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Pierre Anctil
Docteur en anthropologie sociale,
professeur titulaire, département d’histoire
Université d’Ottawa
“Ni catholiques, ni Protestants :
les Juifs de Montréal.” *
In : Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 77, n° 289, 4e trimestre 1990, pp. 179-187.
Les formes autant institutionnelles que culturelles que prirent le cosmopolitisme montréalais ne peuvent être décrites et expliquées sans le recours à une démarche historique de longue haleine et qui remonterait jusqu'au milieu du XIXe siècle canadien. Contrairement à ce que beaucoup d'observateurs avancent, la diversité ethnique et religieuse de l'archipel de Montréal n'est pas apparue au lendemain de la Révolution tranquille ou même dans la période de l'après-guerre immédiate, mais bien au tournant du siècle dernier, alors qu'une première politique d'immigration massive était conçue par le ministre fédéral Clifford Sifton. Plus encore, les contours définitifs de l'entité étatique canadienne, fixés sur le plan constitutionnel et politique par l'acte de l'Amérique du Nord britannique (A.A.N.B.) de 1867, avaient déjà balisé très précisément quelles seraient les mécanismes sociaux d'intégration disponibles aux immigrants en ce nouveau pays. La confédération reconnaissait explicitement la contribution à la fondation et au développement du Canada, de deux traditions européennes colonisatrices restées jusque-là en vive concurrence commerciale et militaire. À défaut d'être strictement bilingue et biculturel, l'État né en 1867 refléterait et reconnaîtrait au peuple canadien une identité binaire et dont une des composantes culturelles aurait son foyer démographique dans la province de Québec. C'est du moins ainsi que le Canada français comprit et interpréta le pacte confédératif canadien, ligne de pensée que le politicien Henri Bourassa articula en la doctrine des « deux peuples fondateurs ».
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L'État canadien de 1867 représentait un assouplissement considérable par rapport à la politique britannique telle que menée dans les années qui suivirent immédiatement la fin du régime français. Au lendemain de la Conquête de 1763, l'État et l'Eglise se trouvèrent unis en la présence du souverain, qui était à la fois le chef de l'institution religieuse anglicane et l'incarnation du pouvoir politique britannique. Ceci fit peser pendant deux générations sur les fidèles d'autres traditions chrétiennes, notamment les catholiques francophones qui formaient toujours la majorité démographique, des vexations d'ordre légal et institutionnel dont étaient libérés les anglicans. Ces obstacles furent progressivement levés, d'abord en 1774 par l'acte de Québec, puis par la loi constitutionnelle de 1791 qui créait une première assemblée législative dans chacun des deux Canada, puis enfin en 1832 quand Londres reconnut la pleine égalité civique et politique des citoyens d'origine juive du Bas-Canada. Cette évolution politique inspirée du libéralisme britannique ne put toutefois effacer complètement le fait fondamental au Canada de la division très stricte au XIXe siècle des deux principales traditions religieuses selon des critères identitaires linguistiques et culturels. Catholiques francophones et protestants anglo-britanniques ne purent ainsi s'entendre pour partager, au moment de la création des premiers réseaux scolaires modernes au pays, les mêmes institutions éducatives. À Montréal notamment, dès 1841, une loi reconnut la constitution de deux administrations scolaires distinctes, à caractère strictement confessionnel et qui furent placés sous la protection respectivement des clergés catholique et protestant. Apparurent ainsi, tôt au XIXe siècle, des écoles publiques définies selon un critère exclusivement religieux et qui devaient à leur tour garantir, par voie de ricochet en quelque sorte, la préservation des réalités linguistiques distinctes.
En 1867, ces commissions scolaires confessionnelles, héritées d'un contexte politique propre au siècle précédent, au cours duquel les autorités coloniales avaient favorisé une Église, furent constitutionnellement reconnues et leur existence sur le territoire de la province de Québec précisée par l'article 93 de l'A.A.N.B. La profonde méfiance des élites religieuses face aux desseins politiques de leurs vis-à-vis, logés à d'autres enseignes confessionnelles, la crainte viscérale d'une minorisation par le jeu des réalités démographiques régionales [1] et aussi la montée de l'intégrisme ultramontain catholique [2] rendirent tout compromis sur ce point impensable. L'enchâssement dans l'A.A.N.B. des administrations scolaires à caractère exclusivement religieux, financées par l'État provincial mais sous la gouverne objective des Églises, renforça la perception répandue à cette époque d'un Canada fondé sur le [181] principe de la dualité ethnique. À chaque peuple correspondait une école dont l'existence était garantie par la loi, et dont la mission était de préserver l'identité confessionnelle et linguistique particulière de l'entité collective dont elle émanait. Confiées de surcroît au niveau de juridiction provincial, et donc hors de l'atteinte de l'État unitaire canadien, les commissions scolaires québécoises furent gérées essentiellement avant 1964 et, sauf pour une brève période à la fin du XIXe siècle, par les comités catholique et protestant du Conseil de l'instruction publique, tous deux indépendants du pouvoir exécutif [3].
La consolidation des structures scolaires à réfèrent confessionnel allait en fait dans le sens de l'évolution institutionnelle globale de la société montréalaise au XIXe siècle, et confirmait des pratiques jugées pertinentes dans de nombreuses autres sphères d'activité. Catholiques et protestants avaient choisi dans cette ville d'organiser toutes les dimensions majeures de la vie sociale sur la base d'un exclusivisme religieux, reléguant au second plan la dimension linguistique jugée secondaire et, de surcroît, largement protégée par l'érection des barrières confessionnelles. Le protestantisme s'éleva aussi en bastion de l'identité anglo-saxonne, phénomène qui fut grandement facilité par l'absence quasi totale au sein des assemblées de fidèles catholiques, de personnes de cette tradition culturelle, tandis que le catholicisme, à l'exception des immigrés irlandais déjà anti-britanniques de sentiment, devenait à Montréal une chasse gardée canadienne-française. Les ethno-religions montréalaises, au nombre de deux, s'engagèrent ainsi chacune séparément et avec leurs ressources financières propres dans la diversification de leur réseau institutionnel et, dès 1880, hôpitaux, collèges d'enseignement supérieur, universités, associations de bienfaisance et à caractère culturel prenaient toutes un visage confessionnel bien précis.
L'affiliation des structures institutionnelles aux Églises ne faisait dans la plupart des cas que répondre aux préoccupations sociales des réseaux religieux, qui comptaient ainsi répandre leur influence, en l'absence d'un État provincial capable d'exercer dans ces sphères un quelconque leadership. L'A.A.N.B. avait été signé et ses principes immédiatement appliqués au Québec, en l'absence toutefois d'alternatives culturelles, ou de la présence suffisamment nombreuse de représentants d'autres courants ou traditions religieuses. Se partageant sous une forme binaire toutes les juridictions scolaires disponibles, les catholiques et les protestants québécois n'avaient pas su ou voulu reconnaître l'éventualité d'une autre forme de partage des pouvoirs, qui aurait permis d'accueillir des tiers groupes. Cette heure sonna en 1905, quand Sifton ouvrit les portes de l'Ouest canadien à des immigrants venus des rives de la Méditerranée ou des territoires d'Europe orientale. D'abord, l'intention des autorités avait été de sélectionner avant tout des candidats à l'établissement sur des terres [182] agricoles, mais très vite les conditions économiques difficiles au sein des nouvelles provinces rendirent ce projet irréalisable et les nouveaux venus s'entassèrent dans des zones urbaines défavorisées à Winnipeg, Toronto, mais surtout Montréal.
Bientôt, en l'espace d'une ou deux décennies, Montréal se vit confirmer son nouveau statut de ville cosmopolite et, déjà en 1921, 12,9% de la population de la ville était d'origine ethnique ni française ni anglaise [4]. Parmi la masse désordonnée des immigrants qui débarquèrent des transatlantiques en provenance de régions européennes fort variées, et qui demeurèrent dans la ville, il se trouva une forte proportion de Juifs ashkénazes est-européens. De langue maternelle yiddish et surtout originaires avant 1917 de l'Empire russe, ces Juifs constituèrent dès les années trente, avec quelque soixante mille individus, la plus importante communauté immigrante de l'archipel. Après le français et l'anglais, le yiddish est la langue la plus répandue à Montréal en 1931 et un quartier tout entier de la ville résonne de l'accent de cette culture judaïque particulière, soit le quadrilatère constitué de l'avenue des Pins au sud et de l'avenue Bernard au nord, de la municipalité d'Outremont à l'ouest et de la rue Saint-Denis à l'est. L'immigration juive, comme d'ailleurs toute la vague de nouveaux venus mis en branle par le plan Sifton, avait été très subitement déclenchée en 1905 pour s'étendre jusqu'au début de la Première Guerre mondiale. De 1901 à 1911, la communauté juive a connu un taux de croissance brutal de 200%, soit le plus élevé de son histoire au pays. Dans les faits du moins, le binarisme de la société montréalaise avait été irrémédiablement entamé.
Il ne suffisait pas que les Juifs forment une enclave culturelle bien identifiable dans le Montréal du début du siècle. En plus, il devint vite évident que cette tradition religieuse, même atténuée par les vicissitudes d'une immigration toute récente, n'était pas prête à se dissoudre dans le creuset ménagé par deux siècles d'histoire politique canadienne. Les Juifs étaient en fait appelés à jouer un rôle de pivot, en devenant la première communauté non chrétienne à tenter de s'intégrer dans le tissu social montréalais. Arrivés à une période de forte expansion économique, alors que nombre d'industries importantes s'établissaient à une grande échelle dans la ville, ces immigrants s'efforcèrent de négocier pour eux-mêmes des portes d'entrée et des couloirs de pénétration sociale, et qu'ils trouveraient surtout à la première génération dans le petit commerce de détail et dans des emplois salariés mal rémunérés auprès des usines de confection (sweat shops). Réalistes, aptes au compromis, conscients de la précarité de leur situation de nouveaux venus, ces Juifs yiddishophones consentirent à se départirent des aspects les plus divergents de leur identité linguistique et culturelle, quitte à [183] les troquer contre une certaine forme de mobilité sociale, qui les verrait gravir les échelons hors des couches les plus défavorisées du prolétariat.
La communauté juive toutefois ne souhaitait pas abandonner son héritage religieux judaïque, et c'est à ce niveau que se situa le point de rupture avec le projet de société tel que défini par les deux majorités chrétiennes au siècle précédent. Pour les francophones encore plus, le catholicisme se présentait comme une composante non négociable de l'identité dite nationale, et sur ce plan les Juifs ne pouvaient qu'être repoussés en marge, sinon carrément tenus à distance du réseau institutionnel déjà constitué aux fins de la préserver. Tant que ces derniers ne composaient qu'un petit groupe diffus de quelques centaines de personnes, le conflit de structure pouvait rester latent, d'autant plus que les tout premiers immigrants juifs avaient été aux XVIIIe et XIXe siècles des sujets britanniques malgré tout satisfaits de grossir les rangs des diverses clientèles protestantes. Après 1900 toutefois, toute forme de temporisation devint impensable, et tout particulièrement sur le front scolaire fortement marqué par l'exclusivisme religieux, les Juifs se heurtèrent à des obstacles infranchissables. Non pas que l'école publique leur soit demeurée inaccessible, mais plutôt que jamais ils n'obtinrent de ce côté les garanties légales et constitutionnelles accordées aux citoyens canadiens de confession chrétienne, ni aucun droit de regard en tant que parents sur la gestion des commissions scolaires confessionnelles ou le recrutement des professeurs.
En 1903, une loi provinciale accorde aux Juifs, qui sont maintenant le quart de la clientèle scolaire protestante sur l'île de Montréal, un droit de résidence conditionnel au sein du réseau et une exemption facultative de l'enseignement religieux chrétien. À nouveau en 1931, après une crise de près de dix ans qui voit la cause juive déboutée par le Conseil privé de Londres, le gouvernement du Québec vote une loi qui nie toute prétention légale de la part de la communauté juive à participer de près ou de loin à l'élaboration des politiques scolaires publiques, telles que décidées par les administrateurs catholiques ou protestants. Tolérés du côté anglo-britannique, totalement exclus des institutions d'éducation catholique pour des raisons de doctrine théologique, les Juifs optent progressivement au début du siècle pour la création d'un réseau confessionnel juif séparé qu'ils doivent financer eux-mêmes. Avec beaucoup de peine au début, quand l'immigration bat encore son plein, puis avec plus de succès après le deuxième conflit mondial, la communauté se dote d'une structure scolaire parallèle qui reflète mieux ses besoins et répond à l'éventail des idéologies politiques juives. Aujourd'hui financées à 80% par l'État québécois, à titre d'écoles ethniques privées répondant aux critères de francisation fixées par le ministère de l'Éducation [5], ces institutions de niveau primaire et secondaire juives attirent [184] respectivement 65% et 35% de toute la clientèle juive disponible sur l'île de Montréal et même au-delà en banlieue. Il s'agit là sans doute pour une communauté juive d'un des taux de fréquentation scolaire les plus élevés en Amérique du Nord, sinon dans toute la diaspora, et qui fait appel, pour une population globale de cent mille personnes, à treize institutions à plein temps et onze à temps partiel [6].
Incapables de pénétrer de plein fouet à Montréal le réseau institutionnel à vocation chrétienne, les Juifs développèrent au fil des ans une structure équivalente à l'échelle de la communauté, qui respecterait leur sensibilité culturelle et religieuse propre, et ce sans remettre en question le processus déjà entamé dès le premier jours de leur arrivée d'une assimilation linguistique et économique. Montréal possède ainsi une importante fédération de services sociaux connue sous le nom de Services communautaires juifs de Montréal, financée en partie par l'État, de services culturels, des ressources éducatives et un Centre commémoratif juif de l'holocauste. L'organigramme institutionel juif compte aussi dans la ville un hôpital général, des centres gériatriques, un ensemble de synagogues soit de rite sépharade soit de rite ashkénaze, un service d'assistance aux immigrants et enfin une centrale responsable des levées de fond : l'Appel juif unifié [7]. Montréal possède enfin le siège social d'une institution juive fondée en 1919, qui constitue le bras politique de la communauté juive canadienne et où toutes ses composantes sont représentées : le Congrès juif canadien [8].
La réponde juive au contexte montréalais a donc été en partie l'érection d'une sphère institutionnelle autonome et la définition d'une troisième solitude [9], elle aussi basée sur une identité ethno-religieuse bien nette. Cette distance juive des centres de gravité propres aux communautés franco-catholique et anglo-protestante a été décrite avec un relent de ressentiment et d'amertume dans les œuvres de Mordecai Richler, tel Son of a Smaller Hero [10], The Apprenticeship of Duddy Kravitz [11] et le récit autobiographique The Street [12]. La conséquence directe de la marginalisation organisationnelle juive fut que persista, longtemps après la fin de la période immédiate d'immigration, la réalité à Montréal d'une enclave résidentielle juive.
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Abandonnant les quartiers adjacents au plateau Mont-Royal, les deuxième et troisième générations reconstituèrent plus à l'ouest, d'abord dans Snowdon, puis dans les municipalités périphériques de Hampstead, Côte Saint-Luc et Dollard-des-Ormeaux, de nouveaux foyers de densité juive, tout aussi importants que les premiers. En fait, d'après une étude détaillée du taux de concentration résidentielle, tirée des données du recensement de 1981, il appert que la communauté ethno-culturelle juive demeure une des plus spatialement regroupées de l'archipel, et que cette tendance, loin de se résorber, continue à s'accentuer plus de quatre-vingt ans après le début de la première vague migratoire massive [13]. Cette tendance contredit l'hypothèse répandue en études de l'immigration, à savoir que la mobilité sociale et l'intégration culturelle des nouvelles générations nées au pays finit par disloquer les solidarités ethniques et réduit la propension des communautés à maintenir les impératifs de proximité géographique au sein des grandes agglomérations métropolitaines. Le cas juif à Montréal est d'autant plus marquant que la communauté occupait en 1981 la première place au Canada parmi les ethnies pour ce qui est du revenu per capita [14].
Le contexte tout à fait particulier à Montréal d'une double majorité [15] linguistique et religieuse a donc informé et balisé le couloir d'intégration sociale et culturelle de la première de ses communautés immigrantes pour ce qui est de la date d'installation et du poids démographique. Cette coexistence tripartite à frontières relativement étanches a, à son tour, une fois bien stabilisée, déterminé le processus d'accueil et d'adaptation des autres collectivités ethniques, introduites au pays surtout après 1945. Le modèle juif de construction d'une structure institutionnelle autonome, en place dès 1920, orienta profondément le visage spécifique du cosmopolitisme montréalais, basé sur une forte rétention des réseaux et des identités ethniques. Ainsi, la communauté italienne de Montréal, devenue la plus importante numériquement suite à la vague d'immigration de l'après-guerre, et malgré sa tradition religieuse catholique qui la plaçait en communion avec les francophones, préféra demander l'érection de paroisses nationales italophones et choisit, sur le modèle du Congrès juif canadien, de se doter d'un Congrès national des Italo-Canadiens [16]. Au sein de la majorité des communautés culturelles montréalaises, la préservation des langues d'origine rencontre relativement plus de succès que dans le milieu à dominance [186] unilingue torontois, et avec des effectifs deux fois moins nombreux que dans la capitale ontarienne [17].
Malgré ce qui précède, il ne faut pas conclure à un isolement et à une désaffiliation des communautés culturelles montréalaises, qui forment aujourd'hui au-delà de 25% de la population métropolitaine. Concentrés sur et immédiatement autour de l'archipel de Montréal, les tierces collectivités présentes sur le territoire de Québec ont trouvé dans ce milieu urbain bien précis un point d'ancrage profond et ont à leur tour rayonné sur leur environnement social. Le visage même de Montréal a été nettement redessiné par les vagues d'immigration successives, et certains quartiers portent l'empreinte de ces passages répétés. La communauté juive elle-même s'est fortement montréalisée au cours de son histoire, puisant dans sa situation unique de collectivité immigrante type l'inspiration pour une contribution artistique, littéraire et religieuse qui n'a pas d'égale au sein des autres traditions culturelles minoritaires représentées dans la ville [18]. Certaines des descriptions les plus justes et les plus touchantes de l'identité multiculturelle montréalaise sont venues d'auteurs juifs auxquels le statut d'immigrants et d'outsiders conférait une plus grande lucidité de perception, et que l'usage de la langue yiddish protégeait des attaques du conformisme ambiant. Cette contribution décisive des immigrants à la diversification et à l'enrichissement du patrimoine artistique et culturel québécois tout entier fut aussi, mais pas exclusivement, le fruit et la conséquence des premières expériences juives d'intégration à la ville de Montréal.
Pointant du doigt la direction à suivre, les Juifs montréalais ont ainsi ouvert une première brèche dans un contexte culturel trop unanimiste, et ont permis que s'effectue et aille s'élargissant l'apport de sources d'inspiration inédites sur le territoire de l'archipel. C'est l'apparition au grand jour de ces énergies créatrices nouvellement introduites, jointes à la libération structurelle rendue possible par une Révolution tranquille menée de leur côté par les francophones, qui a soutenu l'épanouissement culturel de la métropole depuis vingt à trente ans. Les Juifs entreprirent également très tôt au XXe siècle de militer à Montréal pour un type de société où seraient respectés les droits de la personne et la liberté d'opinion. Cette sensibilité face aux tensions et excès que peut susciter la coexistence sur un même espace de traditions ethniques divergentes découle bien sûr chez les Juifs d'une longue expérience historique, mais qu'ils voulurent partager avec leurs nouveaux concitoyens. Non qu'elle soit particulièrement menacée dans le Québec contemporain, mais plutôt par un souci sans cesse renouvelé d'activisme, la communauté juive tient aujourd'hui ù se situer à [187] l'avant-garde de la lutte contre toute forme d'intolérance raciale, religieuse ou culturelle. Dans une société québécoise toujours confrontée à des choix difficiles sur le front linguistique et de plus en plus ouverte à de nouveaux courants d'immigration, le militantisme juif en faveur de la tolérance reste pour notre collectivité tout entière un enseignement précieux.
- Pierre ANCTIL
- (Université McGill)
RÉSUMÉ
L'arrivée à Montréal, au tout début du siècle, d'une importante vague d'immigrants juifs en provenance d'Europe de l'Est eut un impact considérable sur la perception que les deux communautés linguistiques dites fondatrices avaient de leur réseau institutionnel respectif. Première collectivité immigrante composée de non-chrétiens, les Juifs forcèrent les Anglo-protestants et les Franco-catholiques à se définir eux-mêmes plus ouvertement et bouleversèrent à terme, par leur seule présence, l'histoire culturelle unanimiste qui avait prévalu jusque-là au Québec. L'État canadien, lui aussi basé sur une perception dualiste, francophone et anglophone, fut également interpelé par la nouvelle présence juive, notamment le réseau scolaire confessionnel chrétien qu'il sanctionnait de son poids légal au Québec. C'est de ce rapport nouveau entre majorités et minorités à Montréal, tel qu'enclenché par l'immigration juive, qu'il est donc surtout question dans cet article.
SUMMARY
The arrival in Montreal, at the very beginning of the twentieth century, of an important wave of Jewish migrants from Eastern Europe heralded a new phase in the perception that each of the so-called founding linguistic communities had of their respective institutional network. The Jews, who constituted the first non-christian collectivity to take root in Quebec, imposed on the Anglo-Protestants and Franco-Catholics that they define more clearly their identity, thus ending a period of relative cultural unanimity. The Canadian state, also based on a dualistic francophone and anglophone model, was equally challenged by the presence of the Jewish newcomers, notably the Quebec school administrations which had legally developed a strictly Christian confessional structure. This article basically examines how in Montreal the Jewish migration redefined the relationship between majorities and minorities.
* Texte d'une conférence prononcée à Paris le 8 décembre 1989, à un colloque organisé par l'Association française d'études canadiennes et intitulé « Métropoles en mutation ».
[1] Ronald Rudin, The Forgotten Quebecers. A history of English-Speaking Québec, 1759-1980, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1985, chap. 4 et 5 (aussi publié en français en 1986 sous le litre : Histoire du Québec anglophone).
[2] Louis Rousseau, « Crise et réveil religieux dans le Québec du XIXe siècle », Interface, Montréal, vol. 11, n° 1, janvier 1990, pp. 24-31.
[3] Pierre ANCTIL, Le rendez-vous manqué. Les Juifs de Montréal face au Québec de l'entre-deux-guerres, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, chap. 4.
[4] Paul-André LINTEAU, « La montée du cosmopolitisme montréalais », dans Questions de culture, Montréal, vol. 2, 1982, pp. 23-53.
[5] William SHAFFIR, « Hassidic Jews and QuEbec Politics », The Jewish Journal of Sociology, London, vol. XXV, n° 2, dec. 1983, pp. 105-118.
[6] Chiffres fournis en 1989 par le Conseil de l'éducation juive de Montréal.
[7] Ghila BENESTY-Sroka, Montréal Judaïca, guide juif de Montréal, Montréal, Fondation B'nai B’rith Hillel de Montréal, 1983, 108 p.
[8] David ROME, Soixante-dix ans d'histoire juive au Canada, Montréal, Congrès juif canadien, 1989, 132 p.
[9] L'expression reprend le titre d'un roman de Hugh MacLennan, Two Solitudes (Toronto, Collins, 1945), qui décrivait les rapports entre anglophones et francophones à Montréal lors de la crise de la conscription de 1917.
[10] London, A. Deutsch, 1955.
[11] Boston, Little, Brown, 1959.
[12] Toronto, McClelland and Steward, 1969.
[13] Calvin VELTMAN, Mario POLÈSE et Marc Leblanc, Évolution de la localisation des principaux groupes ethniques et immigrants, Montréal, 1971-1981, Montréal, Institut national de la recherche scientifique - Urbanisation, Collection études et documents n° 49, 1986, 57 p.
[14] Profil des groupes ethniques, Canada, Ottawa, Statistique Canada, février 1989 (publication n° 93-154).
[15] Pierre ANCTIL, « Double majorité et multiplicité ethnoculturelle à Montréal », Recherches sociographiques, Québec, vol. XXV, n° 3, sept. 1984, pp. 441-456.
[16] Donat J. Taddeo et Raymond C. Taras, Le débat linguistique au Québec. La communauté italienne et la langue d'enseignement, Montréal, Presses de l'université de Montréal, 1987, 246 p.
[17] Claude PAINCHAUD et Richard POULIN, « Italianité, conflit linguistique et structure du pouvoir dans la communauté italo-québécoise. Sociologie et société, Montréal, vol. 15, n° 2, sept. 1983, pp. 89-104.
[18] Esther TRÉPANIER, « Peintres juifs au rendez-vous de la modernité », Continuité, Québec, n° 45, automne 1989, pp. 42-45.
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