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Collection « Méthodologie en sciences sociales »
TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.
Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.
Karl Popper (1902-1994), philosophe des sciences Les théories et leur priorité sur l'observation et l'expérimentation Extrait de: Karl Popper, Misère de l’historicisme, Paris, Editions Plon, collection Agora, extrait.
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“Karl Popper: Les théories et leur priorité sur l'observation et l'expérimentation”.
Les sciences sociales, comme toute autre science, s’efforcent de produire des connaissances sur le monde en s’intéressant à la composante humaine de ce monde. Contrairement à ce qu’on peut supposer, le principe essentiel de cette démarche scientifique réside, avant toute observation, dans la nécessité d’une conception antérieure d’une théorie provisoire et directrice sur ce monde, autrement dit d’une hypothèse créée par l’imagination intellectuelle, théorie ou hypothèse qu’il s’agit ensuite de confronter à la réalité observable, réalité qui n’apporte d’enseignement et n’est même observable qu’à partir de l’hypothèse qui s’y intéresse. Le texte suivant, de l’épistémologue britannique Karl Popper (1902-1994), argumente en faveur du respect de cette démarche.
Bernard Dantier, sociologue, 5 mai 2004.
Extrait de: Karl Popper, Misère de lhistoricisme, Paris, Editions Plon, collection Agora, extrait.
Le fait que j'ai discuté le problème des expérimentations sociales avant d'avoir discuté en détail le problème des lois sociologiques, ou des théories, ou des hypothèses, ou des «généralisations», ne signifie pas que je considère les observations et les expérimentations comme ayant d'une façon ou d'une autre une priorité logique sur les théories. Au contraire, je crois que les théories ont la priorité sur les observations aussi bien que sur les expérimentations, en ce sens que ces dernières n'ont de signification qu'en relation à des problèmes théoriques. Aussi nous est-il nécessaire de poser une question avant de pouvoir espérer que l'observation ou l'expérimentation puisse nous aider en quelque façon à fournir une réponse. Ou, pour exprimer cela dans les termes de la méthode des essais et erreurs, l'essai doit venir avant l'erreur; et ( ) la théorie ou hypothèse, qui est toujours avancée à titre de tentative, fait partie de l'essai, tandis que l'observation ou l'expérimentation nous aident à éliminer les théories en montrant en quoi elles sont erronées. Je ne crois pas, en conséquence, à la «méthode de généralisation», cest-à-dire à la conception selon laquelle la science commence par des observations, d'où elle ferait dériver ses théories par quelque processus de généralisation ou d'induction. Je crois plutôt que la fonction de l'observation et de l'expérimentation est, plus modestement, de nous aider à tester nos théories et à éliminer celles qui ne résistent pas aux tests; et cela, bien qu'on doive même admettre que ce processus d'élimination ne met pas seulement la spéculation théorique en échec, mais aussi la stimule à essayer encore - et souvent à se fourvoyer encore, et à être réfutée encore, par des observations et des expérimentations nouvelles.
[ ] La science, peut-on dire, est confrontée à des problèmes à chaque moment de son développement. Elle ne peut commencer par des observations, ou par la «collection de données», comme le croient certains. Avant de pouvoir recueillir des données, il faut qu'ait été suscité notre intérêt pour des données d'un certain genre: le problème est toujours premier. Le problème à son tour peut être suggéré par des besoins pratiques, ou par des croyances scientifiques ou préscientifiques, qui, pour une raison ou une autre, apparaissent avoir besoin d'une révision.
[ ] Les méthodes consistent toujours à offrir des explications causales déductives et à les tester (par le moyen de prédiction), ( ). On a parfois appelé cela la méthode hypothético-déductive, ou plus souvent la méthode par hypothèse, car elle ne procure une certitude absolue pour aucun des énoncés scientifiques qu'elle teste; bien plutôt, ces assertions gardent toujours le carac-tère d'hypothèses avancées à titre d'essai, même si leur caractère provisoire peut cesser d'être mani-feste après avoir subi avec succès un grand nombre de tests sévères.
[ ] Ce qui est important c'est de se rendre compte qu'en science nous avons toujours affaire à des explications, des prédictions et des tests, et que la méthode selon laquelle on teste les hypothèses est dans l'ensemble invariable ( ). A partir de l'hypothèse à tester - par exemple une loi universelle - en même temps que quelques autres propositions qui à cet effet ne sont pas considérées comme problématiques - par exemple certaines conditions initiales -, nous déduisons une prévision. Puis nous confrontons cette prévision, toutes les fois que cela est possible, avec les résultats des observations expérimentales ou autres. On considère que l'accord corrobore l'hypothèse, sans être une preuve définitive; et qu'un désaccord mani-feste est une réfutation ou une falsification.
Selon cette analyse, il n'y a pas grande différence entre explication, prédiction et tests. Ce n'est pas une différence de structure logique, mais d'accentuation ; elle dépend de ce que nous considérons être notre problème, et de ce que nous ne considérons pas l'être. Si nous considérons la prévision comme non problématique et les conditions initiales ou quelques-unes des lois universelles (ou les deux à la fois) comme problématiques, alors nous parlons d'explication. Si nous considérons les lois et les conditions initiales comme non problématiques, et si nous ne les utilisons que pour déduire la prévi-sion, afin d'obtenir par là une nouvelle information, alors nous parlons de prédiction (c'est le cas où nous appliquons nos résultats scientifiques). Et si nous considérons l'une des prémisses, c'est-à-dire soit une loi universelle soit une condition initiale, comme problématique, alors nous parlons d'un test de la prémisse problématique.
Le résultat des tests est la sélection des hypothèses qui ont résisté aux épreuves, au moyen de l'élimination de celles qui ne l'ont pas fait, et qui ont en conséquence été rejetées. Il est important de se rendre compte des conséquences de cette conception. Ce sont celles-ci: tous les tests peuvent être interprétés comme des tentatives d'élimination des théories fausses - des essais pour découvrir les points faibles d'une théorie, afin de la rejeter si elle est falsifiée. On estime parfois que cette conception est paradoxale; notre but, dit-on, est d'établir des théories, non pas d'éliminer celles qui sont fausses. Mais précisément parce que notre but est d'établir des théories du mieux que nous le pouvons, nous devons les tester aussi sévèrement que nous le pouvons; c'est-à-dire que nous devons essayer de les mettre en défaut, de les réfuter. Ce n'est que si nous ne pouvons pas les réfuter, en dépit des plus grands efforts, que nous pouvons dire qu'elles ont résisté aux tests les plus sévères. C'est la raison pour laquelle la découverte d'exemples qui confirment une théorie a très peu de signification, si nous n'avons pas essayé, sans succès, de découvrir des réfutations. Car si nous ne prenons pas une attitude critique, nous trouverons toujours ce que nous désirons: nous rechercherons, et nous trouverons, des confirmations; nous éviterons, et nous ne verrons pas, tout ce qui pourrait être dangereux pour nos théories favorites. De cette façon, il n'est que trop aisé d'obtenir ce qui semble une preuve irrésistible en faveur d'une théorie qui, si on l'avait approchée d'une façon critique, aurait été réfutée. Afin de faire fonctionner la méthode de sélection par élimination, et de garantir que seules les théo-ries les plus convenables survivent, leur lutte pour la vie doit être rendue sévère.
Fin de l'extrait.
Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 201115:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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