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Collection « Méthodologie en sciences sociales »
TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.
Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.
Pierre Bourdieu, Sciences sociales, désengagement épistémologique et engagement politique”.
Extrait de Pierre BOURDIEU, Pour un savoir engagé in Contre-feux 2, Paris, Liber Raisons d’agir, 2001, pp. 33-40.
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La rupture épistémologique, rupture des liens cognitifs, affectifs et praxiques qui relient initialement le chercheur au monde, constitue une préoccupation cruciale dans les sciences sociales plus qu’ailleurs (plus dans le travail d’Émile Durkheim que de Claude Bernard puis de Gaston Bachelard dont chacun invite chaque acteur scientifique à prendre conscience et à se protéger des obstacles s’interposant devant un objet d’étude qui doit être appréhendé en lui-même et pour lui-même indépendamment de ce qu’il suscite).
Mais pour autant cette condition méthodologique conduit-elle le chercheur en sciences sociales à abolir toute utilisation mondaine des savoirs qu’il produit sur le monde ? Les savoirs prenant la société comme objet peuvent-ils et doivent-ils en retour être pris par la société et se destiner à cet usage ?
Si le chercheur, épistémologiquement, doit d’abord se désengager du monde social pour en extraire un savoir dit « objectif », cela empêche-t-il un savoir engagé ? Autrement dit, un rôle politique du savoir scientifique est-il concevable ? Dans l’extrait suivant, pour lutter contre une doxa officielle de certains groupes dominants qui utilisent certains savoirs à dimension ou à prétention scientifique pour justifier et imposer une idéologie et une action politique, Pierre Bourdieu défend l’engagement du chercheur en sciences sociales dans l’action politique comme continuité logique de sa démarche de recherche autonome et désintéressée, conformément d’ailleurs aux idéaux du modèle de « l’intellectuel » ( modèle tel que promu par Jean-Paul Sartre dans la démonstration duquel tout savant, comme tout écrivain ou tout artiste, est engagé qu’il le veuille ou non dans le monde du fait que par son œuvre il produit quelque chose sur le monde et y exerce ainsi un effet).
Il s’agirait alors d’organiser, au plan international, une collaboration entre les chercheurs d’une part et d’autre part entre ceux-ci et les citoyens, afin de donner aux productions scientifiques, ainsi renforcées et revivifiées, l’effet libérateur et révolutionnaire de la connaissance.
“Pierre Bourdieu, Sciences sociales, désengagement épistémologique et engagement politique”.
Bernard Dantier, sociologue, 18 septembre 2005.
Extrait de Pierre BOURDIEU, Pour un savoir engagé in Contre-feux 2, Paris, Liber Raisons d’agir, 2001, pp. 33-40.
Comme je n'ai pas beaucoup de temps, et que je voudrais que mon discours soit aussi efficace que possible, j'en viendrai directement à la question que je souhaite poser devant vous: les intellectuels, et plus précisément; les chercheurs, et plus précisément encore, les spécialistes en sciences sociales, peuvent-ils et doivent-ils intervenir dans le monde politique et à quelle condition peuvent-ils le faire efficacement? Quel rôle peuvent-ils. jouer dans le mouvement social, à l'échelle nationale et surtout internationale, c'est-à-dire au niveau même où se joue, aujourd'hui, le destin des individus et des sociétés? Comment peuvent-ils contribuer à l'invention d'une nouvelle façon de faire de la politique?
Premier point: pour éviter tout malentendu, il faut poser clairement qu'un chercheur, un artiste ou un écrivain qui intervient dans le monde politique ne devient pas pour autant un homme politique; selon le modèle créé par Zola à l'occasion de l'affaire Dreyfus, il devient un intellectuel, ou, comme on dit aux Etats-Unis, un « public intellectual », c'est-à-dire quelqu'un qui engage dans un combat politique sa compétence et son autorité spécifiques, et les valeurs associées à l'exercice de sa profession, comme les valeurs de vérité ou de désintéressement, ou, en d'autres termes, quelqu'un qui va sur le terrain de la politique mais sans abandonner ses exigences et ses compétences de chercheur. [...]
En intervenant ainsi, il s'expose à décevoir (le mot est beaucoup trop faible), ou mieux, à choquer, dans son propre univers, ceux qui voient dans le committment unmanquement à la « neutralité axiologique» et, dans le monde politique, ceux qui voient en lui une menace pour leur monopole et, plus généralement, tous ceux que son intervention dérange. Il s'expose, en un mot, à réveiller toutes les formes d'anti-intellectualisme qui sommeillent ici et là, un peu partout, chez les puissants de ce monde - banquiers, patrons et hauts fonctionnaires, chez les journalistes, chez les hommes politiques (y compris de «gauche»), presque tous, aujourd'hui, détenteurs de capital culturel, et, bien sûr, parmi les intellectuels eux-mêmes.
Mais condamner l'anti-intellectualisme, qui a presque toujours pour principe le ressentiment, ce n'est pas exempter pour autant l'intellectuel de toute critique: la critique à laquelle l'intellectuel peut et doit se soumettre lui-même ou, en d'autres termes, la réflexivité critique, est un préalable absolu à toute action politique des intellectuels. Le monde intellectuel doit se livrer en permanence à la critique de tous les abus de pouvoir ou d'autorité commis au nom de l'autorité intellectuelle ou, si l'on préfère, à la critique de l'usage de l'autorité intellectuelle comme arme politique [...].
Une fois clairement posés ces préalables critiques, apparemment négatifs, je crois pouvoir affirmer que les intellectuels (j’entends toujours par là les artistes, les écrivains et les savants qui s'engagent dans une action politique) sont indispensables à la lutte sociale, tout particulièrement aujourd'hui, étant donné les formes tout à fait nouvelles que prend la domination. Nombre de travaux historiques ont montré le rôle qu’ont joué les think tanks dans la production et l'imposition de l'idéologie néo-libérale qui gouverne aujourd'hui le monde; aux productions de ces think tanks conservateurs, groupements d'experts appointés par les puissants, nous devons opposer les productions de réseaux critiques, rassemblant des « intellectuels spécifiques » (au sens de Foucault) dans un véritable intellectuel collectif capable de définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son action, bref, autonome. Cet intellectuel collectif peut et doit remplir d'abord des fonctions négatives, critiques, en travaillant à produire et à disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique qui s'arme aujourd'hui, le plus souvent, de l'autorité de la science; fort de la compétence et de l'autorité du collectif réuni, il peut soumettre le discours dominant à une critique logique qui s'en prend notamment au lexique (« mondialisation », « flexibilité », etc.), mais aussi à l'argumentation, et en particulier à l'usage des métaphores; il peut aussi le soumettre à une critique sociologique, qui prolonge la première, en mettant au jour les déterminants qui pèsent sur les producteurs du discours dominant (à commencer par les journalistes, économiques notamment) et sur leurs produits; il peut enfin opposer une critique proprement scientifique à l'autorité à prétention scientifique des experts, surtout économiques.
Mais il peut aussi remplir une fonction positive en contribuant à un travail collectif d'invention politique. L’effondrement des régimes de type soviétique et l'affaiblissement des partis communistes dans la plupart des nations européennes et sud-américaines a libéré la pensée critique. Mais la doxa néo-libérale a rempli toute la place laissée ainsi vacante [...]
C'est là que l'intellectuel collectif peut jouer son rôle, irremplaçable, en contribuant à créer les conditions sociales d'une production collective d'utopies réalistes. Il peut organiser ou orchestrer la recherche collective de nouvelles formes d'action politique, de nouvelles façons de mobiliser et de faire travailler ensemble les gens mobilisés, de nouvelles façons d'élaborer des projets et de les réaliser en commun. Il peut jouer un rôle d'accoucheur en assistant la dynamique des groupes en travail dans leur effort pour exprimer, et du même coup découvrir, ce qu'ils sont et ce qu'ils pourraient ou devraient être et en contribuant à la recollection et à l'accumulation de l'immense savoir social sur le monde social dont le monde social est gros. Il pourrait ainsi aider les victimes de la politique néo-libérale à découvrir les effets diversement réfractés d'une même cause dans les événements et les expériences en apparence radicalement différents, surtout pour ceux qui les vivent, qui sont associés aux différents univers sociaux, médecine, éducation, services sociaux, justice, etc., d'une même nation ou de nations différentes.
La tâche est à la fois extrêmement urgente et extrêmement difficile. En effet, les représentations du monde social qu'il s'agit de combattre, contre lesquelles il faut résister, sont issues d'une véritable révolution conservatrice, comme on disait, dans l'Allemagne des années 30, des mouvements pré-nazis. Les think tanks d'où sont sortis les programmes politiques de Reagan ou Thatcher, ou, après eux, Clinton, Blair, Schrôder ou Jospin, ont dû, pour être en mesure de rompre avec la tradition du Welfare State, opérer une véritable contre-révolution symbolique et produire une doxa paradoxale: conservatrice, elle se présente comme progressiste; restauration du passé dans ce qu'il a parfois de plus archaïque (en matière de relations économiques notamment), elle fait passer des régressions, des rétrocessions pour des réformes ou des révolutions. [...]
Il me semble que les scholars ont un rôle déterminant à jouer dans le combat contre la nouvelle doxa et le cosmopolitisme purement formel de tous ceux qui n'ont à la bouche que des mots comme globalization » ou « global competitiveness ». Cet universalisme de façade sert en fait les intérêts des dominants: il sert à condamner comme régression politiquement incorrecte vers le nationalisme la seule force, celle de l'État national, que, en l'absence d'un État mondial et d'une banque mondiale financée par une taxe sur la circulation des capitaux, les pays dits émergents, Corée du Sud ou Malaisie, puissent opposer à l'emprise des multinationales; il permet de diaboliser et de stigmatiser, sous l'étiquette infamante d'islamisme par exemple, les efforts de tel ou tel pays du sud pour affirmer ou restaurer son « identité ». À cet universalisme verbal, qui sévit aussi dans les relations entre les sexes, et qui laisse les citoyens isolés et désarmés en face des puissances économiques internationales, les committed scholars peuvent opposer un nouvel internationalisme, capable d'affronter avec une force véritablement internationale des problèmes qui, comme les questions d'environnement, pollution atmosphérique, couche d'ozone, ressources non renouvelables ou nuages atomiques, sont nécessairement « globaux », parce qu'ils ne connaissent pas les frontières entre les nations ou entre les « classes » ; et aussi des problèmes plus purement économiques, ou culturels qui, comme les questions de la dette des pays émergents ou de l'emprise de l'argent sur la production et la diffusion culturelles (avec la concentration de la production et de la diffusion cinématographique, de l'édition, etc.), peuvent réunir des intellectuels résolument universalistes, c'est-à-dire réellement soucieux d'universaliser les conditions d'accès à l'universel, par delà les frontières entre les nations, et en particulier entre les nations du Nord et du Sud.
Pour ce faire, les écrivains, les artistes et surtout les chercheurs qui sont déjà, par profession, plus enclins et plus aptes à dépasser les frontières nationales, doivent transcender la frontière sacrée, qui est inscrite aussi dans leur cerveau, plus ou moins profondément selon les traditions nationales, entre le scholarship et le committment, pour sortir résolument du microcosme académique, entrer en interaction avec le monde extérieur (c’est-à-dire notamment avec les syndicats, les associations, et tous les groupes en lutte) au lieu de se contenter des conflits « politiques» à la fois intimes et ultimes, et toujours un peu irréels, du monde scolastique, et inventer une combinaison improbable, mais indispensable : le savoir engagé, scholarship with committment, c'est-à-dire une politique d'intervention dans le monde politique qui obéisse, autant que possible, aux règles en vigueur dans le champ scientifique. Ce qui, étant donné le mélange d'urgence et de confusion qui est de règle dans le monde de l'action, n'est véritablement et pleinement possible que pour et par une organisation capable d'orchestrer le travail collectif d'un ensemble international de chercheurs, d'artistes et de savants. Dans cette entreprise collective, c'est sans doute aux savants que revient le rôle primordial, à un moment où les forces dominantes ne cessent d'invoquer l'autorité de la science, économique notamment.
Fin de l'extrait.
Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 201114:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
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