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Au Pays de Québec. Chroniques.
Préface
II avait huit enfants, dont cinq garçons, tous pleins de vie. Les plus âgés allaient à l’école et, aux heures libres, pêchaient des truites dans le ruisseau clair qui courait sous les aulnes. Les autres, en attendant leur tour, prenaient tout le jour leurs ébats au soleil, dans Pair pur, croissant comme les blés en juillet.
Quant à lui, grand, sec, un peu pâle, l'air méditatif et bon, apparemment sans grands soucis, il administrait et cultivait avec profit et contentement une belle ferme, dans une paroisse du « bord de l'eau », en bas de Québec, une ancienne paroisse, remarquable par la beauté de ses paysages, la fécondité de son sol et l'honnêteté de ses habitants. Il faisait bon y vivre et, quand on y était né, on voulait y mourir.
La maison qu'il habitait n'était pas à la mode d'aujourd'hui, mais elle était spacieuse, solide, chaude en hiver. Elle avait été bâtie par son arrière-grand-père et, dans ce temps-là, on bâtissait bien, pour des siècles.
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Or voici qu’un jour ses concitoyens, qui l’estimaient, apprirent avec surprise et regret qu’il avait vendu le bien paternel et s’en allait fonder un nouveau foyer dans les terres neuves du Lac-Saint-Jean.
De sa part ce n’était pourtant pas un caprice.
- « Le sacrifice fut grand, me racontait-il lui-même. Je tenais à ma paroisse natale par toutes les racines de mon être. Mes ancêtres y étaient nés et y étaient morts. J’étais l'heureux héritier de tout ce qu’un siècle et demi de labeur honnête peut apporter à un foyer de bien-être et de jouissances intimes dans la sécurité et l’indépendance.
- » Mais, précisément, en regardant mes cinq gars, je me disais que, pour leur transmettre intégralement ce patrimoine, il me fallait aller planter ma tente ailleurs, acquérir de plus grands domaines, qui leur assureraient la même indépendance, la même sécurité dans le bien-être, et garantiraient la pérennité des traditions familiales.
- » J’aurais pu, comme d’autres, en faire des artisans, des fonctionnaires, des avocats peut-être. Je n’eus point cette ambition. Que voulez-vous ? Dans ma lignée, si haut que je remonte, je ne vois que des terriens. Quand le domaine était devenu trop étroit pour leurs nombreuses familles, ils s’en taillaient d’autres dans la forêt vierge. J’ai comme eux la fierté du grand propriétaire. Il faut que ma vue se repose sur des champs plantureux, sur de beaux troupeaux et de grands bâtiments qui m’appartiennent. Quand mon pied foule ce sol qui est à moi, je me sens plus grand, plus noble. L'air même que je respire, il me semble que je ne le partage avec personne ».
Tels sont les hommes qui ont ouvert, défriché et peuplé le riche territoire du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. Tous n’y sont pas [11] venus dans les mêmes conditions et avec les mêmes ressources, loin de là. Mais tous y ont été poussés par des exigences analogues, ont fait les mêmes sacrifices, ont eu la même ambition, et, à mettre ensemble les trésors d’énergie, d’endurance, de vertus familiales et sociales qu’ils avaient hérités de leurs pères, en moins d’un siècle, ils ont fait de ce pays, l’une des plus admirables choses qu’on puisse voir.
Celui dont je parle est mort il y a quelques années, dans la joie de voir son rêve réalisé. Ses fils, moins un, qui est religieux et missionnaire, continuent la tradition : tous habitants, heureux propriétaires de beaux et grands domaines qu’ils cultivent avec amour et fierté.
Du vivant de leur père, sa maison était mon lieu de repos favori. Elle l’est encore, surtout l’été, quand les prés verts sentent si bon. J’y jouis toujours de la même hospitalité large et accueillante. Quand j’ai dit la messe dans l’oratoire privé, dont le privilège s’est transmis du père au fils héritier, je flâne délicieusement à l’ombre des arbres qu’il a plantés, laissant aller ma rêverie, en écoutant chanter les oiseaux.
De la falaise où la maison est assise, du côté du midi, le regard embrasse un large horizon de verdure gracieusement découpé par une bordure de collines boisées de sapins, d’érables et de peupliers. C’est le contrefort de la chaîne des Laurentides, au-delà de laquelle on devine la Malbaie, l’Ile-aux-Coudres, l’Île d’Orléans et Québec. Ce sont les étapes où s’arrêta successivement la famille dans sa migration vers le nord depuis le premier ancêtre venu de France avec le Régiment de Carignan.
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Dans une vallée étroite et profonde, la Rivière-des-Aulnais, qui porta si longtemps sur ses eaux calmes le léger canot des sauvages et des missionnaires, déroule ses capricieux méandres à demi-enfouis dans les fougères et les hautes herbes de la prairie.
De tous les autres côtés, au nord, à l’est, à l’ouest, c’est la plaine immense, avec ses grandes fermes rectangulaires, bien alignées et bien clôturées ; avec ses routes larges et unies, bordées de belles maisons peintes et de bâtiments blanchis à la chaux, la grasse plaine, silencieuse et recueillie, palpitante de vie, d’où monte, avec les parfums pénétrants des trèfles en fleur, le ronflement des autos qui courent follement sur la route régionale, soulevant un flot de poussière.
Quand vient le dimanche, tout travail est suspendu, hommes et bêtes se reposent. La nature elle-même semble se recueillir davantage et se faire plus silencieuse encore. Seules les cloches rompent ce grand silence et, pendant qu’elles carillonnent à toute volée à l’heure de la messe, voici que dans tous les rangs de la paroisse une longue procession de voitures se dirige vers l’église.
L’église, pour ces cultivateurs opulents, grands seigneurs terriens, c’est encore comme au temps jadis la maison du bon Dieu. La grande famille paroissiale s’y retrouve chaque dimanche autour du Père commun, le Père qui est dans les deux, sans doute, mais qui est là aussi, au centre de la paroisse, au milieu de ses enfants.
Telle est la paroisse-type du Lac-Saint-Jean. Parcourez toute cette région, vous en trouverez cinquante autres toutes semblables.
Tel est aussi l’habitant de chez nous. Ne cherchez son pareil [13] nulle part, ni dans le paysan européen, ni dans le fermier d'Ontario et des États-Unis.
L'habitant canadien ri est ni un rustre ignare et borné, ni un éleveur de bêtes, rivé à la matière et à l’argent.
Il regarde le ciel et s'intéresse aux choses de l’esprit. Plus instruit, plus habitué à réfléchir et à raisonner que l'ouvrier des villes, il a, plus que lui, un jugement sûr, des idées générales. Au surplus, éminemment sociable, causeur, enjoué, il reçoit dignement. Il a des manières. Ses ancêtres, dont beaucoup ne savaient pas lire, ont cependant mérité qu'on les appelât « un peuple de gentilshommes ».
L'habitant du Lac-Saint-Jean spécialement, plus moderne, plus homme d'affaires, plus à l'aise, aime le bien-être et le confort. Il ri est pas généralement économe, ce qui est un défaut, mais il ri est ni ladre, ni routinier. Il ri épargnera rien pour améliorer son genre de vie, rendre son foyer attrayant et y retenir ses fils. Ainsi Une puisera pas à la source voisine si l’aqueduc, même à prix élevé, peut lui apporter Veau pure des montagnes. Sa maison, bien meublée, est le plus souvent éclairée à l’électricité. On y trouve une baignoire, un piano, quelquefois un « radio », toujours le téléphone. Pour la culture de ses terres, il se sert abondamment de machines. Son outillage agricole est considérable. Il reçoit les journaux, des périodiques. Il est au courant des événements mondiaux. Il s'informera même des délibérations de la Société des Nations. Avec cela, religieux comme ses pères ; comme eux aussi, il a l’orgueil de la paternité féconde, la douzaine d'enfants ne lui fait pas peur.
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À voir cela de plus près et avec les yeux d’un croyant, Louis Hémon eût pu faire un livre très beau. Il a passé, distrait, au milieu de ces incomparables beautés morales et physiques et en a rapporté « Maria Chapdelaine », une décevante idylle, vraie caricature, très artistement composée, d’ailleurs, sur quelques types disparus et légendaires, ou vivant en marge de la société civilisée.
On écrit avec son âme et pour son public.
L’auteur des chroniques qui forment ce volume, Ernest Bilodeau, a beaucoup voyagé. Jadis il signait ses chroniques : « Un Canadien Errant ». Mais aucun contact, aucune ambiance n’a pu atténuer dans son esprit les sereines clartés de sa foi primitive, ni arracher de son âme l’amour du sol natal. D’un long séjour à Paris il a rapporté, avec un peu plus de culture et un sentiment plus aigu du beau artistique, une âme et des mœurs peut-être encore plus profondément canadiennes. Peut-être n’a-t-il pas écrit encore le livre qu’il rêve, son livre ; mais ses chroniques nous révèlent ce que serait ce livre.
Quand il voyage, il regarde avec les yeux d’un catholique et d’un artiste, il observe, note des faits, recueille des impressions, puis il cause, sans prétention, toujours agréablement, au fil de ses souvenirs, comme contaient nos pères à la veillée, avec des lecteurs qui l’aiment pour l’élévation de ses pensées, la délicatesse de ses sentiments et son esprit si foncièrement canadien.
Qu’il s’agisse d’un voyage à travers l’Europe ou d’une excursion de quelques jours autour du Lac-Saint-Jean, c’est un [15] guide attachant, renseigné, spirituel, toujours prêt à sourire ou bien à s'émouvoir.
Dans la première partie de cet ouvrage, c'est surtout au Lac-Saint-Jean qu'il conduit son lecteur. Du paysage, il ne fait qu'indiquer d'un geste les variables et multiples aspects. Du peuple heureux qui l’habite, il esquisse à peine, en courant, la physionomie attachante. Telles quelles, cependant, ces indications sommaires, ces touches justes et brèves, suffisent à nous faire entrevoir dans sa simple et pure beauté l’un des chefs-d'œuvre de l’Église Catholique, la paroisse rurale canadienne-française.
La grande industrie, qui a déjà gâté tant de choses, menace de défigurer ce chef-d’œuvre.
Les lecteurs d'Ernest Bilodeau lui sauront gré d'avoir si heureusement contribué à en fixer les traits.
Mgr Lapointe,
prêtre vicaire-général honoraire.
Pointe-aux-Alouettes
Diocèse de Chicoutimi.
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