[9]
Les savants « fous ».
Au-delà de l’Allemagne nazie
Préface
Par Thierry FERAL
- « Il est vain de pleurer sur l’esprit,
il suffit de travailler pour lui. »
Le docteur Alain AMAR n’a de cesse d’inciter à réfléchir hors des sentiers battus. C’est un médecin-psychiatre brillant, on le sait par son parcours et ses articles. C’est un défenseur acharné de l’éthique cela compte en notre époque de dérives où fleurit même un marché clandestin sur lequel des femmes dans la précarité « louent leur ventre » (cf. Nouvel Obs télé, édito, 25 nov.-1er déc. 2006). C’est un écrivain talentueux, ses nombreux récits parus chez L’Harmattan le prouvent. C’est un penseur ouvert, étranger aux modes et à la langue de bois, de la veine de ceux dont on se prend à rêver, au vu du dénuement intellectuel qui s’affiche dans les medias, qu’ils prennent plus de place dans le débat contemporain.
Bien sûr, Alain trouvera exagéré ce bref portrait : comme tout homme de culture vraie, il est modeste et discret. Mais je persiste et signe, sachant ce que je dois à son érudition, à sa perspicacité, à sa disponibilité. C’est du reste pour ce motif que nous sommes devenus amis très vite, suite à un échange épistolaire à propos de sa théorie sur l’antisémitisme en tant que maladie auto-immune (reprise depuis in Le Racisme, L’Harmattan, 2004).
[10]
Mais, se demandera-t-on, qu’est-ce que cela a à voir avec une collection consacrée à l’Allemagne ? Tout simplement ceci : nos échanges ont conduit assez récemment Alain à s’intéresser à l’histoire et à la civilisation germaniques, domaine dont il concède lui-même avoir été passablement ignorant jusque-là, et sui même, du fait de son origine juive, le rebutait par la charge émotionnelle qui s’y associait. Or, non content de s’immerger dans un impressionnant contingent de lectures et de recherches, le voilà qui ce n’est pas banal à la cinquantaine déjà mûre fait petit à petit un sort à ses a priori et revient sur ses représentations.
Que l’on ne se méprenne toutefois pas : pas question pour Alain d’évacuer ce qui fut. On ne montrera jamais assez combien le nazisme fut barbare et ravageur ! Par contre, en plongeant au cœur du phénomène, en le disséquant, en secouant les schématismes, on ne peut qu’être frappé par le fait que ce qui bel et bien concerné les Allemands dans les années trente/quarante va bien au-delà de la simple focalisation sur l’Allemagne.
Le résultat des investigations d’Alain est étonnant, sinon détonnant. Car s’il est vrai que la bête humaine s’est déchaînée de façon apocalyptique sous le troisième Reich à la faveur de circonstances très particulières, tout ce qui a pu se passer parallèlement et simultanément, et se passe encore ailleurs, n’en est pas moins abominable.
Soyons clairs : ce nouveau livre d’Alain ne prétend nullement à l’exhaustivité. C’est un essai et il faut en tenir compte. Mais là se trouvent pulvérisés quelques clichés et tabous qui ont toujours la vie dure ! D’où au demeurant son sous-titre, qui n’est pas sans évoquer le Poésie et vérité du Goethe de la maturité.
[11]
Que l’on n’attende pas non plus de l’auteur des recettes pour nous prémunir contre ce qu’il appelle les « savants fous », c’est-à-dire ceux par qui leur pensée et leurs actes polluent la conscience humaine et instillent un délire de recréation du monde. Ce serait simpliste et réducteur. Alain sait trop qu’une solution ne se trouve pas mais qu’elle se construit. Dans cette optique, il nous appelle à un regard lucide et responsable, qui se refuse à occulter comme à refouler : « L’itinéraire auquel j’invite le lecteur à m’accompagner consiste à ouvrir une authentique boîte de Pandore. Dès qu’on se risque à en ôter le couvercle s’en échappent des horreurs plus effrayantes les unes que les autres… Il faut pourtant bien les regarder en face afin qu’elles ne sombrent pas dans un oubli confortable et pour qu’une réflexion sans cesse renouvelée nous tienne en alerte et nous fasse réagir ». Là encore, la perspective est goethéenne : c’est celle où, selon le mot célèbre du « Sage de Weimar », chacun doit s’inscrire en pleine conscience et de manière dynamique dans le processus historial avec, en ligne de mire, le souci d’exister pour la dignité de tous afin de témoigner de sa dignité propre.
C’est indubitable : « La mort [fut un jour] le maître venu d’Allemagne » (P. Celan, Fugue de mort). Mais elle peut tout aussi bien venir d’ailleurs. C’est pourquoi le souhait d’Alain est que nous nous préparions en tant qu’individus à affronter le défi, à ne pas démissionner face aux générateurs de folie dont la fascination est grande parce qu’elle correspond « à une image vectrice de toute-puissance archaïque, de magie et d’arbitraire, de démesure » (G. Mendel, Une Histoire de l’autorité) qui sommeille aux tréfonds de l’inconscient humain.
[12]
En fait, ce que suggère Alain à la lumière de sa longue expérience clinique, c’est une totale révision de nos repères identitaires. C’est ambitieux certes.
Toutefois, au regard de ce qui s’est passé sous la République weimarienne pour aboutir au nazisme (voir Les Sous-hommes de W. Kolbenhoff), on ne peut que lui donner raison. Le socle anthropologique est à réinventer par l’individu pour les individus. En la matière Norbert Elias (La Société des individus) l’a montré , le pouvoir du sujet individuel dans les variations du milieu social n’est pas négligeable s’il se mobilise. Pourquoi dès lors s’en remettre aux « savants fous » et autres démiurges ? C’est de l’humanisme que doit venir la lumière, n’on d’eux ! Qu’ils restent sur leurs terres d’élection ; là où ils auraient toujours dû rester : dans les contes et romans fantastiques, la science-fiction, les films et bandes dessinées. Ne leur prêtons pas la main et voyons les pour ce qu’ils sont : un avertissement terrible et solennel des risques encourus par les hommes à transgresser les frontières de la raison. « Changer la vie, oui, mais non le monde… », ainsi parlait Camus, traqueur par excellence de l’ »absurde » et un des maîtres à penser d’Alain.
Thierry FERAL
|