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La sociologie et l’anthropologie au Québec.
Conjonctures, débats, savoirs et métiers.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF, mai 1983.
Quatrième partie
“Pour le sociologue enseignant
au niveau collégial. Le défi d’initier
à la perspective sociologique.”
Par Maurice ANGERS
On me demande de préciser quelque peu les éléments d’une formation universitaire en sociologie susceptibles de bien préparer à l’enseignement collégial dans cette même discipline. Il peut paraître superflu d’aborder un tel .sujet, étant donné le rétrécissement des débouchés dans ce domaine [1]. Cependant, comme le court terme peut parfois être trompeur, qu’enseigner la sociologie peut prendre différentes formes, institutionnalisées ou non et que tout sociologue, à un moment ou à un autre, peut et joue effectivement un rôle pour le moins vulgarisateur dans son domaine, il y a un intérêt certain à faire ressortir les qualités de formation nécessaires.
Lors de mes premiers cours de sociologie, une constatation m’est apparue primordiale. Comprendre la sociologie consistait moins, au départ, à accumuler un nouveau bagage de connaissances qu’à pénétrer une vision du monde faisant émerger la réalité du "social". Or, le lot principal des professeurs du collégial consiste justement à initier à la sociologie. Ainsi, faire saisir ce que recouvre le qualificatif de “social", apparaît essentiel. C’est la raison d’être de notre discipline.
Pédagogiquement, à travers l’observation de phénomènes sociaux et quel que soit la grille d’analyse utilisée, les étudiants-es doivent avoir la possibilité d’intégrer un questionnement nouveau à leurs schèmes de pensée préalables. En scrutant, depuis sept ans, ces schèmes ou visions "spontanées" du social, nous en sommes venus à en dégager certains types-idéaux.
Ils apparaissent nettement marqués par une socialisation individualisante et ont été perméables à la diffusion sociétale d’idéologies â saveur volontariste ("Quand on veut, on peut"), machiavélique ("Quand on est prêt à tout,... on réussit"), prédestinée ("Ca devait arriver...") ou psychologico- social ("Si tu connaissais sa famille...").
Ce défi d’amener des personnes au questionnement sociologique peut se concrétiser sur le plan pédagogique, de deux façons. Une première manière consiste à "faire vivre" le questionnement social de grands sociologues ou de penseurs sociaux, reconnus tels. Il ne s'agit pas de la présentation théorique ou schématique de la pensée d'un auteur mais plutôt de faire suivre le cheminement de ce sociologue dans son questionnement et sa pratique de découverte de la réalité sociale et subséquemment les descriptions et explications qu'il en a su tirer.
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C'est une voie très valable d'initier à la sociologie que de faire participer à la démarche méthodologique de grands sociologues branchés et situés. D'ailleurs la théorie, rappelait Alfred Dumais, reprenant une expression d'Alan Blum, est "la version de ce que la société signifie pour le sociologue". [2]
Avec un certain nombre de collègues [3] depuis près de dix ans, nous pratiquons une deuxième manière d'initier à la perspective sociologique, en partant de la vision "spontanée", construire antérieurement dans l'histoire personnelle de chacun et chacune de nos étudiants. En faisant prendre conscience à chaque personne qu'elle à une vision préalable du "social", nous espérons l'amener à saisir une vision proprement sociologique. Pour nous, on appréhende d'autant mieux une perspective sociologique qu'on comprend la signification d'avoir une conception de l'individu et de la société. Il y a donc entreprise de construction/déconstruction pour une meilleure saisie d'une approche sociologique. Il est abordé ensuite, successivement, quelques phénomènes sociaux, différents selon les professeurs et les années. Il y a, enfin, comparaison entre vision spontanée et sociologique sur un même phénomène. Le professeur de sociologie s'inscrit ainsi avec ses vis-à-vis, dans une démarche à la fois épistémologique et analytique. Sous ce dernier angle, il faut connaître les recherches sociologiques sur les phénomènes étudiés, quand elles existent, ou fabriquer un dossier et enquêter seul-e ou avec d'autres, selon le cas.
Un autre élément majeur doit compléter ce préambule. Le public collégial des professeurs de sociologie est hétérogène. Futurs policiers, futurs avocats, futures infirmières, futurs professeurs, futurs médecins, futurs psychologues et la liste pourrait s'allonger davantage, se côtoient et souvent dans une même classe. Quant aux aspirants à des occupations liées aux sciences sociales, ils sont peu nombreux. Les carrières envisagées sont multiples et s'entreprendront, pour plusieurs, dès la fin de leurs études collégiales. Il ne faut donc pas négliger, en plus, de leur fournir un minimum d'éclairages sociologiques sur le monde du travail. Pour la plupart d’entre eux, il s'agit de leur premier et dernier contact avec la sociologie.
Ces considérations établies, il est possible maintenant de mieux faire ressortir les éléments d'une formation universitaire en sociologie préparant à l'enseignement collégial. En consultant les programmes actuels [4] dans les universités francophones, on peut relever le degré de présence de ces éléments pertinents.
1. Pour "faire voir" le social, défi majeur pour ouvrir à la perspective sociologique, une formation et un intérêt pour l'épistémologie s'avèrent indispensables. Il ne s'agit pas subséquemment de donner des cours d'épistémologie ou de sociologie de la connaissance au niveau collégial. Plutôt, en travaillant sur le social concret, il faut fournir à chaque personne, la possibilité de réaliser une coupure épistémologique. Seule, l'Université du Québec à Montréal, au premier cycle, semble faire de ses cours d'épistémologie, un de ses axes de formation. Ce thème sert, de plus, de champ de spécialisation au second cycle.
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2. Connaître les grands penseurs en sociologie, pouvoir les situer dans leur contexte de même que dans leur démarche de questionnement et d'appréhension des phénomènes sociaux, s'avère aussi très utile à la didactique sociologique. En l'occurrence, les Universités de Montréal, d'Ottawa et du Québec à Rimouski fournissent trois cours obligatoires sur des sociologues. De plus, les constituantes de l'Université du Québec à Rimouski et à Montréal, de même que l'Université Laval, offrent, parmi leur grand éventail de cours à option, un nombre appréciable de cours sur des grands noms de la sociologie.
3. Il faut aussi chercher à concrétiser notre enseignement pour valider la conceptualisation sociologique. Pour ce faire, il est nécessaire de s'attaquer à l'analyse de certains phénomènes sociaux particuliers, le plus près possible de l'entendement étudiant. Or, la recherche n'est pas toujours très avancée sur l'un ou l'autre de ces phénomènes. Nous devons donc parfois enquêter sur nous-mêmes avec ou sans l'assistance étudiante et monter des dossiers. À ce propos, tous les programmes universitaires consultés font une large place à la recherche empirique, aux techniques et outils divers nécessaires. Alors qu'avant les années soixante-dix, la pratique du métier apparaissait comme une prérogative des études graduées, il n'en est plus ainsi. Seule, l'Université du Québec à Montréal n'offre pas cet apprentissage empirique sauf dans son champ de méthodologie et épistémologie.
4. Dans l'éventail de phénomènes sociaux abordés, dans l'enseignement collégial, ceux reliés au monde du travail prennent une place particulière. Car nos gens seront pour un bon nombre sur le marché du travail dès leur sortie du collège et plusieurs autres ne toucheront à peu près plus à cette question dans leur future orientation universitaire. C'est pourquoi des thèmes, comme organisation du travail, associations patronales, syndicales et professionnelles, industrialisation, informatisation, etc., devraient .pouvoir leur être présentés. Seule, l'Université du Québec à Chicoutimi fait apparaître ce domaine d'intérêt dans ses cours obligatoires de sciences sociales. Cependant, dans les autres universités québécoises, ce champ a une place appréciable dans les cours à option et au niveau du second cycle.
5. Il est, de plus, intéressant de noter que les universités québécoises offrent au moins un cours de sociologie de l'éducation. Les analyses multiples que ce champ a produits et les enjeux qu'il soulève ne peuvent qu'être stimulants pour un futur enseignant ou une future enseignante.
6. Faut-il ajouter qu'un intérêt pour la pédagogie proprement dite n'est pas négligeable pour bien se mouvoir et progresser sans cesse dans l'enseignement ? La sociologie, prise globalement, nous sensibilise déjà à certains aspects de la vie en groupe. Il serait sans doute utile, de plus, qu'â [224] l'instar des universités de Montréal et de Laval, au moins un cours à option, sinon obligatoire, soit donné en sociologie des groupes restreints. Ce cours pourrait d'ailleurs profiter à beaucoup d'autres types d'emploi.
7. Une formation en pédagogie n'est pas exigée pour l'enseignement de la sociologie au niveau collégial. On nous avait parlé de "certification" au milieu des années soixante-dix mais c'est, depuis, tombé dans l'oubli. Par ailleurs, depuis près de dix ans, un programme de formation des maîtres appelé "Performa" [5] est offert, en cours d'emploi. Actuellement vingt-cinq (25) collèges l'offrent sur place aux professeurs qui le désirent.
D'un autre c6té, les programmes universitaires en sociologie permettent des choix de cours hors spécialité. Dans ce cadre l'aspirant à l'enseignement serait avisé de s'alimenter de cours de pédagogie proprement dits.
En résumé, un-e sociologue ayant reçu durant sa formation un bloc de quelques cours sur l'épistémologie de sa discipline, un autre sur les grands auteurs, un troisième sur la recherche empirique, un quatrième sur le monde du travail, un cinquième en pédagogie, en ajoutant un cours en sociologie de l'éducation et un autre sur les petits groupes, aurait reçu une préparation excellente pour l'enseignement de sa discipline au niveau collégial. Quand on considère l'ensemble des cours offerts dans les programmes de premier cycle des universités francophones, les Universités de Montréal et de Laval proposent ces différents sujets de cours susceptibles de bien préparer à l'enseignement collégial.
Pour terminer, il y a lieu aussi de mentionner deux éléments plus proprement qualitatifs conditionnant un bon enseignement de la sociologie. Le premier ne pouvait pas transpirer d'une simple prise en compte des programmes de cours universitaires. Il s'agit de cette attitude proprement scientifique, d'ouverture et de recherche continuelle du professeur, quel que soit le cours donné. Si cette qualité teinte le cours, elle forme de futurs sociologues et enseignants qui donneront eux-mêmes le goût et l'autonomie nécessaires à la prise en charge de l'outil sociologique à leur public étudiant ou autre. Enfin, le dynamisme et l'intérêt suscités par le professeur de sociologie dépendront, pour une bonne part, de son amour du métier et de la sociologie.
Maurice ANGERS
Cegep de Maisonneuve
[1] Simon Langlois et Gilbert Mongeau, L'entrée sur le travail des diplômés des sciences sociales 1979-80-81, Cité Universitaire, Université Laval, Laboratoire de Recherches Sociologiques, Département de Sociologie, 1982, 109 pages.
[3] Il s'agit des professeurs de sociologie Line Chamberland, Jean Dondurand et Ginette Thériault du Collège de Maisonneuve, de Monique Desmarais du Collège du Vieux-Montréal, et de d'autres qui s'y sont greffés plus récemment ou qui y participent d'une manière indirecte.
[4] Les programmes universitaires examinés furent ceux des Universités de Montréal (Annuaire général 1982-83 et Faculté des études supérieures, Montréal, mars 1982), Laval (Répertoire des programmes de cours du premier cycle, no 10, Cité Universitaire, Sainte-Foy, mai 1982 et Répertoire des programmes des deuxième et troisième cycles 1981-82, no 33, Cité Universitaire Sainte-Foy, École des Gradués, mars 1981), Ottawa (Programmes du 1er Cycle et Professionnels 1982-83, Ottawa, mars 1982), Moncton (Université de Moncton 1982-84, mai 1982) et de l'Université du Québec à Montréal, Chicoutimi et Rimouski (Annuaire, Université du Québec 1982-83, Sainte-Foy, août 1982 et Annuaire 1981-82 de 1'Université du Québec à Montréal, Tome II : études des deuxième et troisième cycles, Montréal, juin 1981).
[5] Marcel Riendeau, "Performa" : Helping the Teachers in Francophone Québec, Journal, Vol. 2, no 1, Printemps 1978, Association des collèges communautaires du Canada, pp. 3-19.
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