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Maurice Delafosse.
Entre orientalisme et ethnographie :
l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926)
Préface
Christophe Wondji,
Directeur, Chargé de mission auprès
du Sous-directeur général pour la culture,
Coordinateur des programmes d’Histoire de l’UNESCO.
Je sais gré à Jean-Loup Amselle et à Emmanuelle Sibeud d’avoir bien voulu associer le responsable du projet d’Histoire générale de l’Afrique de l’UNESCO à la publication de ces textes qui représentent, en cette fin de siècle et après un long silence, un hommage rendu à l'un des grands pionniers des études historiques sur l’Afrique. Dois-je rappeler ici qu’à la fin de sa vie, Maurice Delafosse avait envisagé d’écrire "un ouvrage de grande envergure qui serait une Histoire de l'Afrique Tropicale" à partir des matériaux, des observations, des notes que depuis des années, il avait accumulés.
J’ai dit pionnier, j’aurais pu écrire ancêtre fondateur. Je pense, en effet, que dans la reconstitution de l’histoire africaine que nous avons entreprise depuis cinquante ans, il y a place pour tous les ancêtres sans distinction d'origine et de race : fondateurs des clans, des lignages et des villages, fondateurs des royaumes et des empires, fondateurs des États actuels, enfin fondateurs de la science moderne de l’Afrique. Et, Maurice Delafosse appartient à cette classe de fondateurs. Laissons, à ce propos, la parole à Djibril Tamsir Niane, historien du mandingue :
- "Nous devons une dette de reconnaissance à ces pionniers et dans cette galerie coloniale il nous plaît de citer entre autres le Gouverneur Maurice Delafosse qui, à la suite de nombreuses recherches, tenta une première synthèse dans son Haut-Sénégal et Niger (1912). Sa tentative eut le grand mérite de donner une vue générale sur les royaumes et empires qui se sont développés du XIe au XVIe siècles dans les pays sénégalo-nigériens. Maurice Delafosse donna une vigoureuse impulsion à la recherche historique en lançant plus d’un administrateur sur le terrain ; il contribua avec plusieurs à éclairer l'épineux problème de l'emplacement des capitales du Ghana et du Mali" (cf. Djibril Tamsir Niane, Le Soudan Occidental au Temps des Grands Empires. XIe-XVIe siècles. Paris, Présence Africaine, 1975. Avant-Propos, p. 8).
Administrateur mais surtout explorateur et chercheur, Maurice Delafosse était essentiellement un homme de terrain. Tour à tour linguiste, ethnologue et historien, il mit à profit les longs séjours qu’il passa dans les différents postes administratifs occupés en Afrique Occidentale pour accumuler une somme importante d'informations sur la vie et l’histoire des peuples de cette région, notamment les Agni-Baoulé et les Mandingues. C’est à juste titre que le Gouverneur Clozel, fondateur du "Comité des Études historiques et scientifiques de l'AOF" écrivait dans sa préface du Haut-Sénégal et Niger (1912) : "M. Delafosse est de tous les Français, celui qui connaît le mieux les langues, les traditions, les coutumes et les mœurs des Indigènes de l'Afrique Occidentale".
C'est ainsi que par ses recherches, ses nombreuses publications et communications à diverses réunions internationales, il contribua à la connaissance des sociétés africaines. À une époque où les préjugés et les dénégations tenaient lieu de science, son œuvre et son action apportèrent l’éclairage indispensable à la prise en compte des Négro-Africains comme [6] créateurs de culture et de civilisation, c’est-à-dire comme êtres doués d’humanité. Et en 1976, Léopold Sédar Senghor rendait justice à Maurice Delafosse "... qui, le premier, non pas affirma seulement les valeurs de civilisation de l'Afrique Noire, mais les prouva..." (cf. L. S. Senghor, Postface de Louise Delafosse, Maurice Delafosse - Le Berrichon conquis par l'Afrique. Paris, Société d’histoire d’outre-mer, 1976).
Si un tel rappel peut aujourd’hui faire sourire plus d’un d’entre nous, il n’en reste pas moins que placés dans le contexte de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, les travaux et les idées de l’Administrateur du Baoulé et du pays bambara, avaient un caractère novateur incontestable. Ayant exploré tous les aspects des sociétés africaines, Maurice Delafosse put formuler quelques idées audacieuses en matière de ce qu’on appelait alors "la politique indigène".
Contre la politique d’administration menée au profit de quelques "évolués", il préconise la prise en compte de la masse des indigènes ; contre l’absolutisme de l’administration coloniale, il propose la revitalisation des institutions représentatives authentiques des communautés africaines parce que, écrit-il : "Dans les sociétés indigènes d’Afrique occidentale, les détenteurs de la souveraineté ne sont pas les chefs ou soi-disant tels ; ce sont les assemblées qui entourent ces chefs. Presque partout existe l'assemblée municipale ou conseil de village. Parfois aussi un conseil provincial, composé de fonctionnaires d'État." (cité par Louise Delafosse, in op. cit., p. 345). De même dans le domaine de l’éducation, il se montre favorable à l’enseignement de l’histoire africaine et à l’utilisation des langues nationales : "... Quel est le meilleur véhicule des idées éducatrices, idées qui, à tout prendre, ne sont étrangères à aucun cerveau humain, mais qui ne peuvent fructifier qu'à la condition de ne pas être déformées par l’esprit auquel on les inculque, et d’être assimilées par lui dans leur plénitude ? N’est-il pas la langue maternelle des enfants ou des hommes qui ont à emmagasiner ces idées et surtout à les saisir et à les utiliser ?..." (Ibidem, p. 373).
Quelle que soit l'ampleur des avancées enregistrées par l’anthropologie africaine contemporaine, il semble difficile de réfuter les positions de Senghor et de D. T. Niane sur le caractère pionnier des travaux de Maurice Delafosse. D’ailleurs, celui-ci, lucide et modeste comme tous ceux que passionnent la science et la vérité, n’avait guère la prétention d’avoir tout découvert. En 1912, à l'occasion de la parution de son ouvrage sur Le Haut-Sénégal et Niger, il écrivait à son ami Charles Monteil : "Assurément, à côté des faits, j’ai exposé pas mal de pures hypothèses, dont plusieurs seront certainement attaquées et réfutées ; mon mérite sera d'avoir posé la question" (Ibidem, p. 292).
L'hommage qui lui est rendu me paraît aujourd’hui revêtir toute son importance dans le contexte d’une Afrique bouleversée par une évolution quelle ne parvient pas à maîtriser et qui interpelle de multiples façons ses intellectuels et ses amis à travers le monde. Que ce soit dans l'ordre de l'économie ou de la politique, de la culture ou de l'éducation, les sociétés africaines se trouvent à la croisée des chemins : comment établir un juste équilibre entre la tradition vécue par le peuple et une modernité qui tend à pulvériser, sous les assauts de la mondialisation, des valeurs culturelles qui assuraient naguère la cohésion de la société ?
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Dès lors, comme jadis au temps de nos grands-parents, on est amené à interroger les Ancêtres, ces “gardiens du Temple ” dont la présence invisible hante les foyers domestiques de nos villages. C’est tout le mérite des initiateurs de ce colloque sur Maurice Delafosse d’avoir jeté ce regard sur le passé de l’africanisme et de nous avoir invités à une réflexion qui permettra sans doute de poser les bases d’une nouvelle vision de la recherche scientifique sur la politique et la société dans l’Afrique du 21e siècle.
Christophe Wondji,
Directeur,
Chargé de mission auprès
du Sous-directeur général pour la culture,
Coordinateur des programmes d’Histoire de l’UNESCO.
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