(pp. 65-72) L’ORDRE. (…) Au début du XVIIe siècle, en cette période qu'à tort ou à raison on à appelée baroque, la pensée cesse de se mouvoir dans l'élément de la ressemblance. La similitude n'est plus la forme du savoir, mais plutôt l'occasion de l'erreur, le danger auquel on s'expose quand on n'examine pas le lieu mal éclairé des confusions. (…) L'âge du semblable est en train de se refermer sur lui-même. Derrière lui, il ne laisse que des jeux. Des jeux dont les pouvoirs d'enchantement croissent de cette parenté nouvelle de la ressemblance et de l'illusion; partout se dessinent les chimères de la similitude, mais on sait que ce sont des chimères; c'est le temps privilégié du trompe-l'oeil, de l'illusion comique, du théâtre qui se dédouble et représente un théâtre, du quiproquo, des songes et visions; c'est le temps des sens trompeurs; c'est le temps où les métaphores, les comparaisons et les allégories définissent l'espace poétique du langage. Et par le fait même le savoir du XVIe siècle laisse le souvenir déformé d'une connaissance mêlée et sans règle où toutes les choses du monde pouvaient se rapprocher au hasard des expériences, des traditions ou des crédulités. Désormais les belles figures rigoureuses et contraignantes de la similitude vont être oubliées. Et on tiendra les signes qui les marquaient pour rêveries et charmes d'un savoir qui n'était pas encore devenu raisonnable.
(…) Tels sont donc les deux types de comparaison : l'une analyse en unités pour établir des rapports d'égalité et d'inégalité; l'autre établit des éléments, les plus simples qu'on puisse trouver, et dispose les différences selon les degrés le plus faibles possible. Or, on peut ramener la mesure des grandeurs et des multiplicités, à l'établissement d'un ordre ; les valeurs de l'arithmétique sont toujours ordonnables selon une série : la multiplicité des unités peut donc « se disposer selon un ordre tel que la difficulté, qui appartenait à la connaissance de la mesure, finisse par dépendre de la seule considération de l'ordre». El c'est en ceci justement que consistent la méthode et son « progrès » : ramener toute mesure (toute détermination par l'égalité et l'égalité) à une mise en série qui, partant du simple, fait apparaître les différences comme des degrés de complexité. Le semblable, après s'être analysé selon l'unité et les rapports d'égalité ou d'inégalité, s'analyse selon l'identité évidente et les différences : différences qui peuvent être pensées dans l'ordre des inférences. Cependant cet ordre ou comparaison généralisée ne s'établit que d'après l'enchaînement dans la connaissance; le caractère absolu qu'on reconnaît à ce qui est simple ne concerne pas l'être des choses mais bien la manière dont elles peuvent être connues. Si bien qu'une chose peut être absolue sous un certain rapport et relative sous d'autres ; l'ordre peut être à la fois nécessaire et naturel (par rapport à la pensée) et arbitraire (par rapport aux choses), puisqu'une même chose selon la manière dont on la considère peut être placée en un point ou en un autre de l'ordre.
Tout ceci a été de grande conséquence pour la pensée occidentale. Le semblable qui avait été longtemps catégorie fondamentale du savoir à la fois forme et contenu de la connaissance se trouve dissocié dans une analyse faite en termes d'identité et de différence; de plus, et soit indirectement par l'intermédiaire de la mesure, soit directement et comme de plain-pied, la comparaison est rapportée à l'ordre; enfin la comparaison n'a plus pour rôle de révéler l'ordonnance du monde; elle se fait selon l'ordre de la pensée et en allant naturellement du simple au complexe. Par là, toute l’épistémè de la culture occidentale se trouve modifiée dans ses dispositions fondamentales. Et en particulier le domaine empirique où l'homme du XVIe siècle voyait encore se nouer les parentés, les ressemblances et les affinités et où s'entrecroisaient sans fin le langage et les choses tout ce champ immense va prendre une configuration nouvelle. (…)
D'abord, substitution de l'analyse à la hiérarchie analogique : au XVIe siècle, on admettait d'abord le système global des correspondances (la terre et le ciel, les planètes et le visage, la microcosme et le macrocosme), et chaque similitude singulière venait se loger à l'intérieur de ce rapport d'ensemble; désormais toute ressemblance sera soumise à l'épreuve de la comparaison, c'est-à-dire qu'elle ne sera admise qu'une fois trouvée, par la, mesure, l'unité commune, ou plus radicalement par l'ordre, l'identité et la série des différences De plus le jeu des similitudes était autrefois infini; il était toujours possible d'eu découvrir de nouvelles, et la seule limitation, venait de l'ordonnance des choses, de la finitude d'un monde resserré entre le macrocosme et le microcosme. Maintenant une énumération complète va devenir possible : soit sous la forme d'un recensement exhaustif de tous les éléments qui constitue l'ensemble envisagé; soit sous la forme d'une mise en catégories qui articule dans sa totalité le domaine étudié; soit enfin sous la forme d'une analyse d'un certain nombre de points, en nombre suffisant, pris tout au long de la série. La comparaison peut donc atteindre une certitude parfaite : jamais achevé, et toujours ouvert sur de nouvelles éventualités, le vieux système des similitudes pouvait bien, par voie de confirmations successives, devenir de plus en plus probable; il n'était jamais certain. L'énumération complète et la possibilité d'assigner en chaque point le passage nécessaire au suivant permet une connaissance absolument certaine des identités et des différences : « l'énumération seule peut nous permettre, quelle que soit la question à. laquelle nous nous appliquons, de porter toujours sur elle un jugement vrai et certain ». L'activité de l'esprit et c'est le quatrième point ne consistera donc plus à rapprocher les choses entre elles, à partir en quête de tout ce qui peut déceler en elles comme une parenté, une attirance, ou une nature secrètement partagée, mais au contraire à discerner: c'est-à-dire à établir les identités, puis la nécessité du passage à tous les degrés qui s'en éloignent. En ce sens, le discernement impose à la comparaison la recherche première et fondamentale de la différence : se donner par l'intuition une représentation distincte des choses, et saisir clairement le passage nécessaire d'un élément de la série à celui qui lui succède immédiatement. Enfin, dernière conséquence, puisque connaître, c'est discerner, l'histoire et la science vont se trouver séparées l'une de l'autre. (…) Dès lors, le texte cesse de faire partie des signes et des formes de la vérité; le langage n'est plus une des figures du monde, ni la signature imposée aux choses depuis le fond des temps. La vérité trouve sa manifestation et son signe dans la perception évidente et distincte. Il appartient aux mots de la traduire s'ils le peuvent; ils n'ont plus droit à en être la marque. Le langage se retire du milieu des êtres pour entrer dans son âge de transparence et de neutralité.
C'est là un phénomène général dans la culture du XVIIe siècle, plus général que la fortune singulière du cartésianisme.
(…) Car le fondamental, pour l'épistémè classique, ce n'est ni le succès ou l'échec du mécanisme, ni le droit ou l'impossibilité de mathématiser la nature, mais bien un rapport à la mathesis qui jusqu'à la fin du XVIIIe siècle demeure constant et inaltéré. Ce rapport présente deux caractères essentiels. Le premier c'est que les relations entre les êtres seront bien pensées sous la forme de l'ordre et de la mesure, mais avec ce déséquilibre fondamental qu'on peut toujours ramener les problèmes de la mesure à ceux de l'ordre. De sorte que le rapport de toute connaissance à la mathesis se donne comme la possibilité d'établir entre les choses, même non mesurables, une succession ordonnée. En ce sens l'analyse va prendre très vite valeur de méthode universelle; et le projet leibnizien d'établir une mathématique des ordres qualitatifs se trouve au cœur même de la pensée classique; c'est autour de lui que tout entière elle gravite. Mais d'autre part ce rapport à la mathesis comme science générale de l'ordre ne signifie pas une absorption du savoir dans les mathématiques, ni le fondement en elles de toute connaissance possible; au contraire, en corrélation avec la recherche d'une mathesis, on voit apparaître un certain nombre de domaines empiriques qui jusqu'à présent n'avaient été ni formés ni définis. En aucun de ces domaines, ou peu s'en faut, il n'est possible de trouver trace d'un mécanisme ou d'une mathématisation; et pourtant, ils se sont tous constitués sur fond d'une science possible de l'ordre. S'ils relevaient bien de l'Analyse en général, leur instrument particulier n'était pas la méthode algébrique mais le système des signes. Ainsi sont apparues la grammaire générale, l'histoire naturelle, l'analyse des richesses, sciences de l'ordre dans le domaine des mots, des êtres et des besoins; et toutes ces empiricités, neuves à l'époque classique et coextensives à sa durée (elles ont pour points de repères chronologiques Lancelot et Bopp, Ray et Cuvier, Petty et Ricardo, les premiers écrivant autour de 1660, les seconds autour des années 1800-1810), n'ont pu se constituer sans le rapport que toute l'épistémè de la culture occidentale a entretenu alors avec une science universelle de l'ordre.
Ce rapport à l'Ordre est aussi essentiel pour l'âge classique que le fut pour la Renaissance le rapport à l'Interprétation. Et tout comme l'interprétation du XVI siècle, superposant une sémiologie à une herméneutique, était essentiellement une connaissance de la similitude, de même, la mise en ordre par le moyen des signes constitue tous les savoirs empiriques comme savoirs de l'identité et de la différence. Le monde à la fois indéfini et fermé, plein et tautologique, de la ressemblance se trouve dissocié et comme ouvert en son milieu; sur un bord, on trouvera les signes devenus instruments de l'analyse, marques de l'identité et de la différence, principes de la mise en ordre, clefs pour une taxinomie; et sur l'autre, la ressemblance empirique et murmurante des choses, cette similitude sourde qui au-dessous de la pensée fournit la matière infinie des partages et des distributions. D'un côté, la théorie générale des signes, des divisions et des classements; de l'autre le problème des ressemblances immédiates, du mouvement spontané de l'imagination, des répétitions de la nature. Entre les deux, les savoirs nouveaux qui trouvent leur espace en cette distance ouverte.
(pp. 262-265) Travail, vie, langage LES NOUVELLES EMPIRICITÉS Voilà que nous nous sommes avancés bien loin au-delà de l'événement historique qu'il s'agissait de situer, bien loin au-delà des bords chronologiques de cette rupture qui partage en sa profondeur l'épistémè du monde occidental, et isole pour nous le commencement d'une certaine manière moderne de connaître les empiricités. C'est que la pensée qui nous est contemporaine et avec laquelle, bon gré mal gré, nous pensons, se trouve encore largement dominée par l'impossibilité, mise au jour vers la fin du XVIIIe siècle, de fonder les synthèses dans l'espace de la représentation, et par l'obligation corrélative, simultanée, mais aussitôt partagée contre elle-même, d'ouvrir le champ transcendantal de la subjectivité, et de constituer inversement, au-delà de l'objet, ces « quasi-transcendantaux » que sont pour nous la Vie, le Travail, le Langage. (…) Désormais le tableau, cessant d'être le lieu de tous les ordres possibles, la matrice de tous les rapports, la forme de distribution de tous les êtres en leur individualité singulière, ne forme plus pour le savoir qu'une mince pellicule de surface; les voisinages qu'il manifeste, les identités élémentaires qu'il circonscrit et dont il montre la répétition, les ressemblances qu'il dénoue en les étalant, les constances qu'il permet de parcourir ne sont rien de plus que les effets de certaines synthèses, ou organisations, ou systèmes qui siègent bien au-delà de toutes les répartitions qu'on peut ordonner à partir du visible. L'ordre qui se donne au regard, avec le quadrillage permanent de ses distinctions, n'est plus qu'un scintillement superficiel au-dessus d'une profondeur.
L'espace du savoir occidental se trouve prêt maintenant à basculer : la taxinomia dont la grande nappe universelle s'étalait en corrélation avec la possibilité d'une mathesis et qui constituait le temps fort du savoir à la fois sa possibilité première et le terme de sa perfection va s'ordonner à une verticalité obscure : celle-ci définira la loi des ressemblances, prescrira les voisinages et les discontinuités, fondera les dispositions perceptibles et décalera tous les grands déroulements horizontaux de la taxinomia vers la région un peu accessoire des conséquences. Ainsi, la culture européenne s'invente une profondeur où il sera question non plus des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes avec tous leurs chemins et parcours possibles, mais des grandes forces cachées développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, mais de l'origine, de la causalité et de l'histoire. Désormais, les choses ne viendront plus à la représentation que du fond de cette épaisseur retirée en soi, brouillées peut-être et rendues plus sombres par son obscurité, mais nouées fortement à elles-mêmes, assemblées ou partagées, groupées sans recours par la vigueur qui se cache là-bas, en ce fond. Les figures visibles, leurs liens, les blancs qui les isolent et cément leur profil ils ne s'offriront plus à notre regard que tout composés, déjà articulés dans cette nuit d'en dessous qui les fomente avec le temps.
Alors et c'est l'autre phase de l'événement le savoir en sa positivité change de nature et de forme. Il serait faux insuffisant surtout d'attribuer cette mutation à la découverte d'objets encore inconnus, comme le système grammatical du sanscrit, ou le rapport, dans le vivant, entre les dispositions anatomiques et les plans fonctionnels, ou encore le rôle économique du capital. Il ne serait pas plus exact d'imaginer que la grammaire générale est devenue philologie, l'histoire naturelle biologie, et l'analyse des richesses économie politique parce que tous ces modes de connaissance ont rectifié leurs méthodes, approché de plus près leur objet, rationalisé leurs concepts, choisi de meilleurs modèles de formalisation bref qu'ils se sont dégagés de leur préhistoire par une sorte d'auto-analyse de la raison elle-même. Ce qui a changé au tournant du siècle, et subi une altération irréparable, c'est le savoir lui-même comme mode d'être préalable et indivis entre le sujet qui connaît et l'objet de la connaissance; si on s'est mis à étudier le coût de la production, et si on n'utilise plus la situation idéale et primitive du troc pour analyser la formation de la valeur, c'est parce qu'au niveau archéologique la production comme figure fondamentale dans l'espace du savoir s'est substituée à l'échange, faisant apparaître d'un côté de nouveaux objets connaissables (comme le capital) et prescrivant de l'autre de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes (comme l'analyse des formes de production). De même, si on étudie, à partir de Cuvier, l'organisation, interne des êtres vivants, et si on utilise, pour ce faire, les méthodes de l'anatomie comparée, c'est parce que la Vie, comme forme fondamentale du savoir, a fait apparaître de nouveaux objets (comme le rapport du caractère à la fonction) et de nouvelles méthodes (comme la recherche des analogies). Enfin, si Grimm et Bopp essaient de définir les lois de l'alternance vocalique ou de la mutation des consonnes, c'est parce que le Discours comme mode du savoir a été remplacé par le Langage, qui définit des objets jusque-là inapparents (des familles de langues où les sytèmes grammaticaux sont analogues) et prescrit des méthodes qui n'avaient pas encore été employées (analyse des règles de transformation des consonnes et des voyelles). La production, la vie, le langage il n'y faut point chercher des objets qui se seraient, comme par leur propre poids, et sous l'effet d'une insistance autonome, imposés de l'extérieur à une connaissance qui trop longtemps les aurait négligés; il n'y faut pas voir non plus des concepts bâtis peu à peu, grâce à de nouvelles méthodes, à travers le progrès de sciences marchant vers leur rationalité propre. Ce sont des modes fondamentaux du savoir qui supportent en leur unité sans fissure la corrélation seconde et dérivée de sciences et de techniques nouvelles avec des objets inédits. La constitution de ces modes fondamentaux, elle est sans doute enfouie loin dans l'épaisseur des couches archéologiques : on peut, cependant, en déceler quelques signes à travers les œuvres de Ricardo pour l'économie, de Cuvier pour la biologie, de Bopp pour la philologie.
Le mode d'être de l'homme tel qu'il s'est constitué dans la pensée moderne lui permet de jouer deux rôles : il est à la fois \ au fondement de toutes les positivités et présent, d'une façon, qu'on ne peut même pas dire privilégiée, dans l'élément des choses empiriques. Ce fait il ne s'agit point là de l'essence en général de l'homme, mais purement et simplement de cet a priori historique, qui depuis le XIXe siècle, sert de sol presque évident à notre pensée ce fait est sans doute décisif pour le statut à donner aux « sciences humaines », à ce corps de connaissances (mais ce mot même est peut-être trop fort : disons, pour être plus neutre encore, à cet ensemble de discours) qui prend pour objet l'homme en ce qu'il a d'empirique.
(pp. 355-359) Les sciences humaines LE TRIÈDRE DES SAVOIRS (…) La première chose à constater, c'est que les sciences humaines n'ont pas reçu en héritage un certain domaine déjà dessiné, arpenté peut-être en son ensemble, mais laissé en friche, et qu'elles auraient eu pour tâche d'élaborer avec des concepts enfin scientifiques et des méthodes positives; le XVIIIe siècle ne leur a pas transmis sous le nom d'homme ou de nature humaine un espace circonscrit de l'extérieur, mais encore vide, que leur rôle eût été ensuite de couvrir et d'analyser. Le champ épistémologique que parcourent les sciences humaines n'a pas été prescrit à l'avance : nulle philosophie, nulle option politique ou morale, nulle science empirique quelle qu'elle soit, nulle observation du corps humain, nulle analyse de la sensation, de l'imagination ou des passions n'a jamais, au XVIIe et au XVIIIe siècle, rencontré quelque chose comme l'homme; car l'homme n'existait pas (non plus que la vie, le langage et le travail); et les sciences humaines ne sont pas apparues lorsque, sous l'effet de quelque rationalisme pressant, de quelque problème scientifique non résolu, de quelque intérêt pratique, on s'est décidé à faire passer l'homme (bon gré, mal gré, et avec plus ou moins de succès) du côté des objets scientifiques au nombre desquels il n'est peut-être pas prouvé encore qu'on puisse absolument le ranger; elles sont apparues du jour où l'homme s'est constitué dans la culture occidentale à la fois comme ce qu'il faut penser et ce qu'il y a à savoir. Il ne fait pas de doute, certes, que l'émergence historique de chacune des sciences humaines se soit faite à l'occasion d'un problème, d'une exigence, d'un obstacle d'ordre théorique ou pratique; il a certainement fallu les nouvelles normes que la société industrielle a imposées aux individus pour que, lentement, au cours du XIXe siècle, la psychologie se constitue comme science; il a aussi fallu sans doute les menaces qui depuis la Révolution ont pesé sur les équilibres sociaux, et sur celui-là même qui avait instauré la bourgeoisie, pour qu'apparaisse une réflexion de type sociologique. Mais si ces références peuvent bien expliquer pourquoi c'est bien en telle circonstance déterminée et pour répondre à telle question précise que ces sciences se sont articulées; leur possibilité intrinsèque, le fait nu que, pour la première fois depuis qu'il existe des êtres humains et qui vivent en. société, l'homme, isolé ou en groupe, soit devenu objet de science, cela ne peut pas être considéré ni traité comme un phénomène d'opinion : c'est un événement dans l'ordre du savoir.
Et cet événement s'est lui-même produit dans une redistribution générale de l'épistémè : lorsque, quittant l'espace de la représentation, les êtres vivants se sont logés dans la profondeur spécifique de la vie, les richesses dans la poussée progressive des formes de la production, les mots dans le devenir des langages. Il était bien nécessaire dans ces conditions que la connaissance de l'homme apparaisse, en sa visée scientifique, comme contemporaine et de même grain que la biologie, l'économie et la philologie si bien qu'on a vu en elle, tout naturellement, un des progrès les plus décisifs faits, dans l'histoire de la culture européenne, parla rationalité empirique. Mais puisqu'on même temps la théorie générale de la représentation disparaissait et que s'imposait en retour la nécessité d'interroger l'être de l'homme comme fondement de toutes les positivités, un déséquilibre ne pouvait pas manquer de se produire : l'homme devenait ce à partir de quoi toute connaissance pouvait être constituée en son évidence immédiate et non problématisée; il devenait, a fortiori, ce qui autorise la mise en question de toute connaissance de l'homme. De là cette double et inévitable contestation : celle qui forme le perpétuel débat entre les sciences de l'homme et les sciences tout court, les premières ayant la prétention invincible de fonder les secondes, qui sans cesse sont obligées de chercher leur propre fondement, la justification de leur méthode et la purification de leur histoire, contre le « psychologisme », contre le « sociologisme », contre 1'« historicisme »; et celle qui forme le perpétuel débat entre la philosophie qui objecte aux sciences humaines la naïveté avec laquelle elles essaient de se fonder elles-mêmes, et ces sciences humaines qui revendiquent comme leur objet propre ce qui aurait constitué jadis le domaine de la philosophie.
Mais que toutes ces constatations soient nécessaires, cela ne veut pas dire qu'elles se développent dans l'élément de la pure contradiction; leur existence, leur inlassable répétition depuis plus d'un siècle n'indiquent pas la permanence d'un problème indéfiniment ouvert; elles renvoient à une disposition épistémologique précise et fort bien déterminée dans l'histoire. A l'époque classique, depuis le projet d'une analyse de la représentation jusqu'au thème de la mathesis universalis, le champ du savoir était parfaitement homogène : toute connaissance, quelle qu'elle fût, procédait aux mises en ordre par l'établissement des différences et définissait les différences par l'instauration d'un, ordre : ceci était vrai pour les mathématiques, vrai aussi pour les taxinomies (au sens large) et les sciences de la nature; mais vrai également pour toutes ces connaissances approximatives, imparfaites et pour une grande part spontanées qui sont à l'œuvre dans la construction, du moindre discours ou dans les processus quotidiens de l'échange; c'était vrai enfin pour la pensée philosophique et ces longues chaînes ordonnées que les Idéologues, non moins que Descartes ou Spinoza, mais sur un autre mode, ont voulu établir pour mener nécessairement des idées les plus simples et les plus évidentes jusqu'aux vérités les plus composées. Mais à partir du XIXe siècle le champ épistémologique se morcelle, ou plutôt il éclate dans des directions différentes. On échappe difficilement au prestige des classifications et des hiérarchies linéaires à la manière de Comte; mais chercher à aligner tous les savoirs modernes à partir de mathématiques, c'est soumettre au seul point de vue de l'objectivité de la connaissance, la question de la positivité des savoirs, de leur mode d'être, de leur enracinement dans ces conditions de possibilité qui leur donne, dans l'histoire, à la fois leur objet et leur forme.
Interrogé à ce niveau archéologique, le champ de l’épistémè moderne ne s'ordonne pas à l'idéal d'une mathématisation parfaite, et il ne déroule pas à partir de la pureté formelle une longue suite de connaissances descendantes de plus en plus chargées d'empiricité. Il faut plutôt se représenter le domaine de l'épistémè moderne comme un espace volumineux et ouvert selon trois dimensions. Sur l'une d'entre elles, on situerait les sciences mathématiques et physiques, pour lesquelles l'ordre est toujours un enchaînement déductif et linéaire de propositions évidentes ou vérifiées; il y aurait, dans une autre dimension, des sciences (comme celles du langage, de la vie, de la production et de la distribution des richesses) qui procèdent à la mise en rapport d'éléments discontinus mais analogues, si bien qu'elles peuvent établir entre eux des relations causales et des constantes de structure. Ces deux premières dimensions définissent entre elles un plan commun : celui qui peut apparaître, selon le sens dans lequel on le parcourt, comme champ d'application des mathématiques à ces sciences empiriques, ou domaine du mathématisable dans la linguistique, la biologie et l'économie. Quant à la troisième dimension ce serait celle de la réflexion philosophique qui se développe comme pensée du Même; avec la dimension de l'a linguistique, de la biologie et de l'économie, elle dessine un plan commun : là peuvent apparaître et sont en effet apparues les diverses philosophies de la vie, de l'homme aliéné, des formes symboliques (lorsqu'on transpose à la philosophie les concepts et les problèmes qui sont nés dans différents domaines empiriques); mais là aussi sont apparues, si on interroge d'un point de vue radicalement philosophique le fondement de ces empiricités, des ontologies régionales qui essaient de définir ce que sont, en leur être propre, la vie, le travail et le langage; enfin la dimension philosophique définit avec celle des disciplines mathématiques un plan commun : celui de la formalisation de la pensée.
De ce trièdre épistémologique, les sciences humaines sont exclues, en ce sens du moins qu'on ne peut les trouver sur aucune des dimensions ni à la surface d'aucun des plans ainsi dessinés. Mais on peut dire aussi bien qu'elles sont incluses par lui, car c'est dans l'interstice de ces savoirs, plus exactement dans le volume défini par leurs trois dimensions qu'elles trouvent leur place. Cette situation (en un sens mineure, en un autre privilégiée) les met en rapport avec toutes les autres formes de savoir : elles ont le projet, plus ou moins différé, mais constant, de se donner ou en tout cas d'utiliser, à un niveau ou à un autre, une formalisation mathématique; elles procèdent selon des modèles ou des concepts qui sont empruntés à la biologie, à l'économie et aux sciences du langage; elles s'adressent enfin à ce mode d'être de l'homme que la philosophie cherche à penser au niveau de la finitude radicale, tandis qu'elles-mêmes veulent en parcourir les manifestations empiriques. C'est peut-être cette répartition en nuage dans un espace à trois dimensions qui rend les sciences humaines si difficiles à situer, qui donne son irréductible précarité à leur localisation dans le domaine épistémologique, qui les fait apparaître à la fois périlleuses et en péril. Périlleuses, car elles représentent pour tous les autres savoirs comme un danger permanent : certes, ni les sciences déductives, ni les sciences empiriques, ni la réflexion philosophique ne risquent,-si elles demeurent dans leur dimension propre, de « passer » aux sciences humaines ou de se charger de leur impureté; mais on sait quelles difficultés, parfois, rencontre l'établissement de ces plans intermédiaires qui unissent les unes aux autres les trois dimensions de l'espace épistémologique; c'est que la moindre déviation par rapport à ces plans rigoureux, fait tomber la pensée dans le domaine investi par les sciences humaines : de là le danger du « psychologisme », du « sociologisme », de ce qu'on pourrait appeler d'un mot l'« anthropologisme » qui devient menaçant dès que par exemple on ne réfléchit pas correctement les rapports de la pensée et de la formalisation, ou dès qu'on n'analyse pas comme il faut les modes d'être de la vie, du travail et du langage. L'« anthropologisation » est de nos jours le grand danger intérieur du savoir. On croit facilement que l'homme s'est affranchi de lui-même depuis qu'il a découvert qu'il n'était ni au centre de la création, ni au milieu de l'espace, ni peut-être même au sommet et à la fin dernière de la vie; mais si l'homme n'est plus souverain au royaume du monde, s'il ne règne plus au mitan de l'être, les « sciences humaines » sont de dangereux intermédiaires dans l'espace du savoir. Mais à dire vrai cette posture même les voue à une instabilité essentielle. Ce qui explique la difficulté des « sciences humaines », leur précarité, leur incertitude comme sciences, leur dangereuse familiarité avec la philosophie, leur appui mal défini sur d'autres domaines du savoir, leur caractère toujours second et dérivé, mais leur prétention à l'universel, ce n'est pas, comme on le dit souvent, l'extrême densité de leur objet; ce n'est pas le statut métaphysique, ou l'ineffaçable transcendance de cet homme dont elles parlent, mais bien la complexité de la configuration épistémologique où elles se trouvent placées, leur rapport constant aux trois dimensions qui leur donne leur espace.
(pp. 362-364) LA FORME DES SCIENCES HUMAINES (…) Les sciences humaines en effet s'adressent à l'homme dans la mesure où il vit, où il parle, où il produit. C'est comme être vivant qu'il croît, qu'il a des fonctions et des besoins, qu'il voit s'ouvrir un espace dont il noue en lui-même les coordonnées mobiles; d'une façon générale, son existence corporelle l'entrecroise de part en part avec le vivant; produisant des objets et des outils, échangeant ce dont il a besoin, organisant tout un réseau de circulation au long duquel court ce qu'il peut consommer et où lui-même se trouve défini comme un relais, il apparaît en son existence immédiatement enchevêtré aux autres; enfin parce qu'il a un langage, il peut se constituer tout un univers symbolique, à l'intérieur duquel il a rapport à son passé, aux choses, à autrui, à partir duquel il peut également bâtir quelque chose comme un savoir (singulièrement ce savoir qu'il a de lui-même et dont les sciences humaines dessinent une des formes possibles) On peut donc fixer le site des sciences de l'homme dans le voisinage, aux frontières immédiates et sur toute la longueur de ces sciences où il est question de la vie, du travail et du langage. Celles-ci ne viennent-elles pas justement de se former à l'époque où pour la première fois l'homme s'offre à la possibilité d'un savoir positif ? Pourtant ni la biologie, ni l'économie, ni la philologie ne doivent être prises pour les premières des sciences humaines ni pour les plus fondamentales. On le reconnaît sans mal pour la biologie qui s'adresse à bien d'autres vivants que l'homme; on a plus de difficultés à l'admettre pour l'économie ou la philologie qui ont pour domaine propre et exclusif des activités spécifiques de l'homme. Mais on ne se demande pas pourquoi la biologie ou la physiologie humaines, pourquoi l'anatomie des centres corticaux du langage ne peuvent en aucune manière être considérées comme des sciences de l'homme. C'est que l'objet de celles-ci ne se donne jamais sur le mode d'être d'un fonctionnement biologique (ni même de sa forme singulière et comme de son prolongement en l'homme) ; il en est plutôt l'envers, la marque en creux ; il commence là où s'arrête, non pas l'action ou les effets, mais l'être propre de ce fonctionnement, là où se libèrent des représentations, vraies ou fausses, claires ou obscures, parfaitement conscientes ou engagées dans la profondeur de quelque somnolence, observables directement ou indirectement, offertes en ce que l'homme énonce lui-même, ou repérables seulement de l'extérieur; la recherche des liaisons intracorticales entre les différents centres d'intégration du langage (auditifs, visuels, moteurs) ne relève pas des sciences humaines; mais celles-ci trouveront leur espace de jeu dès qu'on interrogera cet espace de mots, cette présence ou cet oubli de leur sens, cet écart entre ce qu'on veut dire et l'articulation où cette visée s'investit, dont le sujet n'a peut-être pas conscience, mais qui n'auraient aucun mode d'être assignable, si ce même sujet n'avait des représentations.
D'une façon plus générale, l'homme pour les sciences humaines, ce n’est pas ce vivant qui a une forme bien particulière (une physiologie assez spéciale et une autonomie à peu près unique); c’est ce vivant qui à l’intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en comble et par laquelle il est traversé en tout son être, constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se représenter justement la vie. De même, l'homme a beau être au monde, sinon la seule espèce qui travaille, du moins celle chez qui la production, la distribution, la consommation des biens ont pris tant d'importance et reçu des formes si multiples et si différenciées, l'économie n'est pas pour cela une science humaine. On dira peut-être qu'elle a recours pour définir des lois qui sont pourtant intérieures aux mécanismes de la production (comme l'accumulation du capital ou les rapports entre le taux des salaires et les prix de revient) à des comportements humains, et une représentation qui le fondent (l'intérêt, la recherche du profit maximum, la tendance à l'épargne); mais ce faisant, elle utilise les représentations comme réquisit d un fonctionnement (qui passe, en effet, par une activité humaine explicite) ; en revanche il n'y aura science de l'homme que si on s'adresse à la manière dont les individus ou les groupes se représentent leurs partenaires, dans la production et dans l'échange, le mode sur lequel ils éclairent ou ignorent ou masquent ce fonctionnement et la position qu'ils y occupent, la façon dont ils se représentent la société où il a lieu, la manière dont ils se sentent intégrés à elle ou isolés, dépendants, soumis ou libres; l'objet des sciences humaines n'est pas cet homme qui depuis l'aurore du monde, ou le premier cri de son âge d'or est voué au travail; c'est cet être qui, de l'intérieur des formes de la production par lesquelles toute son existence, est commandée, forme la représentation de ces besoins, de la société par laquelle, avec laquelle ou contre laquelle il les satisfait, si bien qu'à partir de là il peut finalement se donner la représentation de l'économie elle-même. Quant au langage, il en est de même : bien que l'homme soit au monde le seul être qui parle, ce n'est point science humaine que de connaître les mutations phonétiques, la parenté des langues, la loi des glissements sémantiques; en revanche, on pourra parler de science humaine dès qu'on cherchera à définir la manière dont les individus ou les groupes se représentent les mots, utilisent leur forme et leur sens, composent des discours réels, montrent et cachent en eux ce qu'ils pensent, disent, à leur insu peut-être, plus ou moins qu'ils ne veulent, laissent en tout cas, de ces pensées, une masse de traces verbales qu'il faut déchiffrer et restituer autant que possible à leur vivacité représentative. L'objet des sciences humaines, ce n'est donc pas le langage (parlé pourtant par les seuls hommes), c'est cet être qui, de l'intérieur du langage par lequel il est entouré, se représente, en parlant, le sens des mots ou des propositions qu'il énonce, et se donne finalement la représentation du langage lui-même.
On voit que les sciences humaines ne sont pas analyse de ce que l'homme est par nature; mais plutôt analyse qui s'étend entre ce qu'est l'homme en sa positivité (être vivant, travaillant, parlant) et ce qui permet à ce même être de savoir (ou de chercher à savoir) ce que c'est que la vie, en quoi consistent l'essence du travail et ses lois, et de quelle manière il peut parler.
Fin de l'extrait.