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http://dx.doi.org/doi:10.1522/030163238

Collection « Méthodologie en sciences sociales »

TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

Organisation sociale et dépendance hiérarchique:
Stanley Milgram, Soumission à l'autorité
”.
Extrait de: Stanley Milgram, Soumission à l'autorité.
Paris, Calmann-Lévy, Éditeur, 1974, pp. 169-190.

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Stanley Milgram, Organisation sociale et dépendance hiérarchique”.

Durant les années 1960 aux USA, intrigué autant qu’alarmé par l’obéissance disciplinée qui, dans le nazisme puis dans la guerre du Viêt Nam, avait transformé tant d’individus ordinaires en bourreaux intraitables, le docteur en psychologie sociale Stanley Milgram s’appliqua à identifier et à mesurer expérimentalement les facteurs de la soumission à l’autorité. Par une annonce dans la presse locale, il proposa à divers citoyens américains de se prêter volontairement durant une heure, en échange d’une modeste indemnisation, à une prétendue expérience scientifique supposée étudier la mémoire et l’apprentissage. Dans un décor en apparence « scientifique », sous la conduite d’un expérimentateur en blouse grise chargé de développer les connaissances « scientifiques » pour le bien de la collectivité, chaque sujet devait, en tant qu’enseignant (ou moniteur), faire apprendre à un « élève » (autre citoyen ordinaire qui s’était présenté avec lui sur les lieux de l’expérience) une série de couples de mots qu’il avait pour tâche de lui dicter, chaque erreur de l’élève devant être sanctionnée et corrigée « pédagogiquement » par l’enseignant avec une décharge électrique croissante, laquelle pouvait finalement atteindre 450 volts, cela sous l’autorité et les encouragements de l’expérimentateur prenant explicitement toute la responsabilité du processus en affirmant par ailleurs que les décharges ne pouvaient provoquer de lésions durables.

À la grande surprise de Milgram même qui, comme tous les psychiatres consultés, n’avait escompté qu’un faible taux d’obéissance dans des circonstances aussi immorales pour un « enseignant » et cruelles pour un « élève », dans les protocoles d’expérience les plus déterminants (plusieurs modalités ayant été mises en scène pour évaluer l’influence des différents facteurs susceptibles d’agir sur l’obéissance et de la favoriser plus ou moins), près de 65% des « enseignants », citoyens pourtant par ailleurs pacifiques et moraux, allèrent jusqu’à infliger les décharges maximales qui se trouvaient cependant placées sous la mention « Attention : choc dangereux », et cela malgré les protestations véhémentes de la victime et malgré tous les signes de détresse et même de quasi-mort présentés par celle-ci (parmi les 35% restants, la grande majorité des « enseignants » avait assez obéi pour infliger impitoyablement des décharges relativement graves et douloureuses). 

Bien sûr, « l’élève » était en réalité un comédien compère qui ne recevait aucune décharge électrique en dépit des apparences qu’il manifestait. Toutefois, le « moniteur », lui totalement naïf, restait convaincu jusqu’à la fin de l’expérience qu’il faisait souffrir son élève, assez convaincu même pour manifester dans la plupart des cas un violent stress révélant un conflit intérieur provenant de son désaccord croissant avec le déroulement de l’expérience, désaccord cependant toujours vaincu dans la majorité des cas.

Comment expliquer ces inquiétants résultats et ce qu’ils révèlent des excès que peuvent entraîner les diverses soumissions à l’autorité qui structurent notre société ?

En ce qui concerne les facteurs originaires de la soumission de l’individu face à l’autorité, les études et interprétations de Milgram reposent sur une théorie de base que l’on peut essayer de décrire et d’expliquer ainsi.

D’abord, considérons que l’insertion de l’individu dans une collectivité inorganisée l’expose (ou plus précisément lui paraît l’exposer) à une paralysie pratique et à une dangereuse impuissance qui découlent du chaos de la multiplicité. En effet, si, solitairement, il peut agir directement et sans entrave en conformité à ses intérêts, dès qu’il se trouve assemblé à d’autres aussi libres que lui, il ne pourrait agir d’une façon rationnelle et suivie (selon son point de vue) que si ceux-ci suivaient exactement la même pensée et la même volonté que lui, condition irréalisable étant donné qu’entre les individus subsistent toujours des différences (qui précisément délimitent les individus). Le regroupement d’individus, dans un stade initial, produit de la sorte un agrégat chaotique de divergences qui se neutralisent réciproquement, la somme des intellections et des volontés des individus risquant d’aboutir à zéro. Or, une collectivité qui ne ressent pas, ne pense pas et n’agit pas d’une unique façon (c’est-à-dire d’une façon cohérente, c’est-à-dire comme un organisme autonome) n’est qu’un amas incapable de s’adapter à son environnement et incapable donc d’y survivre. Devant cette menace vitale, chaque individu est conduit à rechercher une instance transcendante qui, placée au-dessus de la collectivité, communique à celle-ci la cohérence individuelle de sa volonté et de son intellection. C’est ici que naît le besoin d’un « chef », d’un « guide », d’une « direction », qui, selon les circonstances historiques, peut décider des conduites à prendre autant selon des visées religieuses ou politiques que selon des impératifs dits « scientifiques » (souvent avec un mélange de ces motifs et mobiles).

En fait, toute société qui dépasse le stade de la foule ne devient telle qu’en se hiérarchisant intérieurement. Toute forme de pouvoir (au sens politique) autre que l’anarchie constitue une organisation qui, pour être opérationnelle face à son environnement d’action, s’oppose aux dysfonctionnements issus des divergences individuelles et donc prive systématiquement ses membres non seulement de leur liberté originaire, mais aussi de leur autonomie intellectuelle et affective. 

C’est donc parce que chaque individu se trouve dans une collectivité, qu’il fait l’expérience (ou croire faire l’expérience) de la nécessité de se soumettre à une autorité couvrant et unifiant cette collectivité, et cette soumission nécessite et fait accepter du même coup chez lui l’abolition de l’intellection et de la volonté personnelles, c’est-à-dire accepter la soumission passive et automatique au commandement externe qu’il a besoin de faire s’accomplir chez les autres comme chez lui. L’individu renonce en commun à l’autonomie pour que lui et tous les autres puissent prendre respectivement une place d’agent exécutant en hétéronomie, mécaniquement (c’est-à-dire sans réflexion), les ordres assurant la coordination générale dans une division sociale du travail.

Ce renoncement s’effectue d’autant plus pleinement qu’il est motivé par une sorte de devoir d’honneur : pour l’individu auquel est confié le soin d’exécuter un « ordre » (ordre dont dépend aussi l’ « ordre » du monde social menacé de chaos et de destruction) une morale supérieure remplace sa morale individuelle en lui enjoignant de se montrer digne de la confiance que lui faite le commandeur (et derrière lui la « Société »). L’individu se sent d’autant plus engagé dans cette voie qu’il sait et qu’on sait qu’au départ il s’est de lui-même et quasi spontanément engagé à obéir (par son intérêt personnel à échapper à la menace du chaos collectif de l’anarchie et son intérêt à s’intégrer dans une communauté) : en refusant de désobéir, il refuse en conséquence de se démentir et de trahir le pacte qu’il a passé avec la collectivité.

Cette conjonction de facteurs opère ainsi une démission de la conscience morale et de l’activité rationnelle qui place l’individu dans un état où il devient ainsi capable de participer à des actes dont il s’abstiendrait par scrupule ou prudence s’il se trouvait encore dans sa position individualiste. C’est dans ces conditions, entre autres, que les horreurs les plus absurdes ont pu se perpétrer dans l’histoire.

 Cette soumission à l’autorité n’est cependant pas incompatible avec un rôle d’autorité, bien au contraire. Celui qui en « inférieur » obéit à la régulation transcendante communiquée par un « supérieur » peut jouer aussi le « supérieur » d’un autre « inférieur » auquel il transmet une part des « ordres », dans une parcellisation du travail qui spécialise chaque membre en ne lui faisant exécuter toujours qu’une partie de l’action totale qui n’est jamais entièrement et réellement accomplie par quiconque en n’étant que la résultante de la collaboration de l’ensemble des membres (cette décomposition de la tâche facilitant d’ailleurs la soumission à l’autorité dans les actes les plus immoraux en divisant pour chacun la part d’immoralité qu’il exécute). Au sein du groupement hiérarchique, les plus soumis à l’autorité sont ou seraient aussi les plus prescripteurs et commandeurs de l’autorité, dans une même personnalité autoritaire. Car c’est bien parce que la personne investie d’une autorité apparaît manifestement comme obéissant elle-même à l’autorité transcendante que les agents lui obéissent sans hésiter. Autrement dit, dans le groupement hiérarchique, on obéit toujours à l’autorité abstraite, méta-individuelle, et non pas à une personne concrète, dans un univers dépersonnalisé, robotisé, chosifié (comme les uniformes, les attitudes stéréotypées, les formules traditionnelles et répétées) où tout apparaît formé avec la froide matière des mécanismes de la nécessité logique. Ce qui parait donc « imposant » dans l’individu investi d’une « autorité » et auquel on obéit, c’est que s’impose en lui, par lui et pour lui une puissance supérieure, indépendante de lui, non humaine finalement et dont les exigences sont censées « pouvoir » sauver tous ceux qui doivent les accomplir.

Au bout du compte, l’individu, ou plutôt ce qui en reste, totalement déresponsabilisé face à une action qu’en amont il n’a pas conçue et qu’en aval il ne réalise pas pleinement, ne trouve plus en lui assez de ressource pour s’opposer au mouvement qui l’entraîne.

L’extrait proposé ci-dessous précise « la mise en situation » ou la « mise en scène » qui conditionne chez l’individu une attitude soumise à l’autorité. On y retrouvera, sous leurs principaux aspects, l’ascendance de l’ordre social général, la structuration d’un espace spécifique, la force d’une idéologie légitimatrice, la soumission individuelle à l’autorité individuelle par solidarité sociale comme par compensation d’un sentiment de faiblesse et de vulnérabilité dans un contexte non directement maîtrisable, la parcellisation sérielle de la procédure, la dépersonnalisation et la déresponsabilisation des fonctions respectives, puis enfin le besoin de cohésion et de cohérence, la solidarité situationnelle, la protection de l’image de soi et la fuite dans l’action qui favorisent le « jusqu'au-boutisme » du « soumis ».

Le lecteur ne se trompera pas cependant en supposant que toute cette « mise en scène » et ce conditionnement s’imposent unilatéralement à l’individu qui va obéir ; il faudra au contraire se souvenir, comme nous l’avons précédemment expliqué, que cet individu se soumet volontairement à un dispositif autoritaire qu’il réclame ou que du moins il attend avec un certain désir dans les rapports fondamentaux que cet individu entretient avec l’organisation sociale.

Quant à la méthodologie des sciences sociales, nous entrapercevrons l’utilité des éclairages qu’apporte indirectement l’expérience de Milgram. Certes, les applications de ses enseignements au champ de cette méthodologie ne semblent évidement pas aussi dramatiques ni d’ailleurs aussi importants qu’elles le sont dans les affaires sociales en général, notamment politiques et militaires. Notons cependant d’abord que d’une certaine façon, même si cela n’entre pas dans son intention, Milgram produit paradoxalement une critique des conditions des expériences de psychologie sociale telles qu’elles sont réalisées ou réalisables en laboratoire de recherche. En effet, les réactions des sujets d’expérience doivent aussi être expliquées par l’influence « autoritaire » du cérémonial, du décorum et de l’idéologie proscientifique qui bâtissent le cadre apparent de l’expérimentation. Puis en dehors des expériences de psychologie sociale, dans les enquêtes sociologiques, quelle part de « soumission à l’autorité » entre dans « l’obéissance » du sujet qui répond à un questionnaire ou à un entretien proposé par un « spécialiste » scientifique qui a toute « autorité » en la matière et qui au nom de « la science » demande une participation en invoquant la nécessité de servir un idéal collectif si profitable?

Chez la personne dont le chercheur en sciences sociales réclame des informations verbales ou écrites, la réflexion personnelle, l’indépendance morale, la capacité à s’affirmer et à résister sont exposées à diminuer à mesure que la méthodologie du protocole de recueil des données se manifeste plus rigoureuse, plus autarcique et plus imposante (qu’on songe au soin que le chercheur croit avoir intérêt à apporter dans la présentation de son enquête pour en « montrer l’importance et le sérieux » ; qu’on songe aussi à toutes les précautions qu’il croit devoir prendre pour rendre son enquête plus sûre et commode, par exemple d’isoler avec lui son interrogé ou son interviewé dans un espace et un temps nettement séparés des « perturbations » de la vie courante, etc.).  Ce qui est étrangement dangereux dans cette situation réside dans le fait que plus le chercheur en sciences sociales se veut personnellement « neutre », « objectif », « scientifique », c’est-à-dire plus il se veut un simple « agent » obéissant lui-même à des impératifs impersonnels de rationalité collective, plus ainsi, comme nous l’avons expliqué, il revêt les attributs de « l’autorité » et risque de transmettre son état à son interlocuteur en modifiant son questionné ou son interviewé jusqu’à en faire un « agent » dépersonnalisé (dont les réponses ne sont plus alors qu’un reflet ou un écho des déterminations du rôle qui lui est attribué). Nous retrouvons là, porté à son comble, l’artefact typique de la recherche qui ne trouve que ce qu’elle produit.

Aussi apparaissent relativement préférables, sous ce point de vue critique, les procédés de l’observation directe et participante où les sujets susceptibles de procurer des informations sur le monde social restent immergés dans leurs actions courantes au sein de leur milieu ordinaire (« naturel ») dans lequel c’est au chercheur de s’immiscer et se fondre sans y faire entrer rien d’autre que son regard et son écoute et surtout sans introduire les sujets dans un autre réseau de rapports hiérarchiques que ceux auxquels ils participent déjà, car il ne s’agit pas (hélas peut-être) d’éliminer toute « soumission à l’autorité », mais du moins de pouvoir l’étudier sans rien n’y ajouter.

Bernard Dantier, sociologue
7 mai 2009.


Extrait de: Stanley Milgram, Soumission à l'autorité.
Paris, Calmann-Lévy, Éditeurs, 1974, pp. 169-190.

SOMMAIRE

Le processus de l'obéissance :
application de l'analyse à l'expérience

CONDITIONS PRÉALABLES DE L’OBÉISSANCE

La famille
Le cadre institutionnel
Récompenses
Conditions préalables immédiates

L'ÉTAT AGENTIQUE

Quelles sont ses qualités propres et ses répercussions sur le sujet ?
Syntonisation
Nouvelle définition de la signification de la situation
Perte du sens de la responsabilité
Image de soi
Les ordres et l'état agentique

FACTEURS DE MAINTENANCE

Continuité de l'action
Obligations inhérentes à la situation
Anxiété

Le processus de l'obéissance :
application de l'analyse à l'expérience

Maintenant que l'état agentique se trouve au centre de notre analyse (…), certaines questions-clés se posent. En premier lieu, quelles sont les conditions requises pour qu'un individu passe de l'état autonome à l'état agentique ? (conditions préalables). En second lieu, une fois ce changement survenu, quelles en sont les répercussions sur ses traits comportementaux et psychologiques ? (conséquences). Enfin, en troisième lieu, qu'est-ce qui contraint l'individu à demeurer dans l'état agentique ? (facteurs de maintenance). Nous faisons ici une distinction entre les conditions qui déterminent son entrée dans un état et celles qui l'y maintiennent. Étudions maintenant ce processus en détail.

CONDITIONS PRÉALABLES DE L’OBÉISSANCE

Nous devons tout d'abord examiner les forces qui ont agi sur l'individu avant qu'il devienne notre sujet, ces forces qui ont modelé son orientation fondamentale vis-à-vis de la société et préparé le terrain de l'obéissance.

La famille

Le sujet a grandi au milieu de structures d'autorité. Depuis son plus jeune âge, il a été soumis à la discipline imposée par ses parents, ce qui lui a inculqué un sentiment de respect pour l'autorité des adultes. Les injonctions familiales sont également à la source des impératifs éthiques. Cependant, quand un père donne à son enfant une prescription morale à suivre, il joue en réalité sur deux tableaux. D'une part, il lui expose la nature spécifique d'un ordre à exécuter. D'autre part, il l'exerce à se plier à l'exigence de l'autorité en soi. Ainsi, quand le père ou la mère disent : « Ne frappe pas des enfants plus petits que toi », ils ne fournissent pas un seul impératif, mais deux. Le premier concerne la façon dont celui qui reçoit l'ordre doit traiter les enfants plus petits (prototypes des faibles et des innocents); le second impératif, implicite, se formule ainsi : « Et obéis-moi ! » (…)

Ainsi donc, la genèse même de nos idéaux moraux est inséparable de la façon dont ils nous ont été inculqués. De plus, l'exigence de la soumission demeure la seule constante de toute une variété d'ordres spécifiques et de ce fait, elle tend à acquérir une force prédominante qui l'emporte sur le contenu de l'ordre moral[1]

Le cadre institutionnel

Dès que l'enfant émerge du cocon familial, il est transféré dans un système d'autorité institutionnel, l'école. Là, on ne l'initie pas seulement à un mode de vie particulier, mais encore on lui apprend à fonctionner à l'intérieur d'un cadre organisationnel. Ses actions sont réglementées en majeure partie par ses maîtres; toutefois, il s'aperçoit vite que ceux-ci sont également soumis à la discipline et aux exigences du directeur. Il se rend compte que l'arrogance, loin d'être passivement acceptée par l'autorité, encourt le blâme, et que la déférence constitue la seule attitude convenable et satisfaisante à tous égards.

Les vingt premières années de la vie d'un individu se passent à fonctionner en tant qu'élément subordonné dans un système d'autorité et, quand il quitte l'école, le sujet mâle opte pour une profession civile ou pour la carrière militaire. Dans le premier cas, il apprend que si l'expression discrète d'une certaine divergence d'opinions est tolérée, une attitude implicite de soumission est indispensable à l'harmonie des rapports avec les représentants de l'autorité. Quelle que soit la liberté accessoire accordée au subalterne, la situation a été définie de façon telle qu'il doit nécessairement accomplir une tâche prescrite par son supérieur.

Si toutes les sociétés, primitives ou évoluées, possèdent nécessairement des structures d'autorité, la nôtre présente la caractéristique supplémentaire d'inculquer à ses membres l'habitude de se soumettre à des autorités impersonnelles. Le degré d'obéissance n'est probablement pas moindre chez un Achanti que chez un ouvrier d'usine américain, mais alors que tous les représentants de l'autorité sont personnellement connus de l'indigène, le monde industriel moderne contraint les individus à se soumettre à des entités impersonnelles, à une autorité abstraite symbolisée par des insignes, un uniforme ou un titre.

Récompenses

Dans ses rapports avec l'autorité, l'individu se trouve perpétuellement confronté avec une structure de récompenses : la docilité lui vaut généralement une faveur quelconque alors que la rébellion entraîne le plus souvent un châtiment. Parmi les nombreuses formes de récompense décernées à la soumission inconditionnelle, la plus ingénieuse reste celle qui consiste à placer l'individu dans une niche de la structure dont il fait partie. Elle offre en effet le double avantage de motiver le comportement du premier et de perpétuer la seconde. Cette forme de récompense, « la promotion », est ressentie avec une profonde satisfaction par le bénéficiaire, mais elle a pour principal mérite d'assurer la continuité de la hiérarchie.

Le résultat net de ce mode d'organisation est l'intériorisation de l'ordre social. Autrement dit, l'individu adopte pour son compte personnel l'ensemble des axiomes qui régissent la vie collective, le principal étant : « Faites ce que votre supérieur vous dit. » De même que nous assimilons les règles de la grammaire et que nous pouvons ainsi comprendre et prononcer de nouvelles phrases, de même nous faisons nôtres des préceptes de la vie sociale qui nous permettent de satisfaire aux exigences de la communauté dans des situations diverses. De tout l'éventail de ces règles, celle qui requiert la soumission à l'autorité occupe assurément la place privilégiée.

C'est pourquoi il faut compter parmi les conditions préalables de l'obéissance l'expérience familiale de l'individu, le cadre social bâti sur des systèmes d'autorité impersonnels et l'extension à tous les échelons d'une structure de récompenses où soumission et rébellion entraînent les sanctions correspondantes. Bien que ces conditions fournissent sans aucun doute le contexte général qui a modelé les conduites habituelles de nos sujets, leur étude dépasse le cadre d'une investigation scientifique. Elles ne déclenchent pas directement le passage à l'état agentique. Tournons-nous maintenant vers les facteurs plus immédiats qui, dans la situation de laboratoire, déterminent ce changement.

Conditions préalables immédiates

Perception de l'autorité. Il y a pour première condition nécessaire à la conversion à l'état agentique la perception d'une autorité légitime. Du point de vue psychologique, celle-ci appartient à la personne qui occupe une position où on lui reconnaît le droit de commander dans une situation donnée. La perception de l'autorité se trouve liée aux conditions où elle s'exerce et ne se prolonge pas obligatoirement en dehors de ses limites. Par exemple, si l'expérimentateur rencontrait le sujet dans la rue, il n'aurait aucune influence sur lui. L'autorité d'un pilote sur ses passagers ne s'étend pas au-delà de son appareil.

L'autorité s'appuie sur des normes : nous admettons volontiers que dans certaines situations, un contrôle social soit exercé par un personnage représentant l'autorité. Elle n'est pas obligatoirement associée à la notion de « prestige » : c'est ainsi qu'au théâtre, nous nous soumettons généralement sans protester au contrôle de l'ouvreuse. La puissance de l'autorité ne vient pas des caractéristiques personnelles de celui en qui elle s'incarne, mais de la clarté de sa perception dans une structure sociale.

La question de savoir par quels moyens elle se fait reconnaître ne paraît pas, à première vue, devoir se poser. Nous semblons invariablement savoir qui est au poste de commande. Toutefois, nous pouvons examiner ce comportement au laboratoire pour essayer d'en analyser le processus.

En premier lieu, le sujet aborde cette situation avec la conviction a priori que quelqu'un la dirige. Lorsque l'expérimentateur se présente à lui, il comble donc l'attente du sujet. En conséquence, il n'a pas à faire valoir son autorité, mais simplement à s'identifier avec elle. Il y parvient grâce à quelques remarques préliminaires et puisque ce rituel bien défini correspond exactement à ce que le sujet attend d'un responsable, toute idée de contestation est écartée. Autre facteur auxiliaire : l'assurance de l'expérimentateur, l'impression d'autorité qui émane de sa personne. De même qu'un domestique a un maintien déférent, de même son maître a naturellement une présence qui impose son statut dominant sans qu'il ait à le définir verbalement.

En second lieu, l'autorité a souvent recours à la tenue vestimentaire pour se faire reconnaître d'emblée dans une situation donnée. Notre expérimentateur portait la blouse grise du technicien qui symbolisait son appartenance au laboratoire. Tenues de policiers, de militaires, et autres uniformes de service, sont les signes extérieurs de l'autorité les plus courants dans la vie quotidienne.

En troisième lieu, le sujet note l'absence d'autorités rivales. Nul autre ne revendiquant la responsabilité, il est légitimement fondé à penser que l'expérimentateur est bien l'homme de la situation. Enfin, il faut tenir compte également de l'absence d'anomalies flagrantes (par exemple, un enfant ne saurait prétendre à ce rôle).

C'est donc à l'apparence de l'autorité et non à sa qualité intrinsèque que le sujet répond. À moins que ne surgissent des informations contradictoires ou ne se produisent des faits trop insolites, la simple affirmation de l'autorité par son détenteur est presque toujours suffisante. [2]

Entrée dans le système d'autorité. La deuxième condition qui déclenche la conversion à l'état agentique est l'acte par lequel l'individu reconnaît l'appartenance de la personne au système d'autorité qu'elle prétend représenter. La perception de l'autorité ne suffit pas, encore faut-il qu'il y ait une relation directe entre elle et nous. Ainsi, lorsque nous regardons un défilé militaire et que nous entendons un officier crier : « Demi-tour à gauche ! », nous ne bougeons pas, parce que nous ne nous définissons pas comme ses subordonnés. Il y a toujours un état transitoire entre le moment où nous sommes à l'extérieur du système d'autorité et celui où nous nous retrouvons à l'intérieur. Les systèmes d'autorité sont fréquemment limités par un contexte physique. Aussi ne nous soumettons-nous à leur influence qu'à partir de l'instant précis où nous franchissons effectivement le seuil de leur domaine. Le fait que notre expérience ait eu pour cadre un laboratoire scientifique compte pour beaucoup dans la proportion élevée du taux d'obéissance que nous avons obtenu. Conscient que l'expérimentateur est le « propriétaire légitime » de cet espace défini, le sujet estime qu'il doit agir avec la même courtoisie qu'un invité chez son hôte. Si l'expérience se déroulait ailleurs que dans un laboratoire, il y aurait une réduction sensible du taux d'obéissance[3]

Facteur plus important encore dans le cadre de notre expérience, c'est volontairement que le sujet a pénétré dans le royaume particulier de l'autorité. Tous les participants sont venus de leur plein gré. Cette libre adhésion a pour effet psychologique de créer chez le sujet un double sentiment d'engagement et d'obligation morale qui jouera par la suite son rôle en le maintenant dans la situation qu'il a choisi d'assumer.

Si nos sujets avaient été contraints à participer à l'expérience, peut-être se seraient-ils également soumis à l'autorité, mais les mécanismes psychologiques en jeu auraient été tout différents de ceux que nous avons observés. D'une manière générale, chaque fois qu'elle en a la possibilité, la société essaie de susciter cette libre adhésion à ses diverses institutions. Dans l'armée, les recrues prêtent serment de fidélité et les engagés volontaires sont préférés aux appelés. Lorsque les individus se soumettent à l'autorité qui leur est imposée par la force — par exemple, sous la menace du revolver — l'obéissance obtenue dans de telles circonstances ne dure qu'autant que s'exerce la surveillance directe. Dès que l'homme au revolver s'en va ou que disparaît la notion de danger qu'il représente, l'obéissance cesse immédiatement. Dans le cas de la soumission volontaire à une autorité légitime, les principales sanctions du refus d'obéissance émanent de l'intéressé lui-même. Elles ne dépendent pas de contraintes extérieures, mais proviennent du degré de l'engagement que le sujet estime avoir contracté. En ce sens, l'obéissance répond à une motivation intériorisée et non à une simple cause externe.

Coordination entre l'ordre et la jonction d'autorité. L'autorité est la perception de l'existence d'un contrôle social à l'intérieur d'un entourage spécifique qui détermine la catégorie d'ordres logiquement appropriés à son exercice. Il doit en général y avoir quelque lien intelligible entre la fonction du détenteur de l'autorité et la nature des ordres qu'il donne. La relation peut être plus ou moins claire, mais il faut que dans l'ensemble, elle soit cohérente. Ainsi, dans le domaine militaire, un officier est en droit d'assigner à son subalterne une mission extrêmement dangereuse. Par contre il ne peut le contraindre à embrasser sa petite amie. Dans le premier cas, l'ordre est logiquement lié à la fonction générale de l'armée, dans le second, ce rapport n'existe pas.

En ce qui concerne notre investigation, le sujet agit dans les conditions d'une expérience sur la mémoire et l'apprentissage et il estime les injonctions de l'expérimentateur en accord avec son rôle. Dans le cadre du laboratoire, il les trouve pertinentes, même si par la suite il doit en contester certains développements particuliers.

Du fait que l'expérimentateur donne ses ordres dans un milieu qu'il est censé bien connaître, son pouvoir s'en trouve accru. Les supérieurs passent généralement pour être plus qualifiés que leurs inférieurs; que cela s'avère ou non, ce concept n'en définit pas moins la situation. Même quand un subordonné possède un niveau de connaissance technique plus élevé que son chef direct, il ne doit pas se croire autorisé pour autant à lui dénier le droit de commander ; il ne peut que lui communiquer ses informations afin que celui-ci en dispose comme il l'entendra. Typiquement, il y a tension dans les systèmes d'autorité quand l'incompétence du responsable en titre risque de mettre ses subordonnés en danger. [4]

L'idéologie dominante. La perception de l'existence légitime d'un contrôle social à l'intérieur d'une situation définie est une des conditions préalables de la conversion à l'état agentique. Mais la légitimité de la situation elle-même dépend de sa relation avec une idéologie justificatrice.

Quand les sujets se présentent au laboratoire et reçoivent les instructions de l'expérimentateur, ils ne s'écrient pas avec effarement : « Je n'ai jamais entendu parler de la science. Que voulez-vous dire par là ? » Dans ce cas précis, l'idée de la science et la reconnaissance de son utilité en tant qu'entreprise sociale légitime fournissent à l'expérience la justification de l'idéologie dominante. Les affaires, l'église, le gouvernement, l'enseignement représentent autant de domaines normaux de l'activité humaine qui, d'une part, sont légitimés par les valeurs et les besoins de la société et d'autre part, sont acceptés par le citoyen type comme inhérents au monde où il est né et où il vit. L'obéissance pourrait être obtenue en dehors de telles institutions. Elle n'aurait toutefois plus cette forme d'adhésion spontanée dans laquelle la personne se soumet avec la bonne conscience de faire son devoir. Par ailleurs, si l'expérience se déroulait au sein d'une culture très différente de la nôtre — disons, chez les Trobriandais [5] — il serait nécessaire de trouver l'équivalent fonctionnel de la science afin d'obtenir des résultats psychologiquement comparables. Le Trobriandais n'a aucune raison de faire confiance à nos savants, mais il considère ses sorciers avec respect. L'Inquisiteur, dans l'Espagne du seizième siècle pouvait mépriser la science, mais il épousait l'idéologie de son église : par conséquent, en son nom, et pour sa perpétuation, il torturait allègrement sans le moindre problème de conscience.

La justification idéologique se révèle essentielle quand on veut obtenir l'obéissance spontanée. Elle permet au sujet docile de voir son comportement en relation avec un objectif souhaitable. C'est uniquement dans cette optique que la soumission est librement consentie.

Un système d'autorité est donc composé au minimum de deux personnes qui sont a priori d'accord sur le fait que l'une d'elles a le droit de déterminer la conduite de l'autre. Dans notre cas particulier, l'expérimentateur représente l'élément-clé d'un système qui dépasse de beaucoup sa personne : il faut y ajouter le cadre où se déroulent les expériences, l'impressionnante installation du laboratoire, les artifices propres à donner au sujet un sentiment d'obligation morale, la mystique de la science qui auréole l'expérience et, à l'arrière-plan, tout l'arsenal d'institutions permettant l'exercice de telles activités — autrement dit, la caution sociale fournie implicitement par le fait même que notre investigation est réalisée et admise dans une ville civilisée.

L'influence de l'expérimentateur sur le sujet n'est pas due à l'utilisation de la force ou de la menace, mais à la position qu'il occupe dans une structure sociale. Tout concourt à laisser penser que non seulement il peut déterminer la conduite du participant, mais qu'il doit le faire. Ainsi son pouvoir lui est-il à un certain degré librement concédé par ceux qu'il a mission de diriger. Mais une fois que le sujet a donné ce consentement, il ne peut se rétracter à sa guise. La décision s'avère extrêmement difficile à prendre.

L'ÉTAT AGENTIQUE

Quelles sont ses qualités propres et ses répercussions sur le sujet ?

Une fois converti à l'état agentique, l'individu devient un autre être, présentant des aspects nouveaux qu'il n'est pas toujours facile de relier à sa personnalité habituelle.

En premier lieu, toute la série d'actions que le sujet exécute se trouve entièrement conditionnée par sa relation avec l'expérimentateur, il est particulièrement désireux de se montrer compétent et de faire bonne impression à l'homme de science. Il mobilise toute sont attention à cet effet. Il suit les instructions à la lettre, s'efforce d'assimiler correctement la technique du stimulateur de chocs et se laisse complètement absorber par le souci d'exécuter au mieux les manipulations qui lui sont confiées. Dans le cadre de l'expérience, la conscience de la souffrance infligée à l'élève s'estompe au point de devenir un détail négligeable, une incidence mineure des activités complexes du laboratoire.

Syntonisation

Ceux qui n'ont pas une connaissance directe de l'expérience peuvent à bon droit penser que la difficulté de la situation où se trouve le sujet réside dans le conflit des forces qui l'assaillent. En réalité, il se produit chez celui-ci un phénomène de syntonisation qui lui fait accueillir avec un maximum de réceptivité tout ce qui vient de l'autorité, alors que les manifestations de détresse de l'élève lui sont à peine perceptibles et demeurent psychologiquement lointaines. Ceux qui douteraient de cette réaction n'ont qu'à observer le comportement d'individus intégrés dans une structure hiérarchique. Prenons l'exemple d'un président directeur général au cours d'une réunion de travail avec ses subordonnés. Ceux-ci ne perdent pas une de ses paroles. Si des collaborateurs placés au bas de l'échelle expriment les premiers des idées intéressantes, il y a de fortes chances pour que personne n'y prête attention. Si le président les reprend, elles sont accueillies avec enthousiasme.

Il n'y a pas lieu de se scandaliser de cette attitude; elle reflète les réactions naturelles de l'individu vis-à-vis de l'autorité. Si nous cherchons à en comprendre la raison, nous nous rendons compte immédiatement que le représentant de l'autorité, de par le privilège de son statut, est le mieux placé pour distribuer des faveurs ou infliger des sanctions. Le patron peut à son gré licencier un collaborateur ou lui donner de l'avancement : l'officier envoie le simple soldat au cœur du combat ou lui assigne une tâche sans danger. Le patriarche de la tribu consent à un mariage ou ordonne une exécution. Dans l'intérêt même de l'individu, il est donc vital qu'il se plie avec zèle au moindre caprice de l'autorité.

De ce fait, chacun de nous a tendance à accorder plus d'importance à l'autorité qu'à l'individu. Nous voyons en elle une force impersonnelle dont les diktats l'emportent sur le souhait ou le désir d'un simple mortel. Les détenteurs de l'autorité acquièrent pour certains un caractère suprahumain.

Ce phénomène de syntonisation différentielle se produit avec une impressionnante régularité au cours de nos expériences. L'élève souffre du handicap que le sujet n'est pas réellement sur sa longueur d'ondes. En effet, les sentiments et les perceptions de ce dernier sont dominés par la présence de l'expérimentateur. Pour nombre de sujets, l'élève devient simplement un obstacle gênant qui les empêche d'établir une relation satisfaisante avec l'expérimentateur. Ses supplications ont donc pour seul effet de rendre plus difficile la tâche du sujet qui tient avant tout à se mettre dans les bonnes grâces de l'expérimentateur, personnage dominant de la situation.

Nouvelle définition de la signification de la situation

Lorsqu'on est à même de déterminer le sens de la vie pour un individu, il n'y a qu'un pas à franchir pour déterminer son comportement. C'est pourquoi l'idéologie — qui s'efforce de fournir une interprétation de la condition humaine — occupe une place privilégiée dans les révolutions, les guerres et autres circonstances analogues où l'individu est appelé à se surpasser. Les gouvernements investissent des sommes considérables dans la propagande qui représente l'interprétation officielle des événements.

Toute situation possède également une sorte d'idéologie que nous appelons la « définition de la situation » et qui est l'interprétation de sa signification sociale. Elle fournit la perspective dans laquelle ses divers éléments forment un tout cohérent. Selon le contexte dans lequel il s'insère, un acte peut paraître odieux ou parfaitement licite. L'homme est enclin à accepter les définitions de l'action fournies par l'autorité légitime. Autrement dit : bien que le sujet accomplisse l'action, il permet à l'autorité de décider de sa signification.

C'est cette abdication idéologique qui constitue le fondement cognitif essentiel de l'obéissance. Si le monde ou la situation sont tels que l'autorité les définit, il s'ensuit que certains types d'actions sont légitimes.

C'est pourquoi il ne faut pas voir dans le tandem autorité/sujet une relation dans laquelle un supérieur impose de force une conduite à un inférieur réfractaire. Le sujet accepte la définition de la situation fourme par l'autorité, il se conforme donc de son plein gré à ce qui est exigé de lui.

Perte du sens de la responsabilité

Le changement agentique a pour conséquence la plus grave que l'individu estime être engagé vis-à-vis de l'autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-ci lui prescrit. Le sens moral ne disparaît pas, c'est son point de mire qui est différent : le subordonné éprouve humiliation ou fierté selon la façon dont il a accompli la tâche exigée de lui.

Le langage fournit de nombreux termes pour désigner ce type d'attitude : loyauté, devoir, discipline. Tous ces vocables sont imprégnés au plus haut degré de signification morale et concernent la façon dont l'individu s'acquitte de ses obligations à l'égard de l'autorité. Ils ne se réfèrent pas à sa « bonté naturelle », mais à son efficacité dans le rôle déterminé que la société lui a assigné. L'argument de défense le plus fréquemment invoqué par l'auteur d'un crime odieux en service commandé est qu'il s'est borné à faire son devoir. En se justifiant ainsi, loin de présenter un alibi inventé pour les besoins de la cause, il ne fait que se reporter honnêtement à l'attitude psychologique déterminée par sa soumission à l'autorité.

Pour qu'un homme se sente responsable de ses actes, il doit avoir conscience que son comportement lui a été dicté par son « moi profond ». Dans la situation de laboratoire, nos sujets ont précisément un point de vue opposé : ils imputent leurs actions à une autre personne. Ils nous ont souvent dit au cours de nos expériences : « S'il ne s'en était tenu qu'à moi, jamais je n'aurais administré de chocs à l'élève. »

Le surmoi n'a plus pour rôle d'apprécier la notion du bien ou du mal inhérente à l'acte en soi, mais celui de contrôler la qualité du fonctionnement de l'individu dans le système d'autorité. [6] Du fait que les forces inhibitrices empêchant normalement l'homme de nuire à autrui se trouvent court-circuitées, ses actions ne sont plus contrôlées par la conscience.

Considérons un individu qui, dans la vie quotidienne, est doux et bienveillant. Même dans ses accès de colère, il ne se livre pas à des voies de fait sur ceux qui l'ont irrité. S'il doit corriger un enfant coupable de quelque sottise, il y répugne à tel point qu'il se sent physiquement incapable de lui donner une gifle et il finit par y renoncer. Pourtant, quand ce même homme est appelé sous les drapeaux et qu'il reçoit l'ordre de bombarder des populations, il s'exécute. Cet acte n'a pas pour origine son propre système de motivations, il n'est donc pas réfréné par les forces inhibitrices de son psychisme personnel. A mesure qu'il grandit, l'individu normal apprend à refouler ses pulsions agressives. Mais la culture n'est pratiquement jamais parvenue à lui inculquer l'habitude d'exercer un contrôle personnel sur les actions prescrites par l'autorité. C'est la raison pour laquelle cette dernière constitue un danger bien plus grave pour la survie de l'espèce humaine. [7]

Image de soi

Non content de vouloir faire bonne impression, l'homme tient également à avoir une image satisfaisante de lui-même. La projection idéale de son moi est une source considérable d'inhibition interne. S'il a la tentation de commettre un acte odieux, il peut évaluer les conséquences qui en résulteraient pour son image personnelle et décider de s'abstenir. Mais une fois qu'il est converti à l'état agentique, ce mécanisme d'appréciation disparaît entièrement. N'étant pas issue de ses propres motivations, l'action ne se réfléchit plus sur son image personnelle et par conséquent, sa conception ne saurait lui être imputée. Il arrive fréquemment que l'individu se rende compte que ce qui est exigé de lui entre en contradiction totale avec ce qu'il souhaiterait faire. Même lorsqu'il accomplit l'action, il ne voit pas de rapport entre elle et lui. Pour cette raison, de son point de vue, les actes exécutés sur ordre ne sont pas véritablement coupables, si inhumains qu'ils puissent être en réalité. Et c'est vers l'autorité que le sujet se tourne pour qu'elle le confirme dans la bonne opinion qu'il a de lui.

Les ordres et l'état agentique

L'état agentique constitue la disposition mentale propice aux actes d'obéissance, mais pour que ceux-ci aient effectivement lieu, cette potentialité ne suffit pas : encore faut-il qu'il y ait des ordres spécifiques qui serviront de mécanismes de déclenchement. Nous avons déjà montré qu'en général, l'ordre doit être compatible avec l'autorité qui le donne. Il se décompose en deux parties : la définition de l'action elle-même et le caractère impératif de son exécution. (À titre d'exemple, une simple requête donne la définition de l'action, mais n'impose pas son exécution.) Ce sont donc les ordres qui provoquent les actes de soumission proprement dits. Peut-on alors penser que l'état agentique est une simple périphrase pour désigner l'obéissance ? Non : c'est seulement l'état d'organisation mentale qui augmente sa probabilité. L'obéissance est l'aspect comportemental de cet état. Un individu peut très bien être dans l'état agentique — c'est-à-dire disposé à agir selon le bon plaisir de l'autorité — sans jamais recevoir d'ordres et, par conséquent, sans jamais avoir à obéir.


FACTEURS DE MAINTENANCE

Dès lors qu'un individu est entré dans l'état agentique, qu'est-ce qui le contraint à y demeurer ? Toutes les fois que des éléments sont liés entre eux pour former une hiérarchie, il faut nécessairement que des forces les maintiennent dans cette relation. En leur absence, la plus légère perturbation provoquerait la désintégration de la structure. C'est pourquoi, dès que les individus sont insérés dans une hiérarchie sociale, il doit y avoir un mécanisme de liaison pour donner à la structure un minimum de stabilité.

Certains croient que dans la situation expérimentale, le sujet peut mathématiquement apprécier les valeurs conflictuelles en présence, aligner les facteurs selon une simple opération de calcul mental et déterminer son comportement d'après le résultat de cette équation. La difficile position du sujet se ramènerait alors à un simple problème de décision rationnelle à prendre. Une telle analyse ignore un aspect crucial mis en lumière par nos expériences. Bien que nombre de nos sujets prennent mentalement la résolution de ne plus administrer de chocs à l'élève, ils sont très souvent incapables de la traduire en acte. Nous avons été témoins de leurs efforts pathétiques pour se dégager de l'emprise de l'autorité alors que des impératifs mal définis, mais puissants, les rivaient au stimulateur électrique. L'un des sujets a dit à l'expérimentateur : « II ne peut pas le supporter. Je ne vais quand même pas tuer cet homme ! Vous l'entendez bien crier. Il ne peut pas le supporter. » Bien qu'au niveau de l'expression verbale, le sujet ait résolu de s'arrêter, il n'en a pas moins continué à obéir aux ordres de l'expérimentateur. Beaucoup sont tentés de désobéir, mais il semble qu'une puissance invisible les empêche de suivre leur impulsion.

Examinons les forces qui les maintiennent si efficacement dans leur rôle. Le meilleur moyen pour y parvenir est encore de se demander : Quels sont les obstacles que le sujet doit surmonter s'il veut s'arrêter ? Au travers de quel maquis psychologique doit-il se frayer un chemin pour quitter sa place devant le stimulateur et passer au stade de la révolte ouverte ?

Continuité de l'action

L'heure passée en laboratoire est un processus ininterrompu dans lequel chaque action exerce une influence sur la suivante. L'obéissance dans ce cas présente un aspect de continuité; après les instructions initiales, l'expérimentateur ne demande pas au sujet d'entreprendre une nouvelle action, mais simplement de poursuivre ce qu'il est en train de faire. C'est cette récurrence de l'action exigée du sujet qui crée les forces de maintenance. Au fur et à mesure qu'il augmente l'intensité des chocs, il doit justifier son comportement vis-à-vis de lui-même; l'un des moyens pour y parvenir est d'aller jusqu'au bout. En effet, s'il s'arrête, il doit logiquement se dire : « Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent est mal et je le reconnais maintenant en refusant d'obéir plus longtemps. » Par contre, le fait de continuer le rassure sur le bien-fondé de sa conduite antérieure. Les premières actions ont créé un sentiment de malaise que les suivantes neutralisent [8]. C'est par ce processus fragmentaire que le sujet se trouve entraîné dans un comportement destructeur.

Obligations inhérentes à la situation

Toute situation sociale est assortie implicitement d'une étiquette qui joue un rôle important dans la détermination du comportement. Pour s'arrêter, le sujet doit délibérément rompre les accords tacitement convenus dans cette situation précise. Au départ, il a promis son concours à l'expérimentateur et maintenant, il doit revenir sur cet engagement. Le simple spectateur de l'épreuve impute à des considérations morales le refus d'obéissance du sujet alors que celui-ci y voit un reniement de l'obligation contractée vis-à-vis de l'expérimentateur, décision qui ne peut être prise à la légère. Il y a encore un autre aspect à envisager.

Goffman (1959) souligne que toute situation sociale repose sur un consensus opératoire entre les participants. L'une de ses prémisses essentielles est que, à partir du moment où la définition de la situation a été exposée aux personnes concernées et acceptée .par elles, il n'y a plus de contestation possible. En fait, la dénonciation de la définition admise revêt la gravité d'une transgression morale. Il n'existe pas de circonstance où un conflit déclaré à ce sujet puisse se résoudre par l'échange de banales formules de politesse.

Plus spécifiquement, selon l'analyse de Goffman, « la société est organisée sur le principe que tout individu possédant certaines caractéristiques reconnues a le droit moral d'escompter que les autres membres de la communauté l'apprécient à sa juste valeur et agissent vis-à-vis de lui en conséquence... S'il propose la définition précise d'une situation et affirme de façon implicite ou explicite qu'il possède les qualifications requises, il exerce automatiquement une pression morale sur la collectivité en l'obligeant à l'apprécier et à le traiter selon la manière convenant aux personnes de son statut ». Le refus d'obéir à l'expérimentateur équivaut à la négation de la conséquence et de l'autorité que celui-ci a revendiquées a priori, ce qui constitue un grave manquement aux règles de la société.

La situation expérimentale a été élaborée de façon telle qu'il n'existe aucun compromis permettant au sujet de cesser de pénaliser l'élève sans nier le statut que l'expérimentateur s'est attribué. Il ne peut pas mettre un terme à sa participation et continuer en même temps à se prévaloir de la compétence que lui a reconnue l'autorité. En conséquence, le sujet craint qu'un refus de sa part ne le fasse paraître arrogant, grossier, non coopératif. Bien que ses réactions émotionnelles puissent sembler minimes en comparaison de la souffrance infligée à l'élève, elles n'en contribuent pas moins à le maintenir dans son état de soumission. Elles envahissent confusément son esprit et son cœur, si bien qu'il éprouve une véritable angoisse à l'idée de rompre ouvertement avec l'autorité. La perspective de cette rébellion et du bouleversement d'une situation sociale bien définie qui s'ensuivra automatiquement constitue une épreuve que beaucoup d'individus sont incapables d'affronter. (…) Afin de s'en dispenser, ils préfèrent opter pour l'obéissance qui leur paraît être un moindre mal.

Dans la vie courante, toutes les précautions sont prises généralement en vue d'éviter ce problème, mais au laboratoire, le sujet se trouve dans une situation où, même en faisant preuve de tact, il ne peut épargner à l'expérimentateur le discrédit que lui fera encourir son refus. Seule l'obéissance peut préserver le statut et la dignité de ce dernier. Il est curieux de constater qu'un certain mouvement de compassion pour l'expérimentateur, une instinctive répugnance à choquer ses sentiments, entrent dans les forces contraignantes qui inhibent la désobéissance. Une telle insubordination est peut-être aussi pénible pour le sujet que pour l'autorité contre laquelle il se dresse. Aux lecteurs qui sous-estimeraient volontiers cette considération, je conseille de faire l'expérience suivante : elle les aidera à mieux comprendre la puissance de l'inhibition qui s'exerce sur le sujet.

Choisissez d'abord une personne pour laquelle vous avez un profond respect, de préférence de l'âge de vos parents, qui représente l'autorité dans un domaine important de la vie sociale, par exemple un professeur éminent, un prêtre vénéré, voire dans certains cas un membre de votre famille. Il peut s'agir d'une personnalité à laquelle s'attache la dignité d'un titre, le professeur Parsons, le père Paul ou le docteur Charles Brown. Il faut qu'il ait à vos yeux le statut et la dignité d'une autorité véritable. Pour comprendre ce que représente un grave manquement à l'étiquette de rigueur en pareil cas, imaginez que, au moment d'aborder la personne en question, vous formiez le projet de l'appeler par son prénom ou même par un diminutif au lieu de lui donner du docteur, du professeur ou du père. Par exemple, vous allez saluer le docteur Brown d'un désinvolte « Bonjour, Charlie ! ». En vous avançant vers lui, vous éprouverez un sentiment d'anxiété et une inhibition formelle qui peuvent parfaitement vous empêcher de mettre votre idée à exécution. Vous vous direz in petto : « Pourquoi irais-je faire une aussi stupide expérience ? J'ai toujours entretenu avec le docteur Brown d'excellentes relations qui risquent d'être définitivement compromises. Pourquoi me montrerais-je aussi arrogant avec lui ? »

II y a toutes les chances pour que vous soyez incapable d'une telle manifestation d'irrespect, mais le seul fait d'envisager cette éventualité vous permettra de mieux comprendre les sentiments éprouvés par nos sujets.

Les occasions de contact entre individus, éléments constitutifs de la société, sont donc réglementées par la stricte observance de l'étiquette attachée à toute situation : chacun en accepte la définition donnée par l'autre, ce qui évite embarras, conflit ou grave perturbation dans les relations inter-sociales. L'aspect le plus fondamental de cette étiquette ne concerne pas tant la perception par un individu de la qualité intrinsèque d'un autre que le maintien de leurs rapports à l'intérieur d'une même structure, rapports d'égalité ou d'ordre hiérarchique. Dans ce dernier cas, toute tentative d'altération de la structure définie sera ressentie comme une transgression morale entraînant gêne, anxiété, honte et détérioration de l'image personnelle. [9]

Anxiété

Le sujet se trouve en proie à une inquiétude vague provenant de la crainte que lui inspire l'inconnu. C'est cette appréhension diffuse que nous appelons l'anxiété.

Quelle en est l'origine ? Il faut la chercher dans la longue histoire de la socialisation de l'homme. Au cours de l'évolution qui l'a amené du stade de la créature biologique à celui de l'individu civilisé, il a intériorisé les règles fondamentales de la vie en collectivité. Parmi elles, la plus impérative est celle du respect de l'autorité. Ces règles sont encore renforcées si leur éventuelle violation est liée à un bouleversement affectif qui menace gravement l'équilibre de l'individu. Les manifestations émotionnelles observées en laboratoire — tremblement, ricanement nerveux, embarras évident — représentent autant de preuves que le sujet envisage d'enfreindre ces règles. Il en résulte un état d'anxiété qui l'incite à reculer devant la réalisation de l'action interdite et crée ainsi un barrage affectif qu'il devra forcer pour défier l'autorité.

Le fait le plus remarquable est que, une fois « le pas franchi » par le refus d'obéissance, la tension, l'anxiété et la peur disparaissent presque totalement.



[1] Les théoriciens du développement de l'enfant savent depuis longtemps que « la première relation sociale consiste à reconnaître les suggestions de l'autorité et à s'y plier », (English, 1961, page 24). L'état de dépendance totale qui caractérise les premières années ne laisse guère à l'enfant d'autre choix, d'autant plus que l'autorité se présente généralement à lui sous une forme bienveillante et secourable. Néanmoins, on a très souvent observé qu'entre deux et trois ans, l'enfant entre dans une période de négation systématique au cours de laquelle il conteste automatiquement l'autorité, môme dans ses exigences les plus modérées. stogdill (1936) note que, de tous les problèmes posés par la formation du comportement social de l'enfant, celui de la désobéissance est considéré par les parents comme le plus difficile. Il est fréquemment à l'origine des conflits les plus intenses jusqu'à ce que les processus de maturation, favorisés par l'insistance parentale, incitent en général l'enfant à se montrer plus docile. Bien qu'elle Consiste essentiellement en un rejet de l'autorité et une affirmation de son moi. l'interminable désobéissance de l'enfant se distingue de celle de l'adulte i-n ce sens qu'elle n'est pas liée chez lui à une notion de responsabilité personnelle. A la différence des formes de désobéissance que nous pouvons rire amenés à louer chez l'adulte, celle de l'enfant est une opposition primaire systématique qui ne se fonde pas sur des considérations morales.

[2] Le problème technique que représente la façon dont l'autorité peut faire reconnaître sa légitimité mérite réflexion. Quand un jeune homme reçoit une lettre qui prétend venir de son bureau de recrutement, quelle preuve a-t-il qu'il ne s'agit pas là d'une simple mystification ? Si nous voulons pousser notre argument plus loin, quand ledit jeune homme se présente au camp désigné, comment peut-il être assuré que les hommes en kaki qu'il y trouve ont réellement le droit de disposer de sa vie ? Peut-être tout cela n'est-il qu'une vaste mise en scène due à l'imagination d'un groupe d'acteurs en chômage. Cette facilité de simulation fait que la véritable autorité doit se montrer extrêmement vigilante et punir avec rigueur toute tentative de contrefaçon.

[3] Imaginons qu'un expérimentateur aille de maison en maison dans un quartier résidentiel et que, avec l'accord des propriétaires, il procède à ses expériences dans les salons de ces demeures. Il jouirait d'une autorité bien moins grande qu'au laboratoire dont le cadre renforce en général sa position.

[4] Le roman de Herman wouk publié en 1952, Ouragan sur D.M.S. Caine, illustre bien cette situation. La stupidité n'est pas incompatible avec l'autorité. Nombre de ceux en qui elle s'incarne s'acquittent parfaitement de leur tâche en dépit de leur incompétence notoire. Le problème se pose seulement lorsqu'un supérieur, prenant avantage de sa position, contraint ses subordonnés plus capables à adopter une ligne de conduite absurde. Les autorités bornées peuvent parfois faire preuve d'efficacité et même être appréciées par leurs subordonnés dans la mesure où elles assignent la responsabilité aux plus aptes d'entre eux. Le roman de Herman wouk met en lumière deux points supplémentaires. En premier lieu, il montre combien il est difficile de se dresser contre l'autorité quand celle-ci se révèle incompétente. Le Caine avait beau être sur le point de sombrer par la faute de Queeg, ce n'est qu'après une lutte intérieure déchirante que Willie et Keith se sont décidés à en prendre le commandement. En second lieu, bien que, clans ce cas précis, cette solution semble avoir été la seule chance de salut, l'attachement aux principes d'autorité est si profondément enraciné que l'auteur, par le truchement de Greenwald, met en question dans une scène dramatique le fondement moral de la mutinerie.

[5] Les habitants de l'île Trobriand, proche de la Nouvelle-Guinée, ont fait l'objet de nombreuses études sociologiques (en particulier de Margaret Mead), d'où l'utilisation générique de leur nom pour désigner une société primitive

[6] Dans Psychologie collective et analyse du Moi (1921), freud soulignait déjà que l'individu renonce volontiers aux fonctions de son surmoi pour laisser au chef le droit de décider de ce qui est bien ou de ce qui est mal.

[7] Dans sa brillante analyse des hiérarchies sociales, koestler note : « J'ai souligné plusieurs fois que les impulsions égoïstes de l'homme constituent un danger historique bien moindre que ses tendances d'intégration. L'individu qui se livre à un excès d'affirmation agressive de son moi s'expose aux représailles de la société : il se met hors la loi, il se place en dehors de la hiérarchie. Le vrai croyant, au contraire, s'y insère plus étroitement; il pénètre dans le sein de l'église ou du parti ou généralement du holon social auquel il abandonne sa personnalité. » (Le Cheval dans la locomotive d'Arthur koestler, partie III, «Désordre», page 230. Calmann-Lévy, 1968.)

[8] Interprétation compatible avec la théorie de la dissonance cognitive. Voir L. festinger, 1957.

[9] Si l'embarras et la honte contribuent puissamment à maintenir le sujet dans l'état d'obéissance, l'élimination des conditions préalables qui engendrent ces réactions émotionnelles devrait provoquer un déclin très net du niveau de soumission. C'est précisément ce qui s'est passé dans la variante 7 où l'expérimentateur a quitté le laboratoire et donné ses instructions par téléphone. La docilité dont nos sujets avaient fait preuve jusqu'alors dépendait étroitement du caractère de confrontation de la situation. Certains types de soumission — par exemple, celle du soldat envoyé en mission solitaire derrière les lignes ennemies — nécessitent au préalable un endoctrinement prolongé du subordonné par l'autorité et une concordance entre leurs idéaux respectifs.

Tout comme notre expérience, les travaux de Garfinkel ont démontré que la structure admise de la vie sociale doit nécessairement être bouleversée pour que le refus d'obéissance puisse se produire. Dans les expériences de Garfinkel, 1964, les individus auxquels on demandait de transgresser les idées reçues de la vie quotidienne ont présenté les mêmes réactions que nos sujets : embarras, confusion, difficulté à prendre la détermination de braver l'autorité.

Les erreurs de prévisions quasi générales proviennent de la difficulté de se rendre compte de la conversion de l'individu à l'état agentique et de la méconnaissance des forces qui l'y maintiennent. Ceux qui prédisent le refus d'obéissance du sujet croient qu'il conserve dans la situation expérimentale sa capacité intégrale d'agir selon ses critères moraux. Ils ignorent le fait que son entrée dans un système d'autorité a déterminé une réorganisation fondamentale de son état d'esprit.

La façon la plus rapide de corriger l'erreur de jugement des personnes qui ne connaissent pas les résultats de l'expérience est de leur dire : « La nature de l'action à accomplir n'est pas de moitié aussi importante que vous le pensez ; la relation entre les protagonistes compte deux fois plus. Établissez votre pronostic non pas d'après ce que les participants vous disent ou ne vous disent pas, mais d'après leur type de relation dans les conditions d'une structure donnée. »

Ces erreurs de jugement s'expliquent encore par une autre raison. La société prône la thèse du libre arbitre total de l'individu dans le domaine de l'action. La conséquence pragmatique de cette idéologie est d'inciter les gens à agir comme si leur comportement dépendait entièrement d'eux. C'est là une appréciation singulièrement faussée des motivations déterminant l'action humaine, elle ne permet pas de formuler de pronostics justes.

Fin de l'extrait.



Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 2011 15:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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