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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Frédérik Froument (Le Monde), “Marc Angenot, Écouter les obsession d'une société”. In Le Monde, Paris, édition du 10 juillet 2008, p. 10 - rencontre - Livres.

Frédérik Froument

Marc Angenot. Écouter les obsessions
d’une société
.”

In Le Monde, Paris, 10 juillet 2008, p. 10 — Rencontre. Livres.

Zone de texte: Frédérik Froument, Le Monde

Spécialiste du discours, ce chercheur boulimique exhume des textes apparemment mineurs et souvent oubliés (pamphlets, articles de presse...) pour décrire le sens commun, ses angoisses et ses non-dits.

L'histoire de Marc Angenot commence par un exil. En 1967, âgé de 26 ans, le jeune doctorant belge n'avait pour perspective que d'enseigner en lycée dans les Ardennes et d'attendre dix ans un poste de maître de conférences – ou alors de partir. "Trois offres étaient affichées dans les couloirs de l'Université de Bruxelles, raconte-t-il. Un poste à Lubumbashi, la deuxième ville du Congo-Zaïre, un autre à Oran. Le troisième était un poste de professeur adjoint à l'université McGill, à Montréal". Un contrat de trois ans renouvelable… Sa révolution, Marc Angenot l'a donc faite en partant à McGill, où il enseigne depuis lors. "Bien sûr, à Montréal, je suis psychologiquement et intellectuellement à 5000 km", reconnaît-il. On déplore souvent le peu de cas que la métropole accorde aux écrivains francophones : Marc Angenot appartient, lui, à une autre francophonie, celle des intellectuels dont la pensée ne nous parvient que de façon fragmentaire.

Ce que ce spécialiste de la manipulation verbale et des mauvais usages de la rhétorique apporte au débat ? Peut-être moins des théories ou des concepts qu'une vertu en matière de recherche : la boulimie. Car Angenot a pour principe d'épuiser les objets qu'il s'approprie. A ses yeux, ni les historiens ("que cela ennuie") ni les littéraires ("qui ont mieux à faire") ne prennent plus le temps de parcourir systématiquement leurs domaines de recherche : ils s'en tiennent aux œuvres les plus représentatives. Aussi, des genres comme le pamphlet, le libelle ou la satire, trop liés à un contexte historique et idéologique précis, sombrent-ils très vite dans l'oubli.

Qui s'était préoccupé d'œuvres aussi importantes en leur temps que les brûlots d'Henri Rochefort, d'Edouard Drumont, de Léon Bloy, d'Emmanuel Berl, des surréalistes et de tous leurs successeurs, avant qu'Angenot ne s'en saisisse ? De la lecture de centaines d'ouvrages, revues et autres feuilles vouées à la polémique, est ainsi née La Parole pamphlétaire (Payot, 1982) : dans cette synthèse de référence couvrant cent ans de pamphlets (mai 1868-mai 1968), la "littérature de combat", grande tradition nationale, déployait ses puissants arguments.

Plus radicale encore est la suite qu'Angenot a donnée à son travail : à une approche rhétorique classique, il a substitué une étude de la parole telle qu'elle circule dans un espace social et à un moment de l'histoire donnés. Ainsi est-il devenu l'un des principaux théoriciens du "discours" : "Je me suis posé une question évidente : peut-on tirer quelque chose de ce qu'une société se dit à elle-même ?", explique-t-il. L'année 1889 s'impose alors à lui : près de 5000 ouvrages et 900 périodiques paraissent au moment où surviennent l'apogée et la chute du général Boulanger, les prodromes du scandale de Panama, l'Exposition universelle ou la victoire des républicains aux législatives. "Je me suis enfermé huit ans à la BN afin d'y lire toutes sortes de journaux, de romans populaires ou de publications que généralement personne ne demande. Une bibliothécaire, énervée, m'a demandé si je faisais une thèse", se souvient-il. Lire "lumière rasante", sans présupposés ni préjugés, a permis à Angenot de repérer des effets de récurrence inattendus : le même jour, au hasard de ses lectures, notre chercheur borgésien découvrait ainsi, dans La Fin d'un monde de l'antisémite Drumont (obsédé par la décadence de la France dont les juifs, peuple nomade, étaient à ses yeux les grands responsables), que la tour Eiffel, production industrielle sans racines culturelles, remplacerait Notre-Dame ; puis, dans une revue de gastronomie, que la margarine remplacerait le beurre ; et enfin, dans une revue littéraire, que le vers libre remplacerait la versification classique... À la fois diffus et omniprésent, un tel schéma de pensée rendait prévisible ce qui était "dicible", "narrable" et pensable dans un certain état de la société française. En 1889, des fétiches (la Patrie ou la Science), des tabous (le sexe), des obsessions (les juifs) cristallisaient les discours des groupes sociaux autour de motifs récurrents. "Difficile de trouver quelque chose qui échappait alors à ce discours hégémonique : seules les revues anar faisaient vraiment coupure à l'époque – on tentait d'y penser autrement", note Angenot.

Le livre qui est issu de cette recherche, 1889 : un état du discours social (Préambule, 1989) représente-t-il pour autant une nouvelle "archéologie des discours" façon Foucault ? "Foucault est l'un des auteurs que j'ai le plus lu, avec admiration et agacement, répond Angenot. Mais je n'entends pas élaborer une épistémologie ; j'essaie, plus concrètement, d'écouter avec attention les obsessions d'une société." Là où l'auteur de l'Histoire de la sexualité réduit le discours sur la sexualité au XIXe siècle à une fabrique de monstres (l'adolescent masturbateur ou l'hystérique), Angenot montre, dans Le Cru et le Faisandé (Labor, 1986) que c'est la prostituée qui fascinait alors ses contemporains, du prêtre jusqu'à l'artiste en passant par le policier, le médecin ou le simple particulier – les spécialistes de Zola en savent quelque chose. Le problème est donc moins de repérer des contraintes disciplinaires que d'être attentif au sens commun, tel qu'il s'énonce dans les journaux, les ouvrages savants ou les romans. Et sur ce point, Angenot est intarissable : "Une jeune femme heureusement mariée depuis trois semaines monte dans un fiacre et se tire une balle." Pourquoi le journal Le Matin rapporte-t-il ce fait divers sans autre forme d'explication ? Comprenne qui pourra, de même, cette petite phrase allusive : "Clientèle équivoque de certains bains de vapeur." Mieux que toute méthodologie, rester à la surface de cette masse de discours est le meilleur moyen d'entendre enfin les hantises d'une société.

Pas plus que l'établissement de partages disciplinaires ne dispense de prêter attention à la pluralité des discours sociaux, l'identification par Albert Hirschman des figures de la "rhétorique réactionnaire", dans un livre célèbre, ne rend bien compte du caractère profondément historique de nos modes d'argumentation. Contre Aristote, Marc Angenot choisit le camp de Protagoras et rappelle que, contrairement à ce que les traités de rhétorique répètent depuis des siècles, les hommes n'échangent pas pour se persuader les uns les autres : l'observation empirique de quelques textes privilégiés (les innombrables traités saint-simoniens, proudhoniens ou autres utopistes violemment antisocialistes) montre que l'on argumente à la fois pour se justifier et se situer dans un espace polémique : nous ne prétendons convaincre que par feinte ou par convention.

Angenot fait de nos "dialogues de sourds" son véritable objet d'étude. Fâcheux projet à une époque qui ne rêve que d'efficacité et de transparence… Les grandes synthèses de ce chercheur dérangent le mythe contemporain de la communication. Entre grandes espérances et illusions perdues, Marc Angenot brasse les discours et fait entendre l'écho d'une question qui sera le titre de son prochain livre : "En quoi sommes-nous encore pieux ?"



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 26 août 2018 18:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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