Texte issu d’une communication faite en juin 2005 au Colloque International de Poitiers organisé par l’Association Française de Sociologie, communication ayant eu pour titre « De l’homologie structurale entre sociologies de l’éducation et politiques publiques. Affinités électives et liaisons dangereuses entre individualisme méthodologique et libéralisme économico-politique. »
La présentation de la recherche
Comment comprendre et expliquer l’évolution qui en France se manifeste dans les méthodes sociologiques appliquées à l’étude du champ éducatif depuis une trentaine d’années ? Conjointement comment comprendre et expliquer les méthodes sociologiques qui s’y sont appliquées auparavant ? En réponse, il s’agit de montrer d’abord que cette évolution des méthodes (avec notamment la tendance vers un subjectivisme analysé par une microsociologie interactionniste et constructiviste) est interprétable comme un développement quantitatif et qualitatif de l’individualisme méthodologique tel qu’il est par exemple théorisé et appliqué par Raymond Boudon [1] à la suite d’une certaine interprétation (non toujours justifiable) des travaux de Max Weber. [2]
Tandis que la sociologie française s’était établie, à partir d’Emile Durkheim, sur la primauté causale des structures matérielles et sociales et la négation du rôle de l’individu dans la production de la société, avec la mise hors-jeu de ses subjectives représentations et motivations auxquelles étaient dénuées tout pouvoir social, à partir des années 1970-80 celles-ci sont réinvesties d’une valeur sociologique fondamentale en étant considérées non seulement comme des points de vue permettant de comprendre humainement les phénomènes mais aussi comme des apports contribuant aux processus sociaux et à leurs changements.
Ensuite il s’agit de montrer que le champ éducatif est parcouru par de profonds changements dans ses rapports au politique et à l’économique sous le déploiement des idéaux et des procédés du libéralisme (déploiement opéré à la faveur de recherches politiques de solutions à des dysfonctionnements du système scolaire par rapport aux modifications du secteur économique et de la demande sociale d’éducation ; déploiement favorisé aussi par les idéaux démocratiques (liberté et égalité) dont la sociologie holiste de l’éducation avait montré le non-respect dans une institution scolaire reproduisant dans ses résultats les inégalités des origines familiales et sociales).
Parallèlement et complémentairement, il est aussi question de mettre à jour les rapports entre holisme méthodologique et idéologies étatiques antagonistes du libéralisme politico-économique, rapports étudiables par exemple au travers des travaux d’Emile Durkheim, puis des premiers travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ainsi que de Christian Baudelot et Roger Establet. Nous donnons à percevoir dans le holisme objectiviste durkheimien un « étatisme sociologique » (où la loi est déterminée par l’ordre social global institué par un pouvoir supérieur méta-individuel) se distinguant d’un « libéralisme sociologique » (où dans la liberté des initiatives spontanées les individus construisent contractuellement leur monde) que nous donnons à voir dans le subjectivisme de l’individualisme sociologique.
Quand l’institution scolaire était porteuse d’un projet global et étatique de changement social (« L’École de la Troisième République » instituant la société républicaine et laïque jusque dans les années 1960), autrement dit quant il s’agissait de soumettre les individus à « la pression extérieure » et à la « contrainte » (selon les termes d’Emile Durkheim décrivant les caractéristiques du « fait social ») la sociologie de l’éducation penchait vers le pôle holiste et politique, envisageant l’ensemble des rapports (de contrainte et de force) entre sous-ensembles sociaux. Dès que l’institution scolaire n’a plus reçu pour mission que celle de s’adapter à son environnement économique (libéral), la sociologie de l’éducation s’est orientée vers l’individualisme méthodologique. De la même façon, la méthode didactique et pédagogique dite « magistrale » ou « traditionnelle » (où les savoirs à acquérir sont prédéterminés par l’institution et inculqués unilatéralement par des procédés d’apprentissage impositifs utilisant l’autorité et le charisme), est étudiable comme étant en homologie structurale avec l’approche collectivo-déterministe du holisme sociologique, laquelle correspond le mieux à l’étude de l’enseignement ainsi dispensé et du fonctionnement scolaire connexe.
Aussi, l’hypothèse consiste ici à stipuler que c’est par une homologie structurale ou une affinité élective que l’individualisme méthodologique s’est développé en sociologie puis en sociologie de l’éducation avec le développement de la politique libérale axée sur l’économie capitaliste ; l’individualisme méthodologique et le libéralisme politico-économique s’étayant réciproquement dans ce processus. Autrement dit, ce libéralisme favorise un mode de recherche et d’interprétation, l’individualisme méthodologique, lequel en retour favorise celui-là. Sont ainsi étudiables la transposition d’une idéologie dans le champ scientifique et celle d’une méthode scientifique dans le champ politique.
L’objectif est donc de décrire les tenants et les aboutissants communs, les ponts et jonctions entre l’un et l’autre par les présupposés, les concepts et les modes d’interprétation de la construction et du changement du social qu’ils partagent en fait sous des formes apparemment distinctes : par exemple, chez l’un et l’autre, le rôle attribué à « l’individu », perçu comme un « acteur » autonome, calculant sa « stratégie » en fonction de sa représentation du monde et des intérêts en découlant, « investissant » dans le monde ses « ressources » et « produisant » certains résultats contribuant à la construction du monde…).
Dans le même questionnement, il s’agit d’explorer les rapports entre le développement des sciences de l’éducation et les transformations économiques de ces trente dernières années en dégageant les affinités électives qui relient et nourrissent certaines des finalités et des méthodes de ces sciences et le nouveau « marché » de l’éducation et de la formation tel que l’organise le libéralisme politico-économique, les sciences de l’éducation y apparaissant sous certains aspects comme autant de façons d’ouvrir et d’adapter « libéralement » le champ des pensées et pratiques pédagogiques à d’autres demandeurs, d’autres acteurs et d’autres domaines que ceux qui sont monopolisés par l’institution scolaire étatique.
En quoi ainsi méthodologie scientifique et idéologie politico-économique se conjuguent autant qu’elles s’opposent dans le champ éducatif ? À partir de cette clarification comment mieux gérer les recherches en éducation ?
Dans l’étude suivante, par une analyse de certaines recherches sociologiques appliquées aux champs éducatifs et politiques, nous commençons notre illustration et notre argumentation relatives aux rapports entre le libéralisme économico-politique et la sociologie française des années 1990 à nos jours.
L’individualisme méthodologique
et le libéralisme économico-politique au travers
de quelques recherches sur l’institution scolaire
En 1994, neuf ans après la promulgation des textes législatifs et des textes d’application de la « Décentralisation », cinq ans après le vote de la « Loi d’orientation sur l’éducation », un ouvrage paraît sous la direction du spécialiste des sciences de l’éducation qu’est Bernard Charlot : « L’Ecole et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux » (Paris, Armand Colin). Cet ouvrage se présente à nous comme particulièrement intéressant car il nous décrit l’approche de certains sociologues de l’éducation face à la politique publique d’éducation et aux évolutions de celle-ci vers ce que nous pourrions appeler le « local » et « l’individu ». En préliminaire nous analyserons donc cette étude pour mieux connaître ce que les sociologues de l’éducation des années 1990 peuvent percevoir et comprendre de l’évolution de la politique publique d’éducation puis nous y verrons que cette politique, telle qu’elle souhaite agir et surtout telle qu’elle est comprise par les sociologues dont nous allons explorer certaines recherches, apparaît avec ces travaux en une harmonieuse correspondance.
L’ouvrage, produit d’un groupe de chercheurs organisés en réseau, part donc du constat d’un changement, de la politique éducative depuis le début des années 1980, dont les auteurs détectent les rapports avec l’économie (le chômage comme nouveau synonyme de l’échec scolaire) : « Il apparaît que le problème de l’échec scolaire, qui n’est plus seulement un défi social mais est aussi devenu un défi économique, ne peut être traité qu’au plus près du terrain » (p. 6). Ainsi y sont traités les rapports dans le champ éducatif, entre espace local et espace national ; les notions et concepts mis en pratique pour penser le local dans l’action éducative; les effets de la territorialisation en éducation ; enfin l’état des recherches internationales sur les relations entre formes d’État et formes scolaires.
Les auteurs nous rappellent d’abord l’histoire du système éducatif, une histoire qui nous semble esquisser un certain présent et un possible avenir. Ainsi du Haut Moyen-âge à la fin de l’Ancien régime, l’école, aux attaches locales prédominantes, se trouve sous l’impulsion générale de l’Église chrétienne, qui remplace ou relaie l’état monarchique, dans le rôle unificateur des localités. L’école reste sous un contrôle local étroit (les curés et les assemblées de village nomment et révoquent les enseignants que les familles rétribuent). La révolution, contre les pouvoirs féodaux et cléricaux, entame un desserrement des liens locaux pour intégrer l’école dans le territoire collectif de la nation. L’Université impériale napoléonienne, au début du dix-neuvième siècle, établit sur l’enseignement secondaire et supérieur un centralisme et un contrôle puissants, tandis que vers le milieu puis la fin de ce siècle les « lois Guizot » et celles de la Troisième République parsèment et quadrillent le territoire national d’écoles primaires objets de droits et d’obligations. Le local, dans l’esprit nouveau « est le monde de la diversité, de l’intérêt particulier, auquel l’école doit opposer l’unité de la République et de l’universalité de la Raison, de la Morale et des droits de l’Homme » (Bernard Charlot, p. 29). Au travers de l’analyse de cet auteur, le lecteur voit ainsi le « local » comme un cadre de liberté, de diversité et de particularité (des individus), tantôt préservé, tantôt surtout neutralisé par une autre entité, le « national », synonyme d’imposition d’un pouvoir uniforme fondé sur une sorte de déterminisme rationnel et moral, méta-individuel.
Cependant, les auteurs nous font remarquer que les lois de décentralisation de 1983 et 1985 suivent un mouvement inverse, « en plaçant au centre de l’acte éducatif non pas plus la nation et le citoyen, mais l’élève dans sa diversité sociale et locale » (Louis Saisi, p. 20). Nous le voyons bien, l’individu se dessine. Antérieurement, la carte scolaire, dans les années soixante, avait constitué un rétablissement d’un rapport à l’espace local, par le biais démographique. (Toutefois, les auteurs notent que l’ouverture européenne conduit à de nouvelles mises en relations, dont l’esprit intégrateur et homogénéisant diverge de celui des localisations.).
Les auteurs ont conscience du facteur économique qui pèse sur les orientations de la nouvelle politique publique d’éducation. Bernard Charlot aperçoit qu’à « la logique politico-culturelle de l’État éducateur succède la logique économique d’un État « développeur » (...) À condition de gérer la diversité, celle des aptitudes, des filières, des emplois » (p. 30). (L’auteur relève aussi que dès les premières décennies du vingtième siècle, le mouvement intitulé « école nouvelle » avait promu une ouverture de l’école sur sa localité environnante, et travaillé sur une adaptation de ses programmes aux ressources et besoins locaux). La diversité à gérer est d’autant plus grande et problématique que l’enseignement suit une ouverture aux masses, avec un accès de plus en plus systématique dans l’enseignement secondaire, se manifestant dans le phénomène des « classes hétérogènes ». « La crise économique vient ajouter ses problématiques et ses ressources locales. Cela ne peut être piloté par un centralisme lointain (le ministère parisien) et nécessite donc d’autant plus une « redistribution des pouvoirs entre le centre et la périphérie » (Bernard Charlot, p. 34). Ce mouvement, où nous dirions qu’il faut réparer au plus près les conséquences de l’économie sur les résultats de l’enseignement en fondant dans l’économique l’action éducative, s’inscrit dans un autre mouvement plus général : « Critique de la standardisation nationale et des pesanteurs bureaucratiques, valorisation de l’échelle humaine et de la démocratie de proximité, revendication d’un droit des usagers contre l’absolutisme de l’État-Léviathan, etc. » (Ibid., p. 207). En conséquence, et les auteurs le soulignent bien, l’État décentralise la gestion éducative pour favoriser les initiatives concrètes, les responsabilités directes, autrement dit un système de décision et de régulation plus proche de son objet (objet surtout économique, rappelons-le), tout en gardant un rôle de régulateur, assurant les objectifs nationaux et les contenus d’enseignement, la délivrance des diplômes et la gestion des personnels enseignants et administratifs. Actuellement, nous disent les auteurs qui s’intéressent ainsi aux commandes politiques environnant chacun des établissements scolaires, on s’oriente vers un partage des tâches entre État et collectivités territoriales qui acquièrent des responsabilités dans la détermination des besoins de formations et dans la définition et la gestion des moyens, les régions ayant l’attribution de la construction et de l’entretien des lycées de leur territoire, les départements celle des collèges de leur limite (tandis que les communes conservent leurs responsabilités dans la construction et l’entretien des écoles maternelles et primaires, et développent leur implication dans des services périscolaires tels que les transports et des services scolaires tels que des ateliers de « soutien scolaire » ou l’intervention d’agents municipaux dans des activités de découvertes artistiques, culturelles et sportives).
Les établissements d’enseignement, cela n’échappe pas à nos chercheurs, reçoivent, eux aussi, plus de responsabilités dans la détermination et la gestion des besoins de formation, et obtiennent le titre d’« établissements publics locaux d’enseignement. » (EPLE) ; ils reçoivent de la sorte pour mission d’élaborer, d’appliquer et d’évaluer régulièrement un « projet d’établissement » conditionné par les réalités environnant l’établissement, et suivant une méthode locale pour mettre en place les objectifs nationaux. Les conseils d’administration sont ainsi partagés par des représentants de l’État, des établissements d’enseignement, des familles, des élèves et des collectivités territoriales. Les pouvoirs politiques ainsi accrus pour les conseils, régionaux et départementaux constituent une nouvelle emprise sur le local qui peut être en concurrence avec les intérêts purement éducatifs de lycées et collèges, ou les intérêts nationaux et d’ordre général de l’État.
Dans ce contexte, les auteurs repèrent que sont dénoncés des risques de concurrences entre établissements comme entre collectivités territoriales, en fonction souvent d’intérêt de marché trans local ou d’intérêts politiques. L’ancrage local, avec ses dérives, est d’autant plus appuyé que chez les parents d’élèves, notamment de classe moyenne, l’attitude est celle de consommateurs réclamant une adaptation croissante des établissements scolaires aux intérêts des familles en fonction des conditions circonstancielles.
Dans ce cadre, par exemple, l’institution de « zones d’éducation prioritaires » veut répondre aux problèmes circonscrits d’échec scolaire, en tâchant d’adapter l’enseignement aux besoins spécifiques des populations défavorisées identifiées à des quartiers ; l’institution des « bassins de formation » répond à la nécessité d’une collaboration entre établissements reliés par un espace commun. Les concepts de « contrats », « partenariat » et de « réseau » sont principalement mis en œuvre, tant avec les associations de quartiers, les municipalités, les entreprises, les administrations ou les organismes politiques, que les autres institutions éducatives. Les difficultés résident dans les innovations nécessaires, nécessitant identification des collaborateurs, définition des plans et méthodes, suivi et contrôle des applications. Les auteurs soulignent que la logique économique inspire ces mouvements, où il faut gérer comme une entreprise l’institution éducative pour mieux répondre aux besoins des entreprises économiques. Le credo est bien la diversification (des élèves, des enseignements, des formations, des filières). Ce qui fait l’avancée, selon les auteurs, des établissements d’enseignement technique et professionnel dans l’ouverture à des partenaires économiques (formations par et pour les entreprises).
Les auteurs perçoivent que le concept de « projet » est alors prédominant dans les actions, qui prennent souvent les termes de « politiques éducatives locales ». Le projet implique le temps, avec durée de l’action et date de son aboutissement, sous les contraintes des évaluations et des plans financiers. Ces temps ne sont pas toujours coordonnés et coordonnables : le projet académique prend l’horizon d’une dizaine d’années, le projet régional et celui municipal adoptent la durée de mandats électoraux, le projet d’établissement s’étend sur quatre années, celui d’une Z.E.P. sur trois années, etc. Les acteurs doivent ainsi suivre des temporalités hétérogènes. Remarquons que les sociologues de l’éducation discernent bien ici, sans l’expliciter cependant, que la nouvelle politique publique d’éducation, étant par définition un projet mais se voulant décentralisée, organise un projet de projets en demandant à ses usagers, destinataires et partenaires, de se projeter diversement en elle, ou, autrement dit, de projeter à sa place. Nous voyons apparaître, dans l’idéal de cette politique, un type d’individu (l’élève, le parent, l’enseignant, l’entrepreneur…) qui projette, entreprend, investit, construit, type d’individu que nous allons regarder « agir » dans les prochaines analyses des sociologues de notre étude.
Une étude des demandes de subventions faites par des responsables de ZEP révèle que les intentions localisées relèvent d’une part « d’une logique d’actions plus que d’une logique de projet » (Bernard Charlot, p. 139) actions pensées surtout dans leurs conditions et leurs moyens ; d’autre part d’une « représentation déficitariste des enfants et des parents » (ibid.) qui sont pris comme principal objet de ces intentions ; enfin de « l’habitus des enseignants et plus généralement des classes moyennes » (ibid.) qui suivent leurs compétences ou leurs goûts dans ces intentions. Ici, comme nous le verrons dans la suite, les sociologues de l’éducation, en critiquant par leur analyse de « mauvais » emplois des moyens mis en disposition par la nouvelle politique publique d’éducation, présupposent et promeuvent de « bons » emplois de ces moyens.
En fin de compte, selon les auteurs, les problématiques de la territorialisation de l’éducation peuvent se réduire et se clarifier par ces questions : « Quelles sont les finalités et les instances légitimes en matière d’éducation ? Sont-elles hiérarchisables en fonction de leur rapport au bien public et à l’intérêt privé ? » (Bernard Charlot, pp. 209-210). Finalement, la difficulté reste de définir ce qui est « local » et de repérer l’effet du local par rapport à celui du territoire national. « Le local peut être région, département, ville, quartier, établissement scolaire. Où peut-on, doit-on, arrêter ce découpage ? Pourquoi ne pas aller jusqu’à l’individu ? » (Bernard Charlot, p. 212). Là, l’individu, dans une sorte de provocation méthodologique, s’introduit comme l’élément restant en dernière analyse d’une décomposition qui a quitté la collectivité du "national", connotée de trop nombreuses inadaptations aux particularités qui la composent, pour trouver en lui la destination et le moteur de toute adaptation réparatrice.
Voilà grosso modo dans les années 1990 ce que des sociologues de l’éducation peuvent percevoir du système éducatif dans ses rapports avec la politique publique d’éducation et l’environnement socio-économique. Ces sociologues se savent ainsi en face d’un pouvoir préoccupé de traiter un « échec scolaire » repérable comme un échec économique et politique par le biais d’un massif chômage frappant ce que nous pourrions nommer les « mal-diplômés », un pouvoir essayant de trouver des solutions en se décentralisant et en tendant au partage, allégeant les structures globales pour promouvoir les initiatives personnelles les plus localisées et les échanges interindividuels les plus en relation avec des besoins économiques, ouvrant l’espace scolaire au jeu de la demande (des élèves, des parents, des entrepreneurs économiques, des projeteurs politiques), demande qu’on laisse le plus possible s’exprimer car étant envisagée comme un moyen de mieux adapter l’offre qui elle-même tend à provenir de plus en plus du même champ de demandeurs. Bref : les sociologues de l’éducation se savent en face d’une politique s’inspirant du libéralisme politico-économique.
À présent, nous étudions quelques recherches sociologiques françaises qui nous paraissent représentatives d’un nouveau type de choix méthodologique dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, cela à partir de la promulgation de la « loi d’orientation sur l’éducation » votée en 1989. Retenons ainsi cinq ouvrages, publiés entre 1990 et 1997, et voyons quelles caractéristiques ils révèlent des rapports entre l’individualisme méthodologique et le libéralisme politico-économique.
Provenant d’une thèse doctorale, le livre d’Agnès Henriot-Van Zanten, « L’école et l’espace local », paru en 1990 aux Presses Universitaires de Lyon, relate une recherche mi-sociologique, mi-ethnographique, au début de laquelle l’auteur rappelle que le local, en sciences sociales, est « à la fois objet et niveau d’analyse » (p. 9). C’est cette première dimension de l’objet d’étude qu’il nous faut ici repérer. Le « local » se distingue en effet du « national » comme l’élément se différencie de l’ensemble et la partie du tout. De cette façon la séparation d’avec le holisme méthodologique est clairement tracée. Selon l’auteur le statut du local est « le plus souvent étroitement en relation avec les modes de conceptualisation adoptés pour l’appréhender » (p. 9). Ainsi en est-il des concepts de communauté, d’espace, de territoire, de relais, de réseaux, de scènes, de rural et d’urbain, de ville et de village, de bourg ou encore de quartier. On perçoit qu’Agnès Henriot-Van Zanten revendique le droit de modifier et de resserrer la « focale » en rappelant que, après tout, cela revient à un mode de conceptualisation qu’il faut toujours choisir, dans le sens où, comme le disait Ferdinand de Saussure, le point de vue crée l’objet (l’objet résultant finalement d’un point de vue). Si donc les dimensions du « local » sont affaire de conceptualisation et de choix, on devine que celles du « national » le sont tout autant et qu’en conséquence il s’avère aussi légitime de découper l’objet dans l’élément et la partie que dans l’ensemble et le tout.
Or, dans cette logique, le choix du « local » apparaît d’autant plus autorisé qu’il s’offre comme la voie d’une compensation et d’un rééquilibrage des études sociologiques. En effet l’auteur constate parallèlement qu’en « sociologie de l’éducation, l’analyse des phénomènes locaux en tant que tels a suscité jusqu’à présent peu de travaux » (p. 14). Elle explique cela par la centralisation dominante en France jusqu’à très récemment, et par la primauté accordée à la famille et à l’État comme déterminants éducatifs. C’est dire si, de l’aveu de l’auteur, les études sociologiques non locales, autrement dites holistes, ont accompagné une certaine forme de politique étatique. Mais, selon elle, la lutte contre l’échec scolaire a rapproché les études de « la communauté locale ». Remarquons donc qu’ici le « local » est conceptuellement associé à une « communauté », un sous-groupe humain relié par certains rapports d’appartenance.
D’une nouvelle politique d’éducation qui, elle-même, toujours de l’aveu de l’auteur, est promotrice d’une nouvelle sociologie, l’institution des Zones d’Éducation Prioritaires (en Angleterre puis en France) tient lieu d’illustration. « En introduisant la notion de zone et en exigeant l’élaboration d’un projet adapté aux besoins de chaque secteur, les autorités éducatives reconnaissent explicitement qu’il existe des différences entre les établissements et que celles-ci sont liées à des contextes politiques, économiques et sociaux divers qu’il faut prendre en compte dans les programmes scolaires » (p. 19). Ainsi l’auteur se propose d’étudier les interactions de l’école avec l’environnement local, dans ce contexte de réforme, à travers une étude comparative de deux Z.E.P., l’une urbaine et l’autre rurale. Notons comment, dès l’abord, ce sociologue présente et justifie sa méthode en la comparant à l’évolution de la politique publique d’éducation, l’une et l’autre prenant comme objet primordial le « local », là où apparaissent des « différences », des différences autant signes que sources d’obstacles à une bonne application uniforme des intentions politiques, des différences où sont des relations humaines et des individus par définition différents. L’individualisme méthodologique, ici, tient à accompagner une nouvelle politique publique d’éducation, en prenant les mêmes objets, les mêmes points de vue et en se donnant la même problématique : connaître les effets d’une décentralisation de l’action scolaire face aux environnements des établissements d’enseignement, environnements supposés exercer chacun une influence sur l’efficacité de ces établissements, ceux-ci, réciproquement, opérant ou pouvant opérer une action ou une réaction sur ceux-là.
Aussi s’agit-il d’abord de « situer la forme scolaire dans l’environnement spécifique des deux zones » (p. 33) dans la présentation des caractéristiques de l’histoire, de la géographie, de la population et des institutions politiques, économiques, culturelles et sociales. Dans la zone urbaine, il est significatif de constater « que les établissements classés Z.E.P. sont bien ceux où sont concentrées les catégories les plus défavorisées de la population des deux communes : locataires des H.L.M., immigrés, ouvriers et employés non qualifiés » (p. 71). Les établissements scolaires dans ce cadre démarquent des sélections sociales en rapport avec les « ségrégations spatiales » des quartiers et des sectorisations administratives, mais aussi des conduites d’évitement de certaines familles. Le taux de retard scolaire est particulièrement important ainsi que celui des orientations en enseignement spécialisé. L’école en ce milieu urbain participe peu à la vie associative, à la différence de l’école rurale. La « prolifération des équipements sociaux et culturels » dans le milieu urbain apparaît comme une concurrence explicative de cela. Plus globalement, la société rurale est « sous le signe du déclin » (p. 81), tandis qu’urbainement il y a « désorganisations » et « crise », avec de part et d’autre des réactions soit d’une partie de la population (« démarche volontariste » en ruralité) soit des institutions (« politiques sociales et culturelles » urbaines).
L’auteur a ensuite interrogé des familles ayant des enfants en âge scolaire, « démarche essentielle à la compréhension des rapports entre l’école et l’espace local » (p.85). Il s’agit bien de « comprendre » les effets observés par la connaissance de ce que finalement les familles « comprennent » de leur milieu et de leur relation au milieu. Dans le milieu rural, ce rapport est encore « sous l’empreinte de l’ordre ancien », politique, éthique et religieux, avec une communauté de valeurs entre familles et institution scolaire. Les parents ont eux-mêmes fréquenté l’école de leurs enfants qui apparaît ainsi « toujours la même » (p. 89) et plus facile « à suivre » pour ceux-là. Les rapports y sont plus étroits et réguliers entre familles et enseignants. En corollaire, il y a aussi de la part des parents le constat du changement de l’école. Chez eux, les « perspectives temporelles » (p. 92) se partagent entre « la nostalgie du passé » surtout chez les parents âgés que heurtent l’évolution scolaire, les « incertitudes du présent » surtout par rapport à l’enseignement secondaire qui est plus étranger et par rapport à ses liens avec l’insertion professionnelle, et la « confiance dans l’avenir » chez les parents jeunes, en promotion sociale, considérant l’école comme un service. En milieu urbain, les rapports des familles avec l’environnement sont « fortement marqués par le sentiment d’être « de passage » » (p. 112), vers un habitat individuel, de campagne ou de pays d’origine, et un voisinage plus choisi. Les rapports scolaires des enfants avec ceux des autres parents, notamment étrangers (maghrébins) sont souvent craints, et des stratégies d’évitement sont courantes.
Agnès Henriot-Van Zanten en déduit « l’intérêt de s’interroger sur l’école non seulement en tant qu’instance de transmission des savoirs mais en tant qu’espace public dans le quartier, contribuant jour après jour aussi bien à la reproduction des rapports sociaux qu’à leur transformation » (p. 115). Il est donc utile de savoir que chez les familles d’origine étrangère on trouve « l’illusion du changement » (p. 118), ainsi qu’une extrême confiance envers l’école. Chez celles française et européenne de profession peu qualifiée, il y a une « adaptation réaliste » (p. 120), tandis que chez celles plus âgées, il y a « les déçus du progrès » (p. 123). D’autres familles, de classe moyenne et dont les enfants réussissent mieux, s’appliquent à « se démarquer des autres » (p. 127), collaborent plus avec les enseignants et investissent davantage dans les ressources familiales. Retenons donc, attribuée à l’école perçue dans le même espace que celui du « quartier », la puissance de « transformer des rapports sociaux » par, notamment, certaines représentations (« confiance dans l’avenir », « école comme service ») de certains parents (individus de classes moyenne en ascension sociale, ayant des « ressources » éducatives) entrant volontairement et activement dans certaines relations (« investissement » dans des collaborations pédagogiques) avec certains enseignants qui apparaissent ici peu prégnants dans un cadre où la « transmission des savoirs » n’est pas le seul élément pertinent d’un complexe composé aussi des attentes (les « perspectives temporelles ») et des actions des usagers de l’école. Tout cela, puisqu’il est question de « local », étant surtout repérable en « interrogeant » les familles, en recueillant l’expression de leurs subjectivités face à l’objet qu’est l’établissement scolaire et son environnement, objet qui est aussi la scolarité présente et future de leurs enfants. « Local » relationnel et « individu » subjectiviste vont ici de pair.
L’auteur étudie ensuite les rapports avec l’espace local des enseignants et autres acteurs éducatifs (l’enseignant n’étant plus considéré comme ayant le monopole de l’éducation). Celui-ci est appréhendé ainsi par « sa proximité sociale et spatiale à la population, le regard qu’il porte sur le milieu où il travaille, sa participation à la vie politique et à la vie associative locale » (p. 135), ainsi que par ses relations avec les autres partenaires. L’enseignant n’est plus seulement, de la sorte, un porteur et un transmetteur de savoir, il est aussi (si ce n’est même surtout) un individu participant (ou non) au réseau social d’un sous-groupe. D’une part, en milieu rural, les enseignants ont de « faibles attaches locales » en raison d’une instabilité de leur affectation et de leur attrait pour l’urbain. Les instituteurs sont plus proches de leur lien de travail (par le logement de fonction surtout) que ne le sont les professeurs. Les uns et les autres se représentent l’environnement local comme « un milieu arriéré » (p. 144), source pour eux de solitude morale, qui les incite à se regrouper entre eux-mêmes, surtout chez les plus anciens. Ils attribuent aux milieux familiaux les causes des échecs scolaires et n’ont une image positive que des parents participant aux associations scolaires (le lecteur quelque peu cultivé par l’ancienne sociologie holiste comprendra que ces enseignants-là ont lu « Bourdieu et Passeron » ou « Baudelot et Establet). Ils sont beaucoup moins engagés qu’autrefois dans la vie politique (mairie) ainsi que dans les associations sociales, culturelles et sportives (notamment là où les enseignants femmes sont majoritaires). Avec les autres et nouveaux spécialistes d’éducation (conseiller d’orientation, psychologue scolaire, rééducateurs, etc.) les enseignants ont des sentiments ambivalents, entre demande d’aide, jalousie et dédain. D’autre part, en milieu urbain, « le poids du passé semble moins lourd que celui des transformations récentes » (p. 163) dans le dynamisme propre aux villes et par rapport aux actions publiques renouvelées en direction des populations « défavorisées » et des quartiers « difficiles », ce qui, selon l’auteur, est assez proche des situations américaines et de leurs « ghettos ». Il y a une grande distance sociale et culturelle entre enseignants (de petite bourgeoisie) et élèves, avec en outre des différences ethniques. Les enseignants évitent d’habiter dans la zone de leur travail, en élaborent une mauvaise image, tandis que n’y sont affectés que ceux qui sont les moins expérimentés et les moins motivés (en raison de l’ancienneté prise comme barème de priorité dans les attentes de mutations). « La vision de l’environnement local se construit dès lors à partir d’éléments disparates et tout d’abord, très concrètement, à partir de la vue que les enseignants en ont en se rendant en voiture dans l’établissement ou à travers les fenêtres de leur salle de classe » (p. 168), ce qui met pour eux en relief l’habitat. Puis les enseignants se représentent ce contexte à partir « des signes visibles chez les élèves et de leurs discours, ainsi que d’informations diverses transmises par la mairie ou parues dans la presse » (p. 168). Promiscuité entre groupes hétérogènes et dégradation des conditions de vie sont au centre de ces représentations. Ces enseignants urbains sont encore plus critiques à l’encontre des familles, jugées peu collaboratrices avec eux et handicapantes pour leurs enfants.
Là encore, l’insistance de l’auteur porte sur les « représentations » que les enseignants conçoivent de leur champ d’activité, comme si, là encore, celui-ci dépendait finalement de celles-là, comme si ces représentations étaient causes autant qu’effets, des représentations favorables ou défavorables face aux possibilités de réussite scolaire offertes par tel type d’environnement social semblant en retour contribuer à un plus ou moins fort investissement des enseignants dans l’entreprise scolaire et la réussite de leurs élèves, ou, en tout cas, dans l’entreprise et la réussite de la nouvelle politique publique d’éducation qui demande aux enseignants de prendre en compte leur milieu, de s’y adapter et d’y agir. De plus, l’auteur laisse déduire, sans l’expliciter formellement, que dans les comportements des enseignants l’insuffisance de leur insertion, de leur implication, en un mot de leur « action » dans le réseau relationnel les environnant, joue ici comme facteur d’un échec d’une politique publique d’éducation et, finalement, d’un échec scolaire tout court. L’acteur n’agit pas assez alors que tout l’y appelle.
Quant aux autres partenaires, tels les élus locaux, ils paraissent ménager les enseignants perçus comme force mobilisatrice au travers des parents d’élèves électeurs, et se contentent d’être des « bailleurs de fonds » (p. 174) Chez les autres partenaires éducatifs (animateurs socio-culturels) on dénonce un « repli des enseignants dans leur classe » (p. 176). Parallèlement apparaissent de nouveaux groupes s’occupant des enfants et des jeunes (travailleurs sociaux, animateurs, responsables d’association), qui viennent concurrencer le pouvoir des enseignants sur lesquels ceux-là sont très critiques, en s’attribuant une approche plus réaliste et plus complète en comparaison d’une autarcie dont ils incriminent les enseignants. En somme, dans les milieux urbains comme ruraux, se manifeste chez les enseignants « la double image d’un accroissement de la distance vis-à-vis de la population et d’une diminution du pouvoir dans la société locale » (p. 185).
Enfin, l’auteur, abordant la politique mise en oeuvre dans les zones d’éducation prioritaires et les participations de différents groupes concernés, s’applique à « évaluer la présence ou non de changements imputables à cette nouvelle politique et leur portée » (p. 189). C’est bien là le cœur du sujet. Nous sommes ici en présence d’une sociologie d’expertise au service d’une politique publique d’éducation dont méthodologiquement elle a adopté au départ l’objet et l’approche de l’objet. Le sociologue remarque que cette politique de « discrimination positive » (inspirée notamment des programmes compensatoires aux États unis, des aires d’éducation prioritaires en Grande-Bretagne) s’oriente surtout sur les phénomènes urbains (majorité des Z.E.P.). L’auteur remarque aussi qu’en milieu rural l’étiquette de Z.E.P. est souvent perçue comme péjorative par la population (familles et élus) qui y voit une mise en cause de leur responsabilité sur un certain retard scolaire, ainsi que par les enseignants dont le fonctionnement est remis en question et appelé à évoluer. Pour les acteurs, l’innovation de cette politique peut être au service de leur promotion, de « la conquête du pouvoir local » (p. 199). Des clivages se font entre groupes socio-professionnels, isolant l’institution scolaire. Le bilan de l’application de la politique est plutôt négatif, la majorité de la population restant à l’écart, bien qu’en ait découlé une évolution dans les attitudes et les rôles, surtout hors enseignement. En zone urbaine, de même, « la politique de Z.E.P. ouvrait, certes, de nouvelles possibilités de collaboration, mais l’on pouvait s’attendre, au moins dans un premier temps, à l’affrontement de plusieurs logiques, de plusieurs dynamiques, dont l’issue était largement imprévisible » (p. 214). La notion d’« ouverture » de l’école (aux familles, aux financeurs, aux intervenants, à l’environnement) n’est pas définie pareillement dans ce cadre selon les acteurs concernés. L’action hiérarchique de l’E. N. représente à la fois un moteur nécessaire sur le peu de mobilisation des enseignants, et un obstacle à l’adaptation. Les partenaires possibles sont écartés par les enseignants et leurs supérieurs dès qu’il s’agit de décision pédagogique. Les enseignants travaillent peu entre eux, et encore moins avec les partenaires extérieurs. Les familles populaires sont totalement exclues de la participation et même de l’information. Quant aux enfants, ce sont ceux les plus ciblés (étrangers) qui progressent aux dépens des autres (sans problème) qui régressent.
Bref, en lisant l’étude d’Agnès Henriot-Van Zanten nous sommes portés à conclure que la nouvelle politique publique d’éducation doit compter avec la participation active des usagers et des professionnels, participation dépendant elle-même de leurs subjectives conceptions et motivations, lesquelles sont, certes, conditionnées, dans une certaine mesure, par le donné qui cependant apparaît modifiable par elles. Car, ici, chacun est responsabilisé par l’analyse sociologique ; si celle-ci s’intéresse à ce que pensent et veulent les protagonistes en jeu, c’est bien afin d’attribuer une efficience à ces pensées et volontés, de montrer les rôles, positifs ou négatifs, de ces protagonistes sur les résultats des nouvelles mesures de l’Éducation nationale. Ne suffirait-il pas alors de faire changer les représentations et les motivations induites pour mettre en place des moyens adaptés à la réalisation des intentions de la nouvelle politique publique d’éducation ? Une réponse positive semble être esquissée par le constat prometteur de cette évolution dans les attitudes et les rôles de certains acteurs extérieurs à l’école, qui n’interposent pas de ce fait un passéisme rigide.
Quelques traits principaux en conclusion sont soulignés par Agnès Henriot-Van Zanten : l’importance de l’âge (des parents, des enfants) comme variable déterminant les rapports à l’école; le rapport au local plus subi par les classes populaires et plus maîtrisé et compensé par les classes moyennes ; l’influence relative de l’espace local sur les statuts, attitudes et rapports des enseignants ; le doublement, notamment en milieu urbain, de l’institution scolaire par des institutions éducatives parallèles. À la suite de ces facteurs, le sociologue souhaite prouver que « les traductions locales que subit une réforme lancée au niveau national sont loin d’être négligeables » (p. 244). Dans cette optique, une différence surgit entre d’une part une décision institutionnelle et une organisation structurelle et d’autre part les résultats survenant dans les orientations scolaires des enfants et les comportements des adultes qui en ont la charge directe ; des différences apparaissent de même entre ces résultats selon les établissements scolaires et leurs environnements respectifs ; en conséquence, le sociologue en déduit la part de causalité exercée, en dernière étape si ce n’est en dernière analyse, par les « acteurs » que sont, dans chaque lieu, les parents, les enseignants, les divers professionnels et élus.
Dans les recherches sociologiques qui suivent celle d’Agnès Henriot-Van Zanten, nous retrouvons développées, perfectionnées, accentuées, les caractéristiques que nous venons d’y rencontrer. Dans son ouvrage intitulé "Les Lycéens", paru en 1991, François Dubet motive et justifie sa recherche par un constat et un agacement qui résonnent comme des échos aux propos de l’état des lieux énoncé par l’auteur de « l’Ecole et l’espace local »: "l'absence ou la part infime des travaux consacrés aux élèves dans la production sociologique consacrée à l'école. On connaît "tout" du système et pas grand-chose des acteurs de l'école". (p. 13). Dès l'abord, ainsi, l'axe de la recherche est clairement tracé : il ne s'agit plus de s'intéresser au "tout" du système, tel que le holisme méthodologique le fait, mais aux éléments humains qui vivent et font vivre ce système : les "acteurs" (dont certains détracteurs objecteraient que la dénomination présuppose ce qu’il faudrait démontrer : qu’ils agissent). Il n’est donc plus question de traiter des rapports entre la structure scolaire et celle sociale, des déterminismes institutionnels qui causent les inégalités dans la société puis dans l'école.
De la même façon que Max Weber se souciait de prendre en compte la subjectivité des entrepreneurs protestants comme facteur du développement du capitalisme, François Dubet déplore que la sociologie de l'éducation ait jusqu'à lui traité les élèves comme la sociologie du travail avait initialement omis d'étudier "les ouvriers "réels", leur conscience, leurs manières de voir le monde, de construire leur identité" (p. 14). François Dubet insiste sur le rôle d'innovation sociale que prennent les élèves, et notamment les lycéens, sans qu'aucune loi ne puisse laisser déduire ou induire les phénomènes qui en découlent : ainsi "de manière aussi irrégulière qu'imprévisible, le monde lycéen "explose", manifeste, proteste, s'enthousiasme". (p.14) L'agacement de l'auteur provient donc de "la méconnaissance des élèves, de leur subjectivité, de la manière dont ils vivent et construisent leur expérience". On le lit bien : il s'agit de "construction" d'une expérience, d'une créativité sociale provenant des individus, de ce qu'ils apportent (comme un entrepreneur apporte un capital, une motivation et un travail faisant fructifier ce capital et créant des richesses). François Dubet prend soin d'éviter l'extrémisme et accorde que "sans doute, la relation pédagogique suppose que les adultes, les enseignants et, au-delà, la société, décident de la culture, du curriculum qui doit être enseigné. L'éducation ne peut être, par définition, conçue par les enfants et par les élèves" (p. 15). Cependant, cette concession est inquiétante et le lecteur sent bien que cela n'enlève rien à ce pouvoir et cette créativité sur le social, sur l'éducation et le système d'enseignement, que les élèves possèdent en eux.
L'auteur le confirme bien : c'est l'expérience lycéenne qui compte et, au sujet des lycéens, il faut faire "l'hypothèse qu'il s'agit d'acteurs, pas seulement de pions ou de rouages, moins encore de simples objets pédagogiques. Cette étude, dont nous verrons qu'elle est limitée - ne portant que sur huit établissements et une centaine d'élèves -, se donne pour tâche de savoir comment les lycéens se représentent l'école, la sélection, l'organisation scolaire, les relations pédagogiques et la vie juvénile. Il faut aussi voir comment les élèves construisent des projets, des orientations culturelles et normatives, comment ils s'insèrent dans un monde déjà là mais qu'ils constituent en même temps qu'ils y entrent." (pp. 15-16). Dans un cadre spatial étroit, celui d'un établissement scolaire, et cela répété huit fois, dans un cadre temporel tout autant étroit, celui d'une année scolaire, dans des cadres donc éminemment individuels, le sociologue de l'éducation ici s'intéresse aux "représentations" et aux "projets" (et non pas tant aux pratiques et au passé) d'individus au nombre limité (une douzaine par établissement) dont il veut dégager l'effet "constituant" sur un social certes constitué par ailleurs, mais ne pouvant continuer (si ce n'est évoluer) qu'avec la productive participation de ceux qui y entrent. Il semble bien ici que le tout, nullement abordé (aucune étude quantitative sur la totalité des établissements scolaires, aucune recension des parcours sociaux et scolaires antérieurs, aucune observation des comportements et des réalisations, aucune mise en relation avec l'environnement humain ou matériel...) doivent être compris à partir de quelques-unes de ses parties. Ces parties ne peuvent être inférées de ce qui les entoure ou les précède; elles sont autant de subjectivités dont la découverte et l'exploration passent inévitablement par l'expression et la réception du discours de ces subjectivités. Il faut ainsi donner sa part au spontanéisme.
Or, le terme « d’expérience » est éminemment significatif de cette démarche sociologique. Ici, on se veut loin des abstractions généralisantes, des concepts et des déductions, des statistiques et des lois, du point de vue extérieur et prétendu omniscient du scientifique classique : on est plus près, on descend sur le « terrain ». Georges Felouzis, dans « Le collège au quotidien », paru en 1994, suit cette démarche de rapprochement vers une certaine « réalité ». Selon lui, « si les grandes tendances qui structurent l’école sont connues, encore faut-il en décrire la réalisation concrète dans le quotidien scolaire » (p. 11). Dans la « réalité » se fait « la réalité ». Là encore, tout doit être resserré dans l’étroit espace-temps de l’établissement et de l’année scolaires, dans le cadre du point de vue et du point d’intervention des « acteurs ». Le sociologue ici prétend nous mettre dans la « description » et non plus dans la conceptualisation ou la théorisation. Il s’agit de vérifier et de compléter, voire corriger, ce qu’une approche globale, synthétisant des statistiques de panels, est supposée effleurer, ébaucher, simplifier, expédier ou même omettre.
Chez Jean-Paul Payet, dont la recherche est publiée en 1997 dans l’ouvrage intitulé « Collèges de banlieue Ethnographie d’un monde scolaire », en objet d’étude, il ne s’agit plus de huit mais deux établissements scolaires dits « de banlieue populaire », observés durant une année scolaire. La dimension qualitative et intensive de l’étude est justifiée comme étant une compensation d’un certain traitement quantitatif superficiel sévissant ailleurs : s’il faut en croire l’auteur « deux collèges ne font pas un échantillon représentatif, mais l’objectif n’était pas de viser l’exhaustivité des situations scolaires, mais d’appréhender une réalité plus intime du monde scolaire, au-delà des discours de façade ou des propos convenus » (p. 12). Moins on étudie de cas, plus on préserve la singulière réalité de ces cas.
Dans cette sociologie il semble que plus le chercheur se limite à l’unité, à l’unicité, voire même à l’unique, plus il estime rester dans l’expérience du « réel », comme si embrasser plusieurs faits condamnait à sortir de chacun d’eux pour ne plus conserver que des relations entre ces faits, les caractéristiques extrinsèques de leurs similitudes ou leurs différences, au détriment de leur (incomparable) substance interne et de leur être profond et immanent. Les déterminismes, les lois et autres règles apparaissant dans la conception de nos auteurs comme des pensées appliquées aux faits et non comme des caractéristiques internes à chacun d’eux (car il est bien évident qu’une loi est avant tout une relation) tout se passe aussi comme si l’étude qualitative se donnait comme un moyen d’échapper à toute forme de déterminisme, de régularité, de règle, de loi, autant d’aspects qui n’apparaissent que sur des visions quantitatives. D’ailleurs, en n’entrant pas dans la « conceptualisation » on évite du même coup le « général », le « normé », le « déterminable » et le « déterminé ». (En fait, il faut aussi noter que ce resserrement dans l’espace-temps de l’étude de cas, autour du « vécu » d’un individu observé, correspond aussi à un resserrement autour de l’individu observateur qu’est le sociologue ; en effet nous sommes ici dans « l’observation directe » où dans « l’ici et maintenant » de la perception phénoménologique l’expérience du sociologue constitue l’expérience du monde ; en ce moment et là tout ce que peut manifester un individu est repérable par un autre individu dans le même « vécu » ; autrement dit, cette méthode de recueil de données met en relation deux individus, le sociologue et l’élève, le parent ou l’enseignant).
En autre exemple de ce constructivisme microsociologique où le subjectivisme est moyen de recherche autant qu’objet de recherche, apparaît donc le travail de Jean-Paul Payet. Il reste clair que par cette méthodologie centrée sur des individus acteurs, apparaissent des individus et des acteurs (certains objecteurs diraient qu’ils sont fabriqués par cette méthodologie). Aussi les représentations des individus exercent un rôle déterminant, plus qu’elles ne sont elles-mêmes déterminées. Le sociologue recueille des « points de vue » de divers acteurs et ces points de vue sont autant de soubassement aux actions et de moyens de comprendre ces actions. Jean-Paul Payet tient à souligner qu’il suit une sociologie « attentive à comprendre comment se construit le sens dans des interactions quotidiennes, comment se négocie la vie sociale en fonction des perspectives, des ressources, des compétences des acteurs. » (p.193). « Perspectives » comme autant de « conceptions du monde », « ressources » et « compétences » comme autant, dirions-nous, de « capitaux » apportés, investis et développés par ces acteurs constructeurs. Plus encore, ce chercheur encourage toute la sociologie à « s’attacher à rendre compte du travail des sentiments et des émotions, à penser l’aller-retour entre les pensées et les motivations individuelles et l’action ». (p. 193). Dans ces déclarations de principes, l’approche psychologique est nette telle qu’elle avait été précédemment invoquée et revendiquée par Raymond Boudon : « sentiments », « émotions », autant de phénomènes uniquement constatables chez des individus (constatables surtout dans les expressions qu’ils en donnent en inévitables intermédiaires et interprétateurs), phénomènes non directement déductibles d’un environnement quelconque, si ce n’est tout au plus de « l’action » des sujets, celle-ci dans un « aller-retour » étant facteur autant qu’effet de ceux-là ; mais il s’agit justement d’action, c’est-à-dire d’un phénomène dépendant du sujet, étant l’une de ses manifestations. Bref, nous restons dans le cercle autonome de l’individu.
Dans « l’intimité » des « expériences », il faut décrire les phénomènes comme les vivent, les expérimentent, les ressentent, les pensent, les « conçoivent » (dans le double sens si opportun de ce verbe) les êtres humains qu’on y rencontre. Dans l’exception d’un espace-temps propre à certains acteurs, le sociologue qu’est par exemple François Dubet, avec quelques associés et interlocuteurs extérieurs, a ainsi proposé aux lycéens de réfléchir sur eux-mêmes et ceux-ci "ont construit leur expérience devant nous" (p.16). De la sorte, François Dubet a choisi "d'étudier "objectivement" la "subjectivité" des acteurs." La causalité, nous le devinons assez aisément, comme chez Max Weber va d'une part de la "conception du monde", avec un positionnement personnel par rapport aux valeurs, un calcul mettant des moyens en lien avec des finalités, à d'autre part une conduite et des productions qui modifient le monde en fonction de l'influence première. De plus, tout se trouve toujours dans l'unicité d'"un" acteur plus que dans un groupe. C'est tout cela qui transparaît lorsque François Dubet souligne que "l'expérience scolaire est celle d'un acteur qui n'est pas totalement identifiable à son rôle, qui construit une subjectivité, qui s'efforce d'être le sujet de ses études en mesurant ses investissements, en adhérant à une culture ou en la rejetant." (p.16) Un acteur qui est plus et qui apporte plus que le rôle que l'institution sociale lui confère et qui procède à des choix selon ses intérêts, puis, ce faisant, « construit » lui et le monde.
Nous sommes ici en présence d’un individu tel que le rêve la politique publique d’éducation : celle-ci souhaite un élève actif et innovateur, qui choisit ce qu’il y a de mieux pour lui face à l’avenir qu’on lui propose, sans s’enfermer dans le poids mort de ses origines sociales et de ses conditionnements antérieurs… Bref, un élève partenaire du projet qu’elle émet.
Chez aussi Georges Felouzis, auteur d’une étude intitulée « Le collège au quotidien », en filigrane se montre la croyance en un monde social évoluant par la volonté de ses acteurs suivant leur conception du monde et les intérêts qu’ils en déduisent : par exemple, de la « massification scolaire » il considère comme principal facteur le volontarisme des familles, leur représentation et leur motivation face à l’accroissement des études : « la demande d’éducation et les ambitions des familles, dont on connaît l’importance sur l’accès au diplôme, même si elle varie d’un milieu social à l’autre, n’en reste pas moins majoritaire dans tous les cas » (p. 14). D’ailleurs, le fait qu’il considère comme secondaires les variations de cette attitude selon les classes sociales, révèle qu’il n’accorde que peu d’importance au conditionnement structurel pesant sur les individus de ces diverses classes, seul comptant à ses yeux la présence majoritaire de cette attitude chez toutes les classes sociales, attitude qui ainsi se manifeste comme dépendant surtout des individus : « Variations sociales donc, mais demande d’éducation qui reste importante et massive, cristallisant un investissement des familles dans l’école et une reconnaissance de l’utilité des diplômes pour trouver un emploi ». (p. 14). « L’investissement », de la part donc des individus majoritairement autonomes, provenant d’une représentation (sur l’utilité des diplômes) et d’une motivation (pour profiter de cette utilité), produit une nouvelle réalité, la massification de l’enseignement. De « l’investissement » apporté par les parents concepteurs de représentations, nous passons à celui apporté par les enfants eux aussi créant des conceptions idéelles. Ainsi, l’une des principales questions motivant l’auteur est celle-ci : « comment les collégiens et collégiennes de milieux sociaux différents conçoivent-ils l’école et comment peut-on mesurer leur investissement scolaire ? » (p. 22).
Aussi, la recherche étant ici centrée notamment sur les rapports entre sexes, dans le « Collège au quotidien », constatant (à la suite notamment des travaux de Christian Baudelot et Roger Establet publiés dans « Allez les filles ») que les filles obtiennent, par leur meilleure adaptation initiale aux exigences du système scolaire, des résultats supérieurs à ceux des garçons (quoique les orientations restent ultérieurement plus favorables à ceux-là), contre l’exclusivité d’une conception de l’école reproductrice du social et de ses inégalités (selon les origines sociales) Georges Felouzis met en avant la potentialité d’une école apte à contribuer au changement social par la promotion des filles qu’elle rend chez elle plus performantes que les garçons à l’encontre de la domination masculine traditionnellement établie dans son environnement, promotion, lui semble-t-il, obtenue indépendamment des origines sociales. L’auteur fait remarquer que « l’école est ici « en avance » (…) sur le monde économique qui refuse de considérer les femmes équitablement par rapport aux hommes. » (p. 19). Là, c’est l’école, composée de multiples filles actives, qui devient partenaire potentielle du projet de changement qu’impulse la politique publique d’éducation.
Il s’agit donc de s’intéresser aux facteurs internes à l’école (et non plus seulement externes comme les origines sociales). On s’intéresse bien ici aux « mécanismes à l’œuvre dans la construction de l’échec et de la réussite scolaire dans les collèges ». « Tout », ou presque, est dans ce « dans ». L’« établissement », le « terrain », les « individus » qui s’y trouvent, deviennent de la sorte prédominants. Pour Georges Felouzis, il est question, « au-delà de l’idée de contexte scolaire, d’observer ces stratégies à l’œuvre dans la relation pédagogique qui unit professeur et élèves dans une classe. » (p. 21) (quitte à invoquer pour l’occasion de la relation pédagogique des propos d’Émile Durkheim dont est oubliée l’approche holiste où le système éducatif était explicable par l’ensemble du système social). Ce qui compte ici, ce sont les interactions entre individus « acteurs », dans un temps et un espace scéniques : surtout le cours se déroulant dans la salle de classe. « Comment se comportent en classe les filles et les garçons ? » (p. 22). Le présent devient le temps verbal pertinent, tandis que le futur est celui dont la valorisation efface un passé obsolète et sans signification.
Entre présent et futur, « l’acteur » apporte là encore ses attentes, ses représentations et ses intérêts, puis procède stratégiquement à des choix. Selon Georges Felouzis, la sociologie de l’éducation doit aborder son objet « en définissant les attentes scolaires des élèves, leur degré d’investissement dans leur scolarité, en d’autres termes adopter pour un temps le point de vue des collégiens pour mieux comprendre leurs stratégies d’adaptation, et leur manière de mettre à profit au sein de l’institution scolaire les savoirs-faire acquis dans le milieu familial. » (p. 21). « Investissement » et « mise à profit » d’« acquis » antérieurs dans un nouveau champ : l’élève joue ici au parfait petit entrepreneur capitaliste comme nous l’avions deviné précédemment. Dans le marché de la salle de classe, il y a, face à l’élève, une offre, composée de multiples et diverses « solutions possibles », et cet élève n’a qu’à choisir en prenant comme critère, en dernière analyse, la conception qu’il se fait de lui-même. Ainsi, dans le questionnement de sa recherche, Georges Felouzis se demande : « parmi toutes les solutions possibles offertes à l’élève dans sa vie au collège, qu’elles sont celles qu’il va adopter et dans quelles circonstances ? Ces solutions dépendent-elles, et dans quelle mesure, du rapport qu’entretient chaque élève à la définition sociale de son sexe, de sa manière de définir son sexe et donc, en partie, de se définir lui-même ? » (p. 22). Dans un même mouvement continu, l’auteur et le lecteur avec lui, passent d’une définition sociale du sexe de l’élève, c’est-à-dire d’un facteur externe à l’individu et à son champ d’interaction et d’action, à la définition que s’attribue l’élève, dans une autonomie et une responsabilité retrouvées.
Comment et pourquoi ? Dans un premier temps, de l’argumentation, l’auteur, comme tous les sociologues du mouvement auquel il appartient, fait constater que, à origines sociales et appartenances sexuelles égales, se manifestent dans la réussite et l’orientation scolaire des élèves des différences entre les établissements scolaires : « tous les collèges ne traitent pas de la même manière des élèves scolairement équivalents » (p. 212). Dans un deuxième temps, en toute logique, l’auteur met en relation causale ces différences avec celles supposables dans les établissements, c’est-à-dire dans les interactions sociales et pédagogiques entre équipes d’éducateurs et élèves : « si le contexte fait la différence (…) c’est bien que les relations entre les différents acteurs des établissements construisent ce contexte. » (p. 212). Là encore, nous sommes dans la « construction » par les élèves et enseignants (or, rappelons-nous que s’il y a construction constatée, on peut tout autant projeter d’autres constructions). Aussi est-il jugé important « d’observer les élèves en classe avec leurs professeurs, de manière à rendre compte du déroulement quotidien des interactions pédagogiques, qui sont autant de lieux de construction des « bons » et des « mauvais » élèves » (p. 214). Tout au plus, dans cette sociologie, les déterminations externes à l’établissement sont-elles des virtualités que seul celui-ci, constructeur, peut amener à l’existence ou éventuellement contrecarrer.
Mais plus encore, puisque les établissements ont, grosso modo, la même organisation, les mêmes programmes, en dernière analyse, selon l’auteur, il faut rechercher chez les particularités des individus les causes des variations observées. Avant que puisse s’accomplir la transmission didactique, la communication d’un savoir entre un enseignant et un élève, selon l’auteur comme selon d’autres, doit être remplie la condition d’une adaptation active de la part de l’élève aux normes et aux obligations de l’institution scolaire. Or cette adaptation dépend elle-même de « l’investissement » que l’élève met dans le champ scolaire. « Les comportements en classe ne sont que les manifestations extérieures et immédiatement repérables d’un rapport aux études (…). Ainsi parler du quotidien scolaire, c’est aussi se demander quel investissement scolaire les collégiens manifestent lorsqu’ils parlent de leur collège, des enseignants et, plus généralement, des études » (p. 215). Remarquant des différences entre collégiens selon leurs origines sociales (parents ouvriers ou cadres) et leur sexe, l’auteur les attribue, puisque tout est supposé se jouer dans la scène de l’établissement et de la salle de classe mettant en présence des acteurs décidant de leur rôle, à des différences de « stratégies » dans les échanges entre enseignants et élèves, stratégies elles-mêmes réductibles à des différences de « représentations » : « car la mise en œuvre du rapport aux études peut être considérée comme la matérialisation, la mise en pratique de ces représentations qui marquent un investissement dans la scolarité variable d’un groupe à l’autre » (p. 216).
De la sorte, Georges Felouzis, découvrant dans les comportements (et selon lui dans les conceptions subjectives) des élèves des variations individuelles et non seulement groupales, dégage la liberté et l’action de l’individu, délivré d’un « habitus » sociologique qui est jugé partiellement invalidé par « une grande variabilité d’un individu à l’autre » (p. 220). Cette variabilité apparaît même sous l’aspect d’une « imprévisibilité relative » (p. 220) dans l’observation des collégiens. Nous avons lu déjà cette « imprévisibilité » invoquée par François Dubet. Celle-ci est utilisée comme le parfait argument contre tout déterminisme structurel. C’est ici toute une sociologie classique qui est considérée et considérable comme insuffisante ou même erronée : « tout n’est pas dit lorsqu’on se limite à la mise en relation de variables, à la comparaison statistique de « populations » définies par des caractéristiques sociales et sexuelles. » Selon ce chercheur, les déterminations sociales exercent certes un certain effet, mais « elles ont aussi leurs limites définies par les stratégies individuelles des acteurs en situation. ». Des différences imprévues sont constatables d’un individu à l’autre, donc il y a des individus acteurs et efficients, et donc des choix leur sont offerts (et doivent leur être offerts). Dans les conclusions énoncées par ce chercheur, « il serait réducteur de penser que les collégiens n’aient aucun choix à faire dans leur scolarité, et même dans leur manière de se comporter en classe. » (p. 219). (Des objecteurs pourraient répondre que nous nous trouvons ici en face d’une sociologie qui trace mais dépasse aussi les limites de la sociologie.)
Le constat final qu’expose Georges Felouzis ressemble tout autant à un programme de politique d’éducation, où se dessinent les caractéristiques essentielles du libéralisme politico-économique : négation de déterminations globales susceptibles de contraindre les individus, promotion de la liberté d’investissement de ressources et de conceptions de projets dans un champ de choix, de demandes et d’offres. Voici ce constat : « lorsqu’il s’agit de situer les individus dans l’espace de ces déterminations, on s’aperçoit qu’ils sont aussi des acteurs et qu’ils jouissent d’une marge de jeu non négligeable lorsqu’il s’agir de penser l’école, la scolarité, d’agir en classe, de participer ou de chahuter, de donner des marques de l’attention et de la concentration sur les tâches scolaires. » (p. 220).
L’idée est bien de faire émerger un élève susceptible d’être promoteur d’une nouvelle organisation éducative et sociale. À cette fin, on se base ici sur les ressorts de l’individualisme. Estimant que l’institution scolaire produit des individus et qu’en retour ceux-ci agissent sur cette institution, François Dubet encadre ses analyses dans les considérations sociologiques relatives à l’individualisme dont, s’inspirant de la tradition sociologique, il reprend les deux principaux aspects pour les appliquer au champ scolaire : d’une part un « individualiste calculateur, instrumental, égoïste, mesurant au plus près les investissements et les bénéfices attendus, indifférent à la culture comme aux relations scolaires » ; d’autre part « l’individu consommateur, ludique, celui des modes et des loisirs, l’individu narcissique, soucieux de lui-même, de ses plaisirs et de son image » (p. 299). Ce sociologue voit dans les élèves qu’il étudie la coexistence complémentaire de ces deux aspects sur le « marché scolaire » relié au marché des biens culturels et de loisirs environnant l’école.
Les « individus-lycéens » de François Dubet sont porteurs d’une conception du monde (scolaire et autre). D'une conception du monde provient la réalisation du monde; selon ce sociologue de l'éducation, peu importe que les représentations et les motivations des élèves étudiés soient conformes à la réalité existante, car en fait c'est la réalité en cours de formation qui sera conforme à celles-ci: les jugements et les propos des lycéens interrogés "sont simplement les constructions de la réalité élaborées par les acteurs, elles deviennent "vraies" parce qu'elles se transforment en pratiques, parce qu'elles fondent l'expérience scolaire" (p. 16).
Cette réalité en cours de formation, elle se trouve en gisement dans les liens dynamiques qui associent et peuvent associer l’établissement et son environnement. Il faut considérer le lieu scolaire comme un espace public en continuité entre l’intérieur et l’extérieur. L’ouverture de l’institution scolaire est jugée alors nécessaire. Chez Jean-Paul Payet, un postulat sert d’appui à toute une construction (celle théorique du sociologue autant que celle pratique et potentielle chez les acteurs qu’il étudie) : « la ville est espace d’urbanité » (p. 8), dans le sens où, à l’encontre de préjugés communs, elle n’est ni le facteur d’une dissolution du « lien social » ni non plus celui d’une fusion sociale à la façon d’un melting-pot. Les espaces centraux des grandes villes sont, selon Jean-Paul Payet, le cadre le plus favorable pour que les citadins puissent y « établir des règles partagées, un sens commun, au-delà de l’hétérogénéité des modes de vie » (p. 8). À l’opposé, les dits « quartiers de banlieues », n’offrent pas assez d’hétérogénéité de populations et d’usages, ce qui, selon l’auteur, cause conflits entre habitants et affrontements entre police et notamment des « jeunes » qui s’approprient ces espaces. Auprès de ce postulat, une hypothèse est conçue : l’école ne peut plus être fermée à l’espace environnant en crise, et, pour résoudre les tensions et les contradictions « un espace public émerge au sein des établissements scolaires au contact des territoires urbains dégradés. Les acteurs scolaires, enseignants, administrateurs, élèves, parents d’élèves, (re-)jouent dans cet espace public scolaire une scène sociale fondamentale, celle de la civilité. » (p. 8). Là encore, nous nous trouvons donc recentrés dans l’espace et le temps étroits d’interactions interindividuelles, faites d’initiatives, d’échanges et de concertations, qui ont le pouvoir (et le devoir) de « construire » une forme et une matière sociales qui autrement sont en défaut. Aussi, la « crise » actuelle des « quartiers défavorisés » est, autant qu’une défaillance et une contestation d’un ordre ancien, « l’invention de nouvelles normes et de nouveaux accords ». (p. 9). Jean-Paul Payet le dit par ailleurs : il croit en des « enjeux microscopiques aux effets macrosociaux » (p.8). Le sociologue ici s’écarte de la scène principale (la salle de classe, le cours…) pour s’intéresser aux « coulisses », aux lieux non pédagogiques (la cour, la salle de permanence, la salle des professeurs, les couloirs, les bureaux administratifs, celui du conseiller principal d’éducation, de l’assistante sociale, du principal…) là où, nous le devinons bien, s’offre aux dits « acteurs » un champ plus informel et plus libre, propice aux initiatives et aux innovations, favorable à la véritable expression des personnalités ; c’est là aussi, hors de la clôture et de l’isolement de la salle de classe spécialisée dans la transmission d’un enseignement, que peut s’opérer la liaison entre l’intérieur de l’établissement et son environnement social.
Car il s’agit de montrer que l’institution scolaire évolue (et doit évoluer) vers et par son extérieur au moyen de ses activités non directement pédagogiques ; « l’école apparaît comme un service (public) intégrant peu à peu le souci de la « relation au public » » (p. 11). Le sociologue souhaite étudier et accompagner un renouveau que l’institution scolaire acquiert et co-construit par des échanges avec l’extérieur : « L’école s’anime en empruntant des codes à des mondes qui ne lui étaient pas familiers, ceux de l’entreprise, du socioculturel ou du travail social. Tel est l’objectif de ce livre : explorer des constructions locales d’une nouvelle civilité scolaire. » (p.12). « Constructions locales » : les parties produisent l’ensemble, à partir des individus, individus qui dans une égalité et une liberté retrouvées appartiennent autant à l’institution scolaire qu’à l’espace environnant, les frontières s’ouvrant et disparaissant dans une sorte de libre circulation des biens, des personnes (et des capitaux ?) : « l’analyse met en évidence l’invention tâtonnante d’un espace public dans l’école où s’établit (s’établirait) une réciprocité entre professionnels et public du monde scolaire » (p. 14). Or, quel est cet environnement avec lequel les échanges sont nécessaires ? Jean-Paul Payet se soucie de rappeler que son étude de ces deux collèges s’inscrit dans « un contexte de plus grande autonomie des établissements et de plus forte concurrence entre établissements, de transformation des parents en stratèges et en usagers disposant de droits. Ceci, quoi qu’on en dise, est incontestablement nouveau et agit sur la vie des établissements scolaires et les métiers des différents acteurs de l’école, enseignants compris. Les activités relevant de la relation à l’environnement prennent une importance accrue dans le contexte scolaire actuel » (p. 190). Dans une ouverture, autant constatée que souhaitée, de l’école au monde, c’est toute une esquisse du monde du libéralisme politico-économique qui se dessine dans ces indications.
Dans le marché scolaire, il y a donc « concurrence » entre établissements et entre parents comme il y a concurrence entre élèves. Le terme de « compétition » scolaire constitue un mot-clé de cette sociologie, un mot sans connotation péjorative, mais au contraire repris et approuvé comme une dimension nécessaire au fonctionnement d’un champ scolaire où les acteurs sont ainsi dans un cadre dynamisant leur stratégie et leur investissement (comme encore la libre et totale concurrence est censée améliorer les prestations des acteurs dans le cadre idéal du libéralisme économique). Par exemple, Georges Felouzis met en valeur les résultats des filles en souhaitant montrer que, contrairement au préjugé commun, elles ne sont nullement bonnes élèves parce que passives et soumises, mais, comme il convient à un « acteur », actives et « entreprenantes ». Selon lui, un des importants résultats de sa recherche révèle que « les filles ne sont pas plus « sages » que les garçons » en classe, mais qu’elles maîtrisent mieux les interactions pédagogiques et que ce savoir-faire leur évite les écueils (…) de la pédagogie invisible. » En fait, « les filles s’investissent pleinement dans la compétition scolaire en prenant la parole en classe, interpellant l’enseignant pour poser une question ou pour apporter une réponse. » (p. 217)
De la même façon, François Dubet esquisse des propositions dont la dominante commune consiste à rendre les élèves plus libres, à développer les contrats entre acteurs selon leurs intérêts respectifs (comme encore dans un monde libéral). Par exemple quand il soutient qu’il importe d’abord « de briser l’unité du modèle sélectif et de penser qu’il existe peut-être plusieurs manières d’être un bon élève ou un élève acceptable » (p. 302), il donne ouverture dans le champ de la compétition et du succès scolaire à la diversité des personnalités d’élèves dont chacune apporte et suit son « intérêt ». « Liberté » et « intérêts » sont révélateurs dans les propos de ce sociologue qui précise que « créer de l’intérêt intellectuel ne consiste pas seulement à redéfinir des programmes, on doit donner de la liberté aux intérêts de chacun, leur laisser une chance d’exister, d’autant plus que les critères scolaires sélectifs à l’œuvre aujourd’hui ne peuvent se prévaloir d’une indiscutable valeur en termes d’utilité économique immédiate. » (p. 302). En facilitant la liberté et en offrant de l’intérêt, on le voit, la « libéralisation » du champ scolaire offrirait l’avantage de rendre celui-ci plus en rapport avec le champ économique. Le sociologue est soucieux de cette problématique. Il affirme par ailleurs qu’une des dimensions d’une institution réside dans sa capacité d’adaptation à l’environnement avant de mieux souligner que l’école y fait défaut. De la sorte, dans son étude, François Dubet observe « qu’à l’exception de certaines formations professionnelles les élèves perçoivent mal ce lien avec la vie économique et sociale. Le lycée fixe le niveau, hiérarchise les élèves, il ouvre des opportunités sans être proche pour autant des demandes du système économique. Le principe d’utilité des études reste un mécanisme de distribution des diplômes plus que des qualifications, et, dans cette perspective, la fonction de reproduction d’une grande culture n’a pas été réellement remplacée par une capacité d’adaptation économique. » (p. 298).
Comme dans une société libérale, où l’État existe peu ou pas du tout, où le système législatif est réduit à son minimum et où dans l’idéal tout est fait par association, tractation et contrat autour d’intérêts respectifs dont la satisfaction est à la mesure de l’investissement apporté, dans cette sociologie il ne peut y avoir de loi (de déterminisme extérieur et constant, supérieur aux individus) et là aussi tout s’accomplit par l’agrégation d’initiatives individuelles et autonomes. L’auteur des « Lycéens » conclut que « nous sortons de cette étude avec la conviction que l’essentiel de l’expérience scolaire reste centré sur une relation entre des personnes, des professeurs et des élèves, des adultes et des jeunes, au plus loin des réformes et des programmes généraux ». (p. 301). Voilà mis hors circuit les institutions, les structures sociales, les déterminismes holistes et autres « programmes généraux ». De la sorte encore, François Dubet constate qu’« alors que l’établissement s’autonomise sous la pression d’un « marché scolaire », il faudrait aussi que le lycée soit défini comme une cité politique, négociant les droits et les devoirs de tous » (p. 302). Voilà ici un certain rapprochement entre l’économie et la politique dans cette négociation des droits et des devoirs de chacun qui est censée répondre au marché (économique et libéral) scolaire tout en prenant les mêmes principes de contractualisation et de déréglementation. Comme le MEDEF souhaite pour le champ socio-économique la suppression d’une réglementation et la pactisation permanente entre les « partenaires sociaux », François Dubet recommande « la construction d’une civilité scolaire ». Il fait remarquer qu’il « est quand même étrange que rien ne permette la formation d’un débat « libre » entre les professeurs, les élèves et l’administration » (p. 303).
La liberté et la créativité parlons aussi de productivité, des acteurs ont droit de cité jusque dans le travail de production, d’interprétation et de validation des données du sociologue qui s’en occupe. On se rappelle qu’Agnès Henriot-Van Zanten recueillait ses principales données empiriques en interrogeant, entre autres interlocuteurs, les familles dont les représentations (les « perspectives temporelles ») étaient soigneusement inventoriées. Chez Georges Felouzis par exemple, la majorité des données est directement produite par les élèves invités à exprimer leurs représentations : ainsi le sociologue, à partir d’une liste, propose à chaque élève d’attribuer les caractéristiques qu’il juge appropriées à ce qu’il pense des garçons et des filles en général (quitte à induire, par une question aussi clairement et fermement orientée, les stéréotypes de sexes qu’il s’agit d’étudier) ; plus encore, dans une rédaction proposée par le questionnaire, le sociologue demande à l’élève de lui décrire l’école qui lui « plairait le plus ». Chez François Dubet, dans cette méthodologie de recherche, la validation des hypothèses s'accomplit par l'agrément des interviewés: après six ou sept séances d'interview de groupes, dont notamment des "séances ouvertes" faites avec, outre le sociologue et un associé, des interlocuteurs extérieurs jugés pertinents dans l'expérience lycéenne, viennent des "séances fermées" où le chercheur s'efforce de "faire émerger diverses positions et de construire des problématiques pertinentes". (p. 305). Là l'analyse sociologique s'opère plus intensément par "une succession de problématiques s'apparentant à la méthode des essais et des erreurs. La dernière rencontre est consacrée à une proposition d'analyse générale de l'histoire du groupe et de la configuration des thèmes parcourus." (p.305) Or c’est là que l’acteur est primordial dans la méthode adoptée par François Dubet qui délègue une partie de sa responsabilité de sociologue à ceux qu’il étudie : en effet selon cet auteur « nous ne retenons comme pertinente que l’analyse acceptée par les membres du groupe, non que cette reconnaissance soit une preuve formelle de validité, mais elle est un indice de vraisemblance. » Toujours selon ce sociologue « les membres des groupes ont la capacité de s’opposer à une interprétation dont ils connaissent les tenants et les aboutissants, dont ils savent sur quel matériau elle se fonde. » (p.305) Nous pouvons pressentir qu’il s’agit ainsi de donner aux acteurs sociaux les moyens d’être leur propre sociologue, d’autant plus nécessairement et d’autant plus facilement qu’ils sont supposés être les plus aptes à juger des sens à donner à ce qu’ils vivent par le fait même qu’ils le vivent. Le sociologue en intervention, lui, conduit ses sujets à cette sorte de maïeutique en allant au-delà de la simple réception de leurs témoignages et « en interrogeant les acteurs, en proposant des interprétations, en poussant chacun à s’expliquer » (p. 305).
On l’aura deviné : il n'y a pas, il ne peut y avoir d'hypothèses préfixées. Les réponses expérimentales à la problématique sont formulées au fur et à mesure de ce qui apparaît dans les groupes interrogés et y « sont tour à tour testées » (p. 306). De cette intervention sociologique, telle que définie et promue par François Dubet, les acteurs étudiés « sont toujours un peu les auteurs » (p. 306). Nous nous retrouvons bien en présence de cette constructive relation entre individus (sociologue en titre d’un côté et sociologue investi de l’autre) que nous avions précédemment pressentie.
Comment ne pas percevoir qu’on se trouve, par la méthodologie même de cette sociologie, dans une forme de « contrat » entre le sociologue et les acteurs sociaux qui deviennent aussi acteurs de la recherche sociologique dont ils sont objets. Dans une démocratie où chacun est libre et responsable, le sociologue, - après avoir supposé que chaque individu est bien un individu, c’est-à-dire existe dans une certaine autonomie par rapport à tout groupe, que chacun de ces individus exerce un pouvoir créateur sur le monde social selon sa conception du monde sui generis, que tous ces individus réunis produisent en commun ce monde par un accord résultant de leurs stratégies, - le sociologue, disions-nous, étudie et valide toute cette présupposition par une méthode qui produit les mêmes caractéristiques que celles qui sont supposées en l’objet qu’il étudie. Certains objecteraient que nous ne sommes pas loin là aussi de la représentation qui crée la pratique et qui produit un monde qui finit par la valider a posteriori.
Or, remarqueraient certains détracteurs, à quelles conclusions, quelles solutions, quels conseils aboutit ce type de recherche ? À promouvoir le même monde, un monde plus libéral où des individus investiront encore plus librement leurs représentations et leurs motivations. Dubet en effet conclut que l’école n’est pas une institution, tout dépendant « d’une activité de l’élève qui s’efforce de gérer des exigences sans liens entre elles ou, parfois même, contradictoires. » Tout est menacé d’effondrement et seul l’acteur maintient ou même produit le système. Qu’est-ce alors qu’un lycée selon Dubet ? « Le lycée apparaît comme une série de rencontres et d’échanges, comme la multiplication de relations sociales». La méthode de ce sociologue est-elle très différente de ce lycée tel qu’il lui apparaît ? Les professeurs recréent sans cesse la relation avec leurs élèves. Quant aux lycéens, ils « donnent exactement la même image d’une succession de rencontres entre des personnalités, des compétences et des intérêts. Pour eux aussi, le problème central est celui des « motivations » et de la « personnalité » » (p. 298).
Tout se passe comme si l’autonomie présupposée des « acteurs » et leur pouvoir d’action sur leur environnement social s’accordaient avec l’autonomie octroyée aux établissements scolaires et avec leur pouvoir d’action sur leur environnement, comme si aussi ceux-ci nécessitaient ceux-là.
Si on cherche dans un ouvrage une formalisation théorique de la méthode de ces sociologues par l’un d’eux, on peut l’obtenir dans un livre d’Alain Coulon publié en 1993 : « Ethnométhodologie et éducation ». Même si la dénomination diffère, l’individualisme méthodologique que nous avons repéré se montre en correspondance totale avec ce mode de pensée et de pratique (d'ailleurs, Georges Felouzis revendique cette correspondance en invoquant dans son ouvrage les mérites et les influences de l’ethnométhodologie). L’intérêt pour nous de l’ouvrage d’Alain Coulon, lui-même sociologue de l’éducation, réside dans le fait qu’il met en relation l’ethnométhodologie avec le champ entier de l’éducation. En lisant les analyses d’Alain Coulon, nous retrouvons, sous un discours méthodologique d’ensemble, les caractéristiques des recherches que nous avons abordées.
Alain Coulon se propose en effet de présenter comment peut être fertilisée la recherche en sociologie de l’éducation par les renouveaux théoriques et méthodologiques apportés par l’ethnométhodologie (américaine et anglaise) dont le but est « la recherche empirique des méthodes que les individus utilisent pour donner sens et en même temps accomplir leurs actions de tous les jours... » (p. 16), la sociologie étant elle-même mise au niveau de ces activités ordinaires de représentations et d’actions. Dans ce cadre les faits sociaux ne sont plus considérés comme des « choses » à la façon durkheimienne, mais comme « des accomplissements pratiques » (p. 18), produits par les jugements et les actions des individus, dans un paradigme interprétatif qui est à l’encontre du paradigme normatif attribuant aux règles et à l’enchaînement déductif l’explication de la société. Alain Coulon nous précise que les situations minimales (microsociologiques) en contextes naturels, constitutifs de base du macrosocial, sont l’objet de l’ethnométhodologie, en étant révélatrices des croyances, des interprétations et comportements de sens commun produisant le social dans les interactions. Certes l’auteur concède que la structure sociale (macro-) conditionne comme repère et organisateur les pratiques (micro-) qui cependant la (re-)produisent en retour (les individus ne créant pas sans cesse ex nihilo la société, néanmoins la remodelant). Nous repérons bien ici cette productivité et cette créativité des individus sur le monde social que nous avions rencontrées régulièrement chez les auteurs que nous avons analysés.
Ainsi le travail sociologique préliminaire et fondamental, selon (aussi) Alain Coulon, est de décrire pour mieux remarquer.
L’interactionnisme symbolique, à l’écart des théories globalisantes et près d’une connaissance pratique directe, dans une philosophie pragmatique de la vie, suit le point de vue de l’acteur donnant sens et symbole à ses actions et au monde, partage commun avec autrui qui lui permet de comprendre autrui et d’agir avec lui. Dans le cadre éducatif, ainsi c’est le concept de « définition de la situation » (p. 72) qui est fondamental pour étudier et comprendre les phénomènes et conflits entre chaque acteur (élève et enseignant) qui doit reconnaître et faire reconnaître en chaque cas ses possibilités d’acteur. La notion (que nous avons déjà inventoriée) de « perspective » (p. 76) désigne alors les orientations de croyances et d’actions propres à chaque acteur devant choisir face à un problème. La culture étudiante est ainsi « la somme organisée des perspectives des étudiants, qui sont pertinentes à leurs rôles d’étudiants » (p. 80).
Méthodologiquement, il faut « participer pour observer » (p. 81) pour mieux prendre le point de vue de l’acteur et moins perturber la situation observée. C’est bien ce que fait un sociologue comme Georges Felouzis par exemple ; le sociologue doit être un individu acteur parmi d’autres individus acteurs. L’ethnométhodologie y ajoute cependant une prise de distance ponctuelle, mais seulement pour sortir de la routine qui efface les significations dans leur « étrangeté » et leur essence artificielle, c’est-à-dire dans ce qu’elles doivent aux acteurs sociaux. Il faut ainsi rechercher et dégager l’arbitraire sous le faux ordinaire (qui risquerait d’être attribué à un quelconque déterminisme matériel) pour retrouver « l’imprévisible » créativité de l’acteur que nous avons déjà vu apparaître sous cet aspect. Dans cette approche de l’éducation, sont étudiés l’« entrée dans une nouvelle classe » (87) où sont mises interactivement et tacitement en place négociations et définitions des situations et des perspectives, « l’élève et sa carrière » (p. 91), « la résistance de la classe ouvrière » (p. 93). Nous sommes bien dans la « négociation », le contrat, la construction du marché.
De l’aveu d’Alain Coulon, s’est constituée une « nouvelle sociologie de l’éducation », voulant dépasser les constats des mécanismes politiques et économiques extrinsèques pour s’intéresser davantage aux savoirs enseignés conçus comme produits d’interactions éducatives. Les savoirs ont des « produits » issus d’une rencontre contractuelle d’offres et de demandes. Parallèlement, la « théorie de l’étiquetage » établit qu’un comportement individuel (la déviance par exemple) est surtout le résultat d’un jugement social fait à son égard, et où « on devient tel qu’on nous décrit » (p.108). A l’école c’est l’« effet Pygmalion», provoqué par le préjugé de l’enseignant sur les aptitudes des élèves. La sélection scolaire est alors le produit d’interactions entre élèves et enseignants. En quelque sorte, l’échec ou la réussite scolaire ne sont que les résultats de mauvais ou de bons accords.
Selon Alain Coulon, l’originalité de l’ethnométhodologie est d’expliquer les inégalités scolaires par les sens produits et suivis par les acteurs scolaires et non plus sous la forme de rapports causaux entre variables indépendantes et dépendantes. Elle éclaire davantage ainsi le « comment » plutôt que le « pourquoi ». Les méthodes privilégiées alors sont les recueils ethnographiques (enregistrements...), l’abandon d’hypothèses préconçues (fait que nous avons déjà constaté), la « filature ethnographique » (p.125) pour suivre le constructivisme quotidien et routinier.
Ainsi sont analysées « les pratiques d’évaluation et de classement » (p.129) par les enseignants-orienteurs, prenant autant et même plus compte des identités sociales et des « présentations de soi » que les résultats intellectuels des élèves. Sont aussi analysées les modifications comportementales, gestuelles et verbales organisant comme code les diverses structurations temporelles de la classe, en marqueurs sociaux. Les stratégies d’interactions, adoptées par les enseignants, favorisent ou défavorisent des élèves, d’autant plus qu’il s’agit pour ceux-ci de se conformer pour réussir à des règles tacites qui se découvrent par les interactions, la forme comptant autant que le fond académique. Même dans les tests et examens, l’intervention d’interactions entre testeurs et testés influe à leur insu, tandis que sont méconnues les procédures mises en oeuvre par les testés. Chez un étudiant, « l’affiliation » est un processus qui « consiste à découvrir et à s’approprier les allant-de-soi et les routines dissimulées dans les pratiques de l’enseignement supérieur » (p.165), d’où dépend sa réussite.
Dans le processus productif et reproductif du système scolaire tel que le conçoit Alain Coulon, l’habitus défini par Pierre Bourdieu tient un rôle important, toutefois il ne peut suffire à permettre (et expliquer) le passage dans une nouvelle institution tel que le vit le nouvel étudiant. L’« affiliation » alors permet ce passage, où « devenir un membre, c’est s’affilier à un groupe, à une institution, ce qui requiert la maîtrise progressive du langage institutionnel commun » (p.183). Ainsi, on « reconnaît un membre du fait que non seulement il accepte, mais utilise dans son action les allant de soi du monde nouveau dans lequel il vit, c'est-à-dire qu’il a « naturalisé » les éléments auparavant problématiques de ce monde » (p.185). Complémentairement, la compétence nécessaire à la reconnaissance comme membre, est un « ensemble de connaissances pratiques socialement fondées, qu’on sait mobiliser au bon moment afin de montrer qu’on les possède » (p.186). Ce qui implique de suivre des règles adéquates, institutionnelles et intellectuelles. Il y en a deux conceptions : règles extérieures normant les conduites qui s’y soumettent régulièrement ; règles, plus ethnométhodologiques, où « c’est l’usage de la règle qui détermine le comportement » (p. 195). En ce cas, il s’agit de « juger que telle action satisfait grosso modo « raisonnablement » aux exigences des règles » (p.196). Les règles, incomplètes en elles-mêmes, doivent être adaptées, interprétées et mises en pratique, et c’est dans la pratique qu’on découvre tout leur sens. S’avère en conséquence nécessaire pour l’acteur une « méthode documentaire d’interprétation » (p.203), où il se réfère à des « patterns » sous-jacents pour compléter le sens de ses réceptions, et où « sans cesse les actions sont interprétées en termes de contexte, et le contexte à son tour est compris comme étant ce qu’il est à travers ces actions » (p.205). Les règles, plus virtuelles qu’effectives ont des « propriétés dormantes » (p. 225), qui sont activées par les acteurs en chaque occurrence. L’arbitraire des acteurs doit alors souvent interagir pour faire fonctionner les règles qui autrement bloqueraient la vie sociale. C’est toute la difficulté dont la résolution fait réussir (inégalement) l’élève et l’étudiant, entre autres acteurs.
Bref, tout nous le fait conclure, les structures sociales et toutes leurs règles ne sont pas suffisantes pour animer le social qu’elles peuvent même bloquer. Comme dans les idéaux du libéralisme politico-économique, dans le monde de l’éducation et de la recherche en éducation, il faut réduire le rôle et le pouvoir des institutions, déréglementer au maximum les rapports et les échanges sociaux pour attribuer toute puissance à la libre initiative des acteurs.
La sociologie d’Alain Coulon, comme celle de François Dubet, de Jean-Paul Payet, de Georges Felouzis, d’Agnès Henriot-Van Zanten et d’autres encore, est interprétable comme une sociologie ouvrant sur le changement social (vers le monde du libéralisme politico-économique) en ouvrant librement la pensée et la pratique du social aux diversités d’acteurs autonomes (de l’individualisme méthodologique).
Ici, nous l’avons bien perçu, l’objet d’étude (l’individu-élève, l’individu-parent, l’individu-enseignant, l’individu-élu local, l’individu-chef d’entreprise, ses représentations, sa « subjectivité », ses « attentes », ses « intérêts », ses « motivations », son « autonomie », ses « actions », son « investissement », sa « stratégie », ses « projets », son « imprévisibilité », sa « créativité », « l’acteur » en un mot ) produit par décalque une méthode dont ne se manifeste nulle autonome distinction. C’est la méthode qui devient passive ici face à un objet qui s’impose jusque dans la façon dont on l’approche et dont on prétend le critiquer et le mettre en question. Le problème supplémentaire réside dans le fait que cet objet est, non seulement pas construit par le chercheur, non seulement pas construit par une organisation sociale, mais projeté par une politique d’éducation et un programme économique.
Cela ne nous expose-t-il pas au danger épistémologique du rapprochement entre la méthode d’analyse et l’objet d’analyse ? La « rupture épistémologique », recommandée d’Emile Durkheim à Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en passant par Gaston Bachelard, exige que le sociologue se sépare des principes et des modes de pensée et d’action des groupes et individus qu’il étudie. Or, en prônant (et en prenant) le rôle de l’acteur dans un champ de stratégies construisant le social, le sociologue de l’éducation ici tend à réaliser, par son mode même d’étude, l’entreprise de ces sujets et les objectifs et intentions de la politique d’éducation qui suit le libéralisme politico-économique. Le risque, avec l’individualisme méthodologique appliqué à l’étude du libéralisme politico-économique, est de rendre pré-réel ce qui est un projet économique et politique.
Bibliographie
- Baudelot, Christian, Establet, Roger, Allez les filles, Paris, 1994.
- Baudelot, Christian, Establet, Roger, L’école capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1971.
- Boudon, Raymond, La logique du social, Paris, Hachette, 2001 (réédition).
- Boudon, Raymond, L’inégalité des chances, Paris, Colin, 1973.
- Bourdieu, Pierre, Chamboredon, Jean-Claude, Passeron, Jean-Claude, Le métier de sociologue, Paris, EHESS, 1995, (réédition)
- Bourdieu, Pierre, Passeron, Jean-Claude, La reproduction éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
- Charlot, Bernard, (sous la direction de), L’Ecole et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 1994
- Coulon, Alain, Ethnométhodologie et éducation, Paris, PUF, 1993
- Dantier, Bernard, Les sciences de l’éducation et l’institution scolaire, Les rapports entre savoirs de l’école, pédagogie et société, Paris, L’Harmattan, 2001.
- Dantier, Bernard, Séparation ou désintégration de l’école ? L’espace-temps scolaire face à la société, Paris, L’Harmattan, 1999.
- Dubet, François, Les Lycéens, Paris, Le Seuil, 1991.
- Durkheim, Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1995 (réédition) [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
- Felouzis, Georges, Le collège au quotidien, PUF, 1994
- Henriot-Van Zanten, Agnès, L’école et l’espace local, Presses Universitaires de Lyon, 1990
- Payet, Jean-Paul, Collèges de banlieue Ethnographie d’un monde scolaire, Paris, Armand Colin, 1997.
- Weber, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2001 (réédition et nouvelle traduction) [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[1] Dans L’inégalité des chances, Raymond Boudon ramène les raisons de la correspondance entre résultats scolaires et origines sociales, non pas à un effet de domination de classes sociales par le biais du capital culturel prérequis et de l’idéologie des savoirs scolaires comme les travaux de Bourdieu-Passeron et Baudelot-Establet l’expliquaient, mais à des représentations et des pratiques que des individus acteurs, selon leur position sociale initiale, calculent et produisent face aux choix que leur propose le système scolaire.)
[2] Dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber initie en sociologie l’individualisme méthodologique en l’appliquant à la compréhension du développement d’un système économique et social qui profile ce que nous appelons actuellement le libéralisme économique. A noter le fait que le champ éducatif est concerné par cette recherche avec l’étude de l’influence de l’appartenance religieuse sur les choix scolaires, de l’interférence de celle-ci sur les aptitudes à la formation ouvrière, et avec surtout la transmission éducative de l’éthique protestante puis de l’esprit du capitalisme.) [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
|