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NOTICE SUR GALLAND Il y a des noms qui, sans être accompagnés de grands titres à la célébrité, ne sont jamais prononcés toutefois sans réveiller des souvenirs honorables et doux. Tel est celui du savant laborieux qui a consacré une vie longue et studieuse, mais modeste et cachée, à l’investigation de certaines connaissances peu communes et mal appréciées de son temps, dans la seule vue d’en retirer quelques avantages pour l’utilité ou pour le plaisir des autres. Tel est celui du respectable Antoine Galland, auquel nous devons une excellente traduction des Contes ingénieux de l’Orient et dont les infatigables travaux seraient à peine connus de la société, s’il n’avait eu l’heureuse idée d’attacher une partie de sa réputation comme littérateur et comme savant à ces riantes merveilles de l’imagination qu’on appelle les Mille et une Nuits. Antoine Galland, dit M. de Boze [1], qui avait pu le connaître longtemps, qui parlait de lui devant une illustre assemblée, entièrement composée de ses émules et de ses amis, qui en parlait moins de deux mois après sa mort, et dont les notions puisées par conséquent aux sources les plus authentiques ont dû nous diriger partout dans ce récit, Antoine Galland naquit en 1646 dans un petit bourg de Picardie, nommé Rollo, à deux lieues de Montdidier et à six lieues de Noyon. Son nom est un de ceux qu’il faut rattacher à la longue liste des écrivains vraiment dignes de reconnaissance et d’admiration dont la courageuse patience a vaincu la mauvaise fortune et qui ont été les seuls artisans de leur talent et de leur renommée. Sa mère, réduite à vivre péniblement du travail de ses mains, ne parvint pas sans de grands efforts et de grandes difficultés à le faire entrer au collège de Noyon, où les frais de son éducation furent partagés par le principal et un chanoine de la cathédrale. Nous doutons que les mêmes ressources se présentassent souvent dans les institutions mécaniques et impassibles qu’on a depuis quelque temps substituées au système de cette éducation paternelle, et s’il est vrai qu’on y ait trouvé quelque avantage sous le rapport du mode d’enseignement, elles laisseront du moins regretter de hautes beautés morales et d’admirables exemples de charité. Galland n’avait pas atteint sa quatorzième année quand la mort frappa ses deux protecteurs à la fois. Ces vénérables prêtres ne lui laissèrent pour héritage qu’un peu de latin, de grec et d’hébreu, connaissances qui n’étaient cependant pas tout à fait sans prix dans ce temps-là, quoiqu’elles fussent infiniment plus répandues qu’aujourd’hui. A l’époque où nous vivons, elles ne représenteraient pas dans l’intérêt de l’homme qui s’y est livré, sans fortune et sans protection d’ailleurs, les premiers éléments d’un art mécanique, et dans tous les temps possibles, elles ne me paraissent guère plus capables de contribuer à son bonheur. Mais le besoin de savoir et d’employer utilement ce qu’il savait ne permettait plus à Galland de s’accoutumer aux travaux grossiers des derniers artisans. Un an de rigoureux apprentissage fut tout ce que son dévouement à sa mère put le contraindre à subir d’un genre de vie si nouveau pour lui. Je regrette que la délicatesse des bienséances académiques ait interdit à M. de Boze l’indication même détournée du métier que le docte Galland avait exercé dans son enfance. De telles particularités ennoblissent encore à mes yeux une noble carrière, et je ne voudrais pas ignorer que Plaute a été meunier, Shakespeare, valet d’un maquignon, l’auteur d’Émile, garçon horloger, et que le vaste génie de ce Linné qui a embrassé, compris et décrit toute la nature, s’est développé à la vue des modestes pots de fleurs qui prêtaient leur ornement favori à la boutique d’un pauvre cordonnier. Quoi qu’il en soit, Galland, fatigué d’un état servile sans émulation et sans gloire, prit le chemin de Paris, rendez-vous de toutes les espérances de la province, muni seulement de l’adresse d’une vieille parente qui y était en condition, et de celle d’un bon ecclésiastique qu’il avait vu quelquefois chez con chanoine de Nyon ; car l’amitié d’un honnête homme est un bienfait qui survit même à sa vie et qui protège longtemps encore ceux qui en ont été honorés. On ne conseillerait maintenant à personne, et beaucoup moins à un savant qu’à tout autre, de se présenter à Paris avec de semblables garanties ; mais le traducteur des Mille et une Nuits était destiné à se familiariser de bonne heure avec les choses merveilleuses, et on conçoit le charme qu’il a dû trouver dès le premier abord dans la lecture des Contes orientaux dont les péripéties brillantes ne faisaient que lui rappeler d’une manière un peu hyperbolique les alternatives de sa propre histoire. Dès son arrivée, tout lui réussit fort au delà de ses espérances, jusqu’aux événements que le vulgaire appelle des malheurs. Accueilli par le sous-principal du collège du Plessis, et bientôt après par un savant docteur de Sorbonne nommé Petit-Pied, il dut à leur appui les plus précieux avantages qu’il fût venu chercher dans la capitale des sciences et des lettres, celui de recevoir des leçons au Collège-Royal, de former la connaissance d’hommes studieux et bienveillants, et surtout de faire le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de Sorbonne, occupation fort stérile sans doute au jugement des gens du monde, mais dont l’utilité sera bien appréciée par tous les esprits sages et laborieux qui ont eu le bonheur de perfectionner des études ébauchées en vérifiant des titres et en collationnant des copies. L’expérience seule peut faire comprendre combien la patiente fatigue du débrouilleur de chartes et du compilateur de notices fournit de facilité aux méthodes et de richesses à l’instruction. De la Sorbonne, Galland passa au collège Mazarin, où un professeur systématique nommé M. Godouin avait établi ce mode sauvage d’enseignement, informe tradition des temps de barbarie, que l’Angleterre nous a renvoyée depuis peu et que l’ignorance regarde comme une nouveauté. Malgré la protection des hommes puissants de l’époque, et particulièrement du duc de la Meilleraye, cette institution si favorable à un gouvernement absolu tomba sous le poids du discrédit du public, et Galland ne la retrouva que chez ces tribus disgraciées de l’Inde, que le despotisme a privées des premiers bienfaits de la civilisation. M. de Nointel, ambassadeur à Constantinople, l’avait conduit dans le Levant avec le dessein, ou plutôt le sous-prétexte officieux de tirer des églises grecques des attestations en forme sur les articles de leur foi, qui faisaient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le ministre Claude. Il est difficile de déterminer jusqu’à quel point un jeune étudiant était propre à la discussion de ces controverses ; mais il est évident que l’ambassadeur qui choisissait un secrétaire, un émule, un ami, dans un âge si tendre et dans une condition si obscure, était digne de son siècle et digne de son roi ; et quand, de la part de M. de Nointel, ce n’eût été qu’une simple combinaison, ce serait encore une combinaison fort bien entendue. Le nom de Galland est aujourd’hui plus connu que le sien, mais il le rappelle d’une manière honorable pour tous les deux. M. de Nointel ayant renouvelé avec la Porte des capitulations de commerce qui entraient probablement pour beaucoup plus dans l’objet de son voyage que la polémique des deux églises, prit cette occasion d’aller visiter les Échelles du Levant, d’où il passa à Jérusalem et parcourut la Terre-Sainte. Galland, qui l’accompagnait dans ces importantes excursions, en profitait, en homme habile, pour apprendre, connaître et recueillir. C’est à ses soins que nos collections nationales sont redevables d’une foule d’utiles curiosités, et ses dessins contribuèrent à l’enrichissement de la Paléographie de Montfaucon, la communication de quelques-uns de ces petits trésors, douces et faciles conquêtes de la science dans un pays alors beaucoup moins exploré qu’aujourd’hui, le mit en rapport avec les curieux et les savants les plus distingués de Paris. Leurs conseils le déterminèrent à un second voyage qui ne fut pas inutile au Cabinet du Roi, où l’on conserve encore beaucoup de médaillons précieux, tribut désintéressé de zèle et de patriotisme, qui ne resta toutefois pas sans récompense. C’était l’usage, en ce temps-là, d’honorer les lumières, même dans un homme simple et pauvre, et de reconnaître le dévouement, même dans un serviteur inutile. Ainsi, lors d’un troisième voyage fait en 1679, aux dépens le la Compagnie des Indes orientales, dans le seul dessein de chercher et d’acquérir des objets propres à l’ornement du Cabinet et de la Bibliothèque de Colbert, Galland aurait éprouvé, aux changements survenus dans cette compagnie, les désagréments ordinairement attachés à cette espèce de vicissitude, si un ministère éclairé ne l’avait pas suivi d’une juste bienveillance, et si une rétribution inattendue de ses travaux n’était pas venue le chercher pour ainsi dire au fond de son avant exil. Galland se croyait abandonné et perdu, quand il reçut, je ne sais en quelle partie de l’Orient, le brevet et les honoraires anticipés de premier Antiquaire du Roi : Louis XIV régnait. A ce dernier voyage se rapporte un des épisodes les plus remarquables de cette vie, d’ailleurs si calme et si sagement occupée, que l’on ne concevrait pas facilement qu’elle eût été exposée à d’autres agitations, à d’autres dangers que eux qui menacent l’homme physique dans les catastrophes inévitables de la nature. Notre voyageur était près de s’embarquer à Smyrne, à l’époque d’un des plus affreux tremblements de terre qui aient jamais désolé ces belles contrées. Plus de quinze mille habitants furent ensevelis sous les ruines ou dévorés par les flammes, car le désastre commença vers une heure de la journée où il y a du feu dans toutes les maisons, et on comprend combien cette circonstance dut en augmenter l’horreur. L’auteur de l’Éloge de Galland remarque assez ingénieusement à cette occasion que son héros fut préservé du feu par un privilège ordinaire aux cuisines des philosophes ce n’est peut-être pas le seul avantage que le talent et la vertu aient retiré de la pauvreté. Quant aux décombres de la maison, ils se dispersèrent tellement dans leur chute, qu’ils enveloppèrent Galland sans le blesser et qu’ils laissèrent entre eux un intervalle suffisant pour que le jeu de sa respiration ne fût pas interrompu jusqu’au moment où l’on parvint à le retrouver sous les débris, plus de vingt-quatre heures après. Je ne serais pas éloigné de croire que la Reine des Fées prêtait alors quelque secours à l’écrivain naturel et sensible qui devait apporter dans notre Occident les brillantes traditions de son empire et l’histoire des prestiges de son peuple de lutins et de génies. Depuis l’époque de son retour jusqu’à sa mort, il ne paraît pas que sa vie ait offert aucun autre incident digne de remarque. On le voit partager les travaux de M. Thévenot, garde de la Bibliothèque du Roi, prêter son concours à la rédaction de la Bibliothèque orientale de d’Herbelot, recevoir une douce hospitalité littéraire de l’amitié du sage Bignon et suivre M. Foucault dans son intendance de Normandie, après la mort de son dernier protecteur. L’existence du savant modeste et de l’homme de bien dans les temps ordinaires ne se distingue guère que par la succession de ses ouvrages et le nom de ses amis. Heureux l’écrivain vraiment favorisé par la fortune qui ne laissera point d’autres souvenirs à l’histoire ! Aussi, à part une anecdote qui traîne dans tous les recueils et qui ne fait pas assez d’honneur à la politesse de la jeunesse française pour qu’on aime à la répéter, on croirait que l’interprète ingénu de Scheherazade a passé à dormir, comme son héroïne, tout le temps de sa vie pendant lequel il n’a pas fait quelques-uns de ces beaux contes qu’il contait si bien. Cependant, indépendamment de la part considérable qu’il a prise, comme je le disais tout à l’heure, à cet inappréciable trésor d’érudition orientale qui porte le nom de d’Herbelot et qui ne le cède en rien, selon moi, à toutes les richesses qu’Ali Baba trouva dans la caverne des 40 voleurs, on lui doit une grande partie du Menagiana, un traité curieux sur l’Origine du café, plusieurs Lettres sur différentes médailles du Bas-Empire, une foule de mémoires et de dissertations insérés dans les recueils de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont ils ne composent pas un des moindres ornements ; beaucoup de manuscrits enfin qu’un siècle spéculateur n’aurait pas laissés inédits et qui apprendraient peut-être encore quelque chose au nôtre. Mais, de toutes ces productions, il n’en est aucune dont le mérite ait été plus universellement reconnu que les Contes orientaux. Ils produisirent, dès le moment de leur publication, cet effet qui assure aux productions de l’esprit une vogue populaire. Quoiqu’ils appartinssent à une littérature peu connue en France, et que le genre de composition admît ou plutôt exigeât des détails de mœurs, de caractères, de costumes et de localités entièrement étrangers à toutes les idées établies dans nos contes et dans nos romans, on fut étonné du charme qui résultait de leur lecture. C’est que la vérité des sentiments, la nouveauté des tableaux, une imagination féconde en prodiges, un coloris plein de chaleur, l’attrait d’une sensibilité sans prétention, le sel d’un comique sans caricature, c’est que l’esprit et le naturel enfin plaisent partout et plaisent à tout le monde. La Harpe, qu’on n’accusera certainement pas d’avoir été la dupe de son exaltation en matière de critique, et dont l’enthousiasme, difficile à exciter, forme un assez beau témoignage en faveur d’un livre, relisait celui-ci tous les ans, et ne le relisait jamais sans prendre un plaisir nouveau. Le plus grand nombre des lecteurs pensent comme La Harpe, et quel est l’homme qui n’a pas besoin de se délasser quelquefois des ennuis de la vie positive dans les illusions délicieuses d’une vie imaginaire ? La traduction de Galland est, dans ce genre de littérature, un ouvrage pour ainsi dire classique ; et si elle a subi quelques reproches de la part de certains orientalistes superstitieusement fidèles aux textes originaux, c’est qu’ils ont eu plus d’égard aux intérêts de cette érudition exotique qu’à l’esprit de notre langue et aux besoins de notre littérature nationale. Ce n’était pas résoudre la question c’était la déplacer. Nous sommes persuadés qu’on devrait savoir gré au contraire à l’intelligence et au goût du traducteur d’avoir élagué de ces charmantes compositions les figures outrées, les détails fastidieux, les répétitions parasites, qui ne pourraient qu’en affaiblir l’intérêt dans une langue brillante, mais exacte, qui veut concilier partout l’agrément et la précision. Il nous semble même, en dernière analyse, qu’on n’a pas rendu assez de justice au style de Galland. Abondant sans être prolixe, naturel et familier, sans être ni lâche ni trivial, il ne manque jamais de cette élégance qui résulte de la facilité, et qui présente je ne sais quel mélange de la naïveté de Perrault et de la bonhomie de La Fontaine. Galland mourut le 17 février 1715, à l’âge de 69 ans, d’un redoublement d’asthme, auquel se joignit sur la fin une fluxion de poitrine. Quoique attendu depuis longtemps, cet événement fut un sujet d’amers regrets pour tous ceux qui l’avaient connu, et son effet ne se borna point à la petite enceinte du Collège-Royal et de l’Académie. La médiocrité de la fortune de Galland n’était pas telle qu’il ne pût faire un eu de bien autour de lui, et son convoi fut suivi par un grand nombre de pauvres qu’il avait secrètement soulagés et d’enfants auxquels il avait enseigné gratuitement les éléments de la grammaire, en épiant sans doute avec une sollicitude pleine de charme leurs dispositions naissantes. Pouvait-il observer les développements d’un jeune esprit altéré d’instruction, sans se rappeler ses propres études au collège de Noyon et le souvenir du bon chanoine dont les leçons lui avaient légué les douceurs de l’aisance et d’une vie honorée ? Celle de Galland respire partout une fleur de probité qui décore ses moindres actions. J’en citerai, d’après M. de Boze, une particularité d’ailleurs peu connue, soit qu’on ne la trouve qu’à la source que je viens d’indiquer, soit que les biographes aient jugé qu’elle était d’un mérite trop vulgaire en ce siècle pour valoir la peine d’être recueillie. Homme vrai jusque dans les plus petits détails, il poussait la droiture à un tel degré de sévérité, qu’en rendant compte à ses commettants de la Compagnie ou à ses associés de Paris des dépenses qu’il avait faites dans le Levant, il portait seulement deux ou trois sous, et quelquefois rien, pour les journées qui, par des conjonctures favorables, mais bien plus souvent par des abstinences forcées, ne lui avaient pas coûté davantage. Il inscrivait ses privations et ses souffrances dans la colonne des économies. Le testament de Galland offrit une circonstance fort singulière : Sa mère était morte depuis bien des années ; il ne connaissait point de parents, et ses collections étaient dignes des cabinets les plus précieux. Ce pauvre manœuvre, qui était venu à pied de Noyon à Paris pour y implorer la protection d’une servante, laissa trois légataires en mourant : la Bibliothèque, l’Académie et le Roi. Charles Nodier. [1] Éloge de Galland, prononcé à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans la séance de Pâques 1715.
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