilà certes un bon augure pour mes affaires d’aujourd’hui. Dépenser ces 48 sapèques doit lui avoir été plus dur que n’eût été à un autre le sacrifice du centuple. Puisqu’il est si intéressé, laissons-le mettre lui-même la farce, pour gagner sa pratique. — Ayant donc moulé quatre galettes, Wangsanlang les passa à Yuanwai, en disant : Mettez-y vous-même autant de farce qu’il vous plaira. — Alors Kinntchoung déposa à la dérobée l’arsenic sur les morceaux de pâte. Puis, y ayant mis la farce, il les plia en forme de galettes. Quand elles furent formées toutes quatre, on les mit au four, et dans un instant elles furent cuites. Kinntchoung les mit dans sa manche, et les porta toutes chaudes chez lui.

Quand il eut passé la porte intérieure, il vit que les deux bonzes buvaient le thé dans la maison. Kinntchoung se dit : Vagabonds chauves, votre heure n’est pas éloignée !.. La rage au cœur et le sourire sur le visage, il entra dans l’appartement intérieur et dit à Chancheu : Ces deux bonzes sont restés ici toute la matinée sans manger ; j’ai peur qu’ils n’aient faim. — Chancheu dit : Qu’est-ce que je leur aurais donné à manger ? — Kinntchoung reprit : Je reviens de manger des galettes à la boutique de Wangsanlang. Les ayant trouvées excellentes, j’en ai rapporté quatre... Puis, trompant Chancheu, il ajouta : Je destinais ces quatre galettes à nos deux écoliers. Mais puisque ces deux bonzes, en célébrant notre service, se sont donné du mal pour nous, comment serait-ce si nous les leur donnions à manger ? Quand nos écoliers seront revenus de l’école, je leur en achèterai d’autres. — A ces paroles, Chancheu toute heureuse, se dit : Est-ce que mon mari serait converti ? Quelle bonne affaire !... Et prenant vite une assiette, elle y déposa les quatre galettes, et les fit servir aux deux bonzes par sa servante. Ceux-ci sachant que Kinntchoung les détestait, n’étaient pas à leur aise depuis son retour. Quand donc la bonne leur servit les galettes, pensant que c’était un don gracieux de Chancheu, et ne voulant pas rester le temps de les manger, ils se dirent : Puisqu’on nous les a données afin que nous les mangions, il ne faut pas les renvoyer... Les ayant donc mises dans leurs manches, ils s’excusèrent et partirent. Kinntchoung se dit en lui-même : Ânes pelés, bientôt vous irez faire connaissance avec Yenwang... Et autres paroles haineuses, qu’il est inutile de rapporter.

Or chaque fois que les deux écoliers de la famille Kinn revenaient de l’école, ils allaient jouer au Fouchan neull. Ce jour-là, dès qu’ils furent libres, ils y allèrent encore. Le bonze se dit en les voyant : Les deux petits Kinn sont si souvent venus jouer ici, sans que j’aie jamais eu aucune friandise à leur donner. Leur mère nous est si bonne. Ne voilà-t-il pas encore les quatre galettes qu’elle nous a données ?!.. Et les ayant prises et réchauffées, il en fit manger deux à chacun des écoliers, puis infusa deux tasses de thé qu’il leur fit boire.

Avant qu’ils eussent mangé et bu, ils se portaient bien. Aussitôt après, ha ! ce fut épouvantable ; comme si des milliers de dards leur eussent percé le cœur ; comme si la flamme leur eût léché le corps. Tous deux, criant qu’ils avaient mal au ventre, se tordaient étendus à terre, sans que leur petit domestique parvînt à les relever. Le bonze tout éperdu n’y comprenait rien. Il lui fallut les faire porter chez eux par les bonzillons. Les deux époux Kinntchoung terrifiés, demandèrent vite au petit domestique ce qui était arrivé. Celui-ci dit : Après la classe, nous sommes allés ensemble à la pagode pour jouer. Le vieux bonze leur a donné quatre galettes qu’ils ont mangées. Aussitôt après, ils ont crié qu’ils avaient mal au ventre. Alors le Vieux bonze a dit : ces galettes sont un don de leur famille. Ce matin on a voulu me les faire manger ; les ayant trouvées trop bonnes pour moi, je les leur ai données.

Quand Kinntchoung eut entendu cela, il comprit que tout était perdu. Le proverbe dit : La conscience ne s’étouffe pas... Il lui fallut donc faire savoir à Chancheu l’histoire de ses galettes à l’arsenic. A ce récit, Chancheu plus morte que vive, prit de l’eau froide et la fit ingurgiter aux deux écoliers. Mais le poison s’était déjà répandu par tout leur corps ; comment eût-on pu l’éteindre ? Peu d’instants après, le sang leur coula par les sept ouvertures naturelles, et les deux enfants furent deux démons errants. Chancheu eut beau les regretter, et crier merci au ciel et à la terre, son mari lui avait bel et bien tué ses deux enfants. Quant à lui en demander raison, elle se dit que, puisqu’ils ne pouvaient revivre, elle se fâcherait en pure perte. N’ayant, dans sa douleur, ni consolation, ni ressource, elle entra dans sa chambre, détacha sa ceinture, l’attacha à une poutre, et se pendit.

Kinntchoung pleura aussi un bon coup, puis, essuyant ses larmes, il entra dans son appartement pour parler avec Chancheu, quand, levant la tête, il aperçut son corps qui se balançait au plafond. Il poussa un grand cri, et mourut presque de frayeur. — L’axiome dit : Ne dis pas qu’il n’y a pas de châtiment pour les méchants. Un jour vient où tous les maux fondent sur eux en masse... Kinntchoung fut pris d’une grave maladie, se coucha et perdit connaissance. Deux où trois jours après, lui aussi alla aux enfers, chercher sa femme et ses enfants. La mort avait passé sur cette famille si animée, et personne n’en restait.

Tous ses parents haïssaient Kinntchoung, à cause de sa sordide avarice. Quand ils virent toute la famille éteinte, quelle curée !.. hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, tous s’abattirent sur la maison, comme un essaim de frelons, chacun s’emparant de ce qu’il pouvait. En un instant, meubles, effets, argent, malades, terres, tout eut passé en d’autres mains. Kinntchoung n’eut que ce qu’il méritait. C’est seulement quand ils eurent tout pillé, que les parents ensevelirent les cadavres de toute cette famille.

 

Voyez-vous bien comme cet homme, aux méchantes mains et au mauvais cœur, se ruina en voulant nuire aux autres. L’adage dit : Le ciel ne permet pas que l’homme fasse mourir son semblable ; si le ciel veut sa mort, il en viendra bien à bout... Si la mort et la vie des hommes dépendaient de la haine ou du bon vouloir de leurs semblables, il n’y aurait plus d’inimitiés sur la terre.



Retour au livre de l'auteur: Léon Wieger (1856-1933) Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 mai 2007 10:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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