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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Claude Bernheim, “Police et pouvoir d’homicide.” In ouvrage sous la direction de André TURMEL, avec la collaboration de Claude Bariteau et Gilles Pronovost, Chantiers sociologiques et anthropologiques. Ac-tes du 58e colloque de l’ACSALF 1990, pp 119-146. Montréal: Les Éditions du Méridien, 1993, 274 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[119]

Chantiers sociologiques et anthropologiques.
Actes du 58e colloque de l’ACSALF 1990.

POLICE ET
POUVOIR D’HOMICIDE
.

Par
Jean-Claude BERNHEIM

Expert en criminologie et spécialiste dans les droits des détenus

[120]
[121]

Le pouvoir d’homicide : historique

Dans les pays d’origine anglo-saxonne, Angleterre, États-Unis, Australie et Canada, le pouvoir d’homicide des policiers découle essentiellement de la Common Law et, plus particulièrement, du Fleing Felon Rule, c’est-à-dire la loi qui permet d’abattre un fugitif ou une personne qui résiste à son arrestation et qui a commis un crime sérieux. Cette pratique remonte à l’époque où la peine de mort était imposée pour une multitude de motifs.

Il faut bien comprendre que la situation actuelle, un anachronisme de la Common Law, est issue d’un contexte social et historique aujourd’hui considéré dépassé.

En effet, le Fleing Felon Rule date du milieu du Moyen-Âge (IXe et Xe siècle), c’est-à-dire d’une époque où les armes disponibles ne permettaient pas l’homicide à distance. Les seules armes utilisées par les forces de l’ordre, à l’époque, étaient le couteau, l’épée, les outils de ferme et la hallebarde. La lance n’apparaîtra qu’en 1415 et, en 1504, les Tudor réserveront l’usage de l’arc aux Lords et aux grands propriétaires terriens seulement. Ce rappel, que l’on peut qualifier de technique, est intéressant, puisqu’il explique que l’utilisation de la force mortelle par l’agent de la paix ne pouvait intervenir que s’il y avait corps à corps avec le fugitif (Sherman, 1980a). Le XVIIIe siècle, avec la naissance du capitalisme, allait empirer les choses. Patrice de Beer (1988) brosse un tableau de la situation de la criminalité en Angleterre et de la politique pénale qui y régnait :

En Angleterre au dix-huitième siècle, où régnaient la misère et l’insécurité, les châtiments étaient terribles : le vol d’un shilling  [122] pouvait conduire à la potence ; on pendait même des enfants de dix ans. La liste des méfaits pouvant entraîner la mort était longue de deux pages. On condamnait un voleur à cinq cents coups de fouet... s'il survivait jusque-là.

La société anglaise, malgré la préservation du Fleing Felon Rule, finit par trouver un équilibre : le premier corps de police moderne a été mis sur pied en 1829, après que Sir Robert Pell eût fait adopter par le Parlement britannique le premier Police Bill, malgré une très forte opposition de la part des citoyens. On prit soin de ne pas munir les nouveaux policiers d’armes à feu et, à la même occasion, les règles permettant à un accusé de jouir d’une défense pleine et entière furent consolidées.

Au Canada

À la fin du XIXe siècle, le fait de tuer des suspects avait de moins en moins de sens, pour ne rien dire de l’inhumanité du geste, compte tenu de la puissance des corps policiers qui avaient dorénavant les moyens de communiquer entre eux, autrement dit, qui avaient amélioré leur capacité de capturer les criminels sans devoir tirer un coup de feu. Jadis, un criminel pouvait changer de communauté et refaire sa vie ailleurs. Le développement de la société, au XIXe siècle, rendait ce type d’évasion définitive de moins en moins possible. Pourtant, on continuait de tuer les suspects... Par contre, c’est depuis le début du siècle, que les cours canadiennes de justice furent le théâtre d’une remise en question constante du pouvoir d’homicide des policiers.

Abraham et al (1981) et Doubilet (1968) citent une dizaine de causes dans lesquelles fut confirmé le pouvoir des forces de l’ordre, à l’exception de celle de Vignitch v Bond (1928).

Plus récemment, Chappell et Graham (1985) ont fait également une étude détaillée des cas qui ont abouti devant les tribunaux canadiens. En conclusion de leur analyse, ils estiment qu’il y a une plus grande probabilité que les policiers soient civilement contraignables pour excès ou négligence dans l’utilisation de la force que trouvés coupables d’un acte criminel (p. 71).

[123]

Le débat aura sa contrepartie tardive au Canada. Une des recommandations du Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, mieux connu sous le nom de Commission Ouimet, en 1969, sera à l’effet que :

l’article 25 du Code criminel soit modifié de façon à interdire l’emploi d’armes à feu par un agent de la paix ou une autre personne qui l'arrête légalement en vue d’empêcher la fuite d’une personne qui tente de s'enfuir pour se soustraire à une arrestation, nonobstant le fait que l’arrestation que l’on cherche à opérer soit conforme à la loi, sauf :

a) si on croit, en se fondant sur des motifs raisonnables, que la personne qui a pris la fuite pour se soustraire à l’arrestation a commis ou tenté de commettre un crime grave comptant la violence ;

b) si l’on a des motifs raisonnables et probables de croire qu’il y a un risque appréciable que la personne dont on cherche à empêcher la fuite puisse constituer un danger grave pour le public si l’on n’empêche pas sa fuite ;

c) si on ne peut empêcher cette fuite par des moyens raisonnables d’une manière moins violente (Canada, 1969, p. 65).

On devine facilement que la première partie de la recommandation Ouimet rejoint les grandes lignes de notre position, mais que les points a) b) c) nous ramènent au statu quo inacceptable où les policiers tirent sur n’importe quel suspect en se justifiant par n’importe quel soupçon ou prétexte !

En 1982, la Commission de réforme du droit du Canada a abordé la question d’une manière beaucoup plus radicale. En effet, sa proposition se lit comme suit :

Nul ne bénéficie d’une justification s’il emploie une force dont il sait qu’elle est de nature à causer des lésions corporelles graves, sauf si cela est nécessaire :

a) pour se protéger ou protéger un tiers placé sous sa protection contre la mort ou des lésions corporelles,

b) pour empêcher la perpétration d’une infraction susceptible de causer une blessure grave et immédiate à autrui, [124] c) pour vaincre la résistance d’une personne ou l’empêcher de fuir lors de son arrestation pour une infraction mettant en danger la vie, l’intégrité physique d’une personne ou la sécurité de l’État,

d) pour empêcher une personne de s’évader ou la reprendre s'il croit qu’elle est légalement détenue ou emprisonnée pour une infraction mettant en danger la vie, l’intégrité physique d’une personne ou la sécurité de l'État (p. 133-134).

Cette proposition va clairement dans le sens de ce que nous préconisons.

Malgré tout, c’est un jugement de la Cour suprême du Canada, rédigé par le juge Antonio Lamer, en 1983, dans la cause Roberge v La Reine, qui constitue, du moins à notre sens, l’appel le plus pressant au législateur pour une modification de l’article 25 du Code criminel. L’homme de loi conclut le jugement en ces termes :

Le paragraphe 25(4) est une codification de l'ancienne common law applicable aux criminels dangereux en fuite qui, à cette époque, étaient assurés d’être exécutés s’ils étaient déclarés coupables. De nombreuses suggestions ont été faites au Parlement concernant l’imposant arsenal dont disposent les agents de la paix (voir entre autres le rapport de la Commission Ouimet) en particulier en ce qui a trait à des infractions qui ne sont pas le fait de contrevenants dangereux, par exemple les personnes coupables de vol à l’étalage, de fraude ou de paris illégaux. Nous avons étendu à tous les actes criminels le principe de common law qui devait s’appliquer uniquement aux criminels dangereux. C’est le choix qu’a fait le Parlement et que les cours ne peuvent mettre en échec (p. 334).

[125]

L’exercice du pouvoir d’homicide :
données statistiques


« Il n’y a rien de plus dangereux qu’un honnête homme qui fait un vilain métier. »
Chamfort

Au Canada et au Québec

Les premières données statistiques nationales canadiennes sur le nombre de personnes abattues par la police sont publiées en 1965. Contre toute attente, ces données sont incluses dans les statistiques de l’état civil, plutôt que dans les statistiques juridiques.

Il va sans dire que ces données officielles, comme les autres d’ailleurs, doivent faire l’objet d’une analyse critique. Nous comptons faire cette étude après avoir examiné les statistiques officielles. En effet, peu d’études canadiennes ont été effectuées sur ce sujet et nous estimons plus utile de reporter plus loin nos conclusions, ce qui nous permettra d’utiliser les données inédites que nous possédons.

C’est sous la rubrique intervention légale des données rassemblées dans Statistique de l'état civilCauses de décès de Statistique Canada que se trouvent les données officielles. Les informations qu’on peut lire au chapitre Intervention de la force publique sont évidemment très restreintes ; à part le nombre de personnes tuées, le sexe des victimes, les provinces où ont eu lieu les drames et les armes utilisées (armes à feu ou autre moyen), aucun renseignement ne nous aide à comprendre les circonstances de ces événements : policiers impliqués, acte criminel ou non, etc. La compilation de ces données statistiques de 1961 à 1986, que l’on retrouve dans le Tableau 1, p. 139, nous apprend qu’officiellement, 222 personnes au Canada ont été tuées par des policiers dans l’exercice de leur fonction.

Le Tableau 2, p. 140, contient des informations d’ordre géographique sur ces homicides commis par des policiers dans les années 1965 à 1986. Il est à noter que la présentation des données statistiques varie au cours des années.

On remarque qu’en ce qui a trait aux années 1965 à 1986, le Québec vient en tête avec 74 décès, suivi de l’Ontario (59 victimes) et de la Colombie-Britannique, comme nous le révèle une étude dont il sera question plus loin. Le Québec, par rapport à l’ensemble du [126] Canada au cours de ces 22 années, compte 36% des décès, l’Ontario 30% et le reste du pays, 34%. Le Québec dépasse donc, dans ce triste bilan, la province la plus populeuse du pays et toutes les autres provinces et territoires de la fédération canadienne au chapitre des homicides commis par les policiers. Il est à noter que le nombre moyen de personnes abattues par des policiers a diminué au cours de la période 1976-86 par rapport à 1965-75, pendant qu’en Ontario et dans l’ensemble des autres provinces, la situation s’est inversée. Une observation du taux d’homicides par les forces de l’ordre par 100 000 habitants, pour le Québec, l’Ontario et l’ensemble du pays, est aussi riche d’enseignement.

Si nous observons le nombre d’habitants pour chacune de ces trois entités (Québec, Ontario et Canada), durant une période médiane dans notre tableau qui s’étend de 1965 à 1986, c’est-à-dire 1976, selon Statistique Canada, l’Ontario avait 8 264 500 habitants, le Québec et le Canada respectivement 6 335 400 et 22 992 600 : les résultats qui en découlent sont les suivants : les policiers de l’Ontario ont enlevé la vie, en moyenne, à 0,71 personne par 100 000 habitants, les policiers du Canada à 0,88 personne par 100 000 habitants, et enfin les policiers du Québec à 1,2 personne par rapport à 100 000 habitants.

Comme on peut le constater, le phénomène des homicides commis par les policiers est important au Québec, et même plus que n’importe où ailleurs au pays. Il faut se surprendre du fait qu’aucun chercheur québécois ne s’y soit intéressé dans le but de produire une étude exhaustive. Seul, sauf erreur, M. David M. Doubilet a publié, en 1968, dans le McGill Law Journal, une courte étude légale sur le sujet.

Parmi les rares études rendues publiques au Canada anglais, celle des criminologues Duncan Chappell et Linda P. Graham, publiée en 1985 par le Centre de criminologie de l’Université de Toronto, fournit des informations intéressantes. Police Use of Deadly Force : Canadian Perspectives s’attache principalement à analyser le phénomène qui nous intéresse en Colombie-Britannique (ces deux chercheurs sont rattachés à l’Université Simon Fraser), sans pour autant négliger l’ensemble de la réalité canadienne.

[127]

Après avoir mené leur enquête dans sept provinces canadiennes (à l’exclusion de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse et du Québec ; les autorités de ces provinces ont refusé de répondre au questionnaire, ce qui a empêché les auteurs de réaliser une étude comparative plus poussée), ils se sont principalement attardés à la réalité de leur province, la Colombie-Britannique, où ils ont recensé un total de 13 personnes tuées par les policiers de 1970 à 1982.

Leur recherche sur l’ensemble du pays a permis de dégager certaines conclusions. On déplore, en premier lieu, qu’il n’existe aucun mode de compilations standardisées sur les homicides légaux au pays, qu’ils soient perpétrés par des policiers, d’autres agents de la paix, ou même des civils, devrions-nous rajouter. Les chercheurs, durant la période étudiée, avancent le ratio de 2,5 personnes tuées par les policiers pour chaque policier mort en devoir au pays. Ouvrons ici une parenthèse pour souligner que nos propres recherches (voir tableau 3, p. 141) nous permettent de confronter ce ratio à la réalité ontarienne et québécoise. Pour la période 1965-1986, nos compilations nous permettent d’affirmer qu’au Canada le ratio citoyens abattus par les agents de la paix/policiers tués est de 2,5/1 (203/80) alors qu’au Québec, pour la même période, nous obtenons un ratio 2,8/1 (74/26), ce qui est légèrement supérieur à la moyenne canadienne observée par Graham et Chappell. Pour l’Ontario, le rapport est de 2,0/1 (59/29).

Passons à une autre recherche canadienne, celle de John D. Abraham et al., publiée en 1981, et qui fut d’ailleurs la première à être réalisée au pays. Cette étude, en plus de nous fournir des renseignements intéressants sur la réalité de la violence policière en Ontario, retient notre attention sur un point important : l’inexactitude, pour ne pas dire l’importante sous-évaluation, des statistiques officielles. L’accès aux données de l’Ontario Police Commission, organisme chargé de superviser les corps de police de cette province et qui compile systématiquement, depuis 1978, les informations relatives aux homicides commis par des policiers en devoir, permet aux chercheurs d’affirmer que, pour cette même année 1978, il y eut, dans cette province, 18 personnes blessées par les policiers et 7 tuées. Or, les statistiques canadiennes (voir tableau 2, p. 140) rapportent, pour [128] cette année-la seulement, quatre victimes pour l’Ontario ! Un écart de 75%...

En dépit de nos moyens fort limités, nous avons été à même de réaliser qu’une sous-évaluation existe également en ce qui a trait au Québec. Une revue des dossiers de presse de l’Office des Droits des Détenu-e-s — documentation incomplète, précisons-le — pour les années 1975 à 1986, nous permet de dénombrer 70 personnes abattues, alors que les statistiques officielles (tableau 2) n’en recensent que 33, soit 47% de notre relevé.

Ainsi, un examen des données statistiques, tant au Québec et au Canada, et comme nous allons le voir pour les États-Unis, nous amène à constater que les chiffres officiels sur les décès causés lors d'interventions de la force légale sont incomplets et en deçà des chiffres réels. Les chercheurs canadiens Chappell et Graham (1985), de même qu’Abraham et al. (1981), confirment en ce sens nos observations.

Un scientifique américain, Lawrence W. Sherman, s’est attaqué à ce problème dans le but d’en arriver à l’évaluation la plus précise possible du nombre des homicides légaux chez nos voisins du sud. Bénéficiant de nombreuses recherches empiriques réalisées dans son pays sur le déploiement de la force homicide par les corps policiers, Sherman et d’autres chercheurs ont pu dégager certaines corrélations permettant des projections statistiques sur le nombre d’homicides commis réellement par les policiers, à partir de données généralement plus accessibles et plus complètes, comme par exemple le total des meurtres commis dans un pays, ou le nombre de policiers abattus ou même, les effectifs policiers. Dans un texte extrêmement important, capital même, sur cette question, le criminologue, en collaboration avec un confrère, Robert H. Langworthy, entreprend au départ une vive critique du mode de cueillette des données en vigueur et en relève les lacunes.

Pour ce faire, Sherman et Langworthy(1979) ont comparé systématiquement, pour la période 1970-1976, les compilations nationales des statistiques vitales touchant les homicides commis par les policiers aux dossiers de police de 13 grandes régions urbaines et étatiques du pays : Californie, New Jersey, New York (county) Bronx (county), King (county), Queens (county), Staten Island, Alaska, [129] Nebraska, Oregon, South Carolina, Vermont et Wisconsin. Pour la période considérée, dans les régions visées, les statistiques officielles révélaient 449 cas d’homicides commis par les policiers ; l’analyse des dossiers de police, toujours pour les régions précitées, dévoilait plutôt 914 homicides ! Les données officielles étaient donc inférieures de 51 % aux renseignements réels.

Ce constat constitue, en fait, une véritable découverte, lourde de conséquences. Avec 1,77% de tous les homicides commis, les décès par intervention légale se révélaient un phénomène important. Avec quelque 3,6%, les homicides des policiers devenaient un problème majeur.

Si les constats de Sherman et Langworthy s’avèrent exacts, comme le laissent croire nos propres recherches touchant le Québec, il faut alors parler de 450 homicides commis par les policiers au Canada entre 1965 et 1985, plutôt que de 222 comme le révèlent les statistiques officielles.

Si on oppose le nombre de citoyens tués par les policiers au nombre total d’homicides (chiffres officiels toujours et non le réajustement proposé par Sherman) comme l’illustre le tableau 4, p. 142, des conclusions intéressantes peuvent en être tirées. Tout d’abord, il ressort que le pourcentage d’homicides commis par des policiers entre 1961 et 1986 est le même au Canada et aux États-Unis, soit 1,7% ; par contre, il est plus élevé aux États-Unis (2,1%) pour les années 1961-75 qu’au Canada (1,9%), et inversement pour la période 1976-86, alors qu’il est plus élevé au Canada soit, 1,5% contre 1,3%. Aussi étonnant que cela paraisse, la violence policière canadienne, selon les statistiques officielles, est très comparable à celle de nos voisins du sud.

Si l’on se penche sur la situation qui prévaut au Québec et en Ontario, la période observable débute en 1965 avec les données de Statistique Canada par province. Globalement, le Québec affiche un pourcentage 2,1% des homicides commis par des policiers, un taux supérieur à celui des États-Unis comme du Canada et de l’Ontario. Durant les 11 premières années de la période étudiée, soit de 1965 à 1975, le taux atteint 3% au Québec, soit une fois et demie les taux canadien et américain et le double du taux ontarien. Pour les années [130] 1976 à 1986, le taux baisse considérablement pour se situer à 1,5%, taux équivalent a celui du Canada et des États-Unis, Par contre, l’Ontario prend la première place avec un taux de 1,9%. Ainsi, la violence policière diminue d’une période à l’autre sauf en l’Ontario.

Si on établit des relations entre le nombre de policiers tués et le nombre de citoyens tués par les policiers aux États-Unis et au Canada, on arrive aux résultats suivants que l’on retrouve au tableau 5, p. 143 : de 1961 à 1986, 2 259 policiers ont été tués chez nos voisins du sud et les forces de l’ordre ont abattu 7 815 personnes ; le rapport est donc de 3,5 citoyens tués par les policiers pour chaque policier tué. Au Canada, pour la même période, on dénombrait 222 personnes tuées par des policiers et 95 policiers tués, soit un rapport de 2,3 citoyens tués par policier tué. Au Québec enfin, toujours pour la période 1965-1986, les statistiques officielles nous apprennent que 74 personnes ont été tuées par des policiers et que le nombre de policiers tués a été de 26, un rapport donc de 2,8, ce qui nous place, hélas, au-dessus des ratios canadien (2,5) et ontarien (2,0), mais au-dessous de celui des États-Unis (3,3).

Ainsi, la violence meurtrière des policiers du Québec, comparée à celle de l’ensemble de la population, est plus élevée que celle des policiers canadiens et américains. Quant au rapport citoyens/policiers, le Québec se situe à un niveau supérieur à celui du Canada et de l’Ontario mais inférieur à celui des États-Unis. Pour la période 1976-1986, la situation s’est nettement améliorée au Québec.

Réflexion

Comme on l’a vu tout au long de ces pages, l’homicide policier est une réalité incontournable. Y a-t-il des explications, y a-t-il espoir que la situation change ?

En fait, l’explication des homicides commis par les agents de la paix tient à plusieurs éléments. Parmi ceux-ci, il faut nommer : le respect ou le non-respect des droits des citoyens ; la loi telle qu’elle est rédigée ; le système judiciaire et son fonctionnement et l’esprit de corps que manifeste l’institution policière.

En ce qui concerne le respect des droits et libertés des citoyens par les policiers et les représentants de l’État, il est de notoriété [131] publique que ce n’est pas un fait acquis, mais bien un objectif à reconquérir quotidiennement.

Ensuite, il faut souligner que la loi actuelle est en partie responsable de la tolérance qui prévaut en matière d’homicide policier. Ce n’est pas elle qui incitera à la prudence, au contraire. Les très nombreux jugements — tous des acquittements — rendus par les tribunaux pénaux consacrent l’impunité du recours à l’arme à feu par les policiers. D’ailleurs, dans l’arrêt Roberge v R, le juge Antonio Lamer, pour la Cour suprême, affirme clairement qu’il a été étendu à tous les actes criminels le principe de Common Law qui devait s’appliquer uniquement aux criminels dangereux. C’est le choix qu’a fait le Parlement et que les cours ne peuvent mettre en échec (p. 334).

Cette jurisprudence ne laisse à peu près aucune ouverture et explique, en partie, pourquoi les tribunaux acquittent systématiquement tout policier accusé d’avoir abattu un citoyen. Et comme le souligne Malinverni (1980), la décision du magistrat est politique en ce sens que, autant que la souplesse de la loi le permet, on avantage ceux qui suivent une idéologie politique déterminée ou, d’après celle-ci, sont estimés dignes d’un traitement préférentiel (p. 61).

La seule issue possible est de modifier le Code criminel pour le rendre conforme au principe du droit à la vie et d’enlever aux policiers le pouvoir de tuer un citoyen sans défense, non armé et non-violent. Sinon, la peine de mort par délégation est maintenue au Canada.

Le système judiciaire aussi a sa part de responsabilité. Malgré la loi et la jurisprudence, ce système pourrait manifester sa désapprobation de l’usage inconsidéré de l’arme à feu, si tel est son point de vue. Mais il faut se rendre à l’évidence : le système judiciaire freine toute réprobation de l’usage de l’arme à feu par les policiers. Jusqu’à tout récemment, les dommages-intérêts, rarement accordés, ont été dérisoires, le jugement Patenaude — actuellement en appel — faisant exception. Dans les affaires Johnston et Rock Forest, il y a eu règlement hors cour.

Quant aux hommes politiques, a-t-on déjà entendu un ministre de la Justice se prononcer clairement contre l’usage excessif de l’arme à feu ? Jamais. Même des ministres ayant une réputation de défenseurs [132] des droits et libertés, comme Herbert Marx et Gil Rémillard, n’ont pas osé défendre le principe du droit à la vie, sauf quand des policiers sont eux-mêmes les victimes. Ce mutisme des autorités politiques équivaut à une caution des gestes posés. Si ce n’était de l’indignation populaire dans certaines circonstances, elles n’hésiteraient pas à appuyer les policiers impliqués. D’ailleurs on a pu voir jusqu’où peut aller la tolérance des politiciens au moment des événements d’Archambault en 1982, quand des détenus ont été torturés pour obtenir des déclarations incriminantes à la suite du meurtre de trois gardiens. Aucun n’a proclamé qu’il se refusait à accepter la torture dans sa province ou son pays. Quant aux tribunaux, ils ont refusé de se saisir d’une plainte et ont réagi en portant des accusations d’outrage au tribunal quand ces faits ont été rendus publics.

Il est évident qu’ils sont peu nombreux ceux et celles qui, dans le système judiciaire actuel, peuvent remettre en cause l’état présent des choses. Pour ce faire, il faut jouir d’une indépendance réelle et permanente. Dans les faits, à peu près seuls les juges de la Cour suprême se trouvent dans cette situation privilégiée. En effet, ils ont atteint le sommet de la hiérarchie et n’ont plus à se soucier des desiderata des politiciens à l’origine des nominations judiciaires. Quant aux autres employés, comme les substituts du procureur de la Couronne, ils doivent répondre de leurs gestes au ministre de tutelle. Par conséquent, il est peu probable que de telles réformes s’initient de l’intérieur du système. Il faut plutôt compter sur des pressions extérieures. D’ailleurs, Gleizal (1985) a bien résumé la situation : un régime libéral peut accepter les excès policiers dans la mesure où il met en place un système de contrôle qui blanchit l’institution (p. 103).

L’institution policière, par ses valeurs, a peut-être aussi un rôle dans les homicides commis par des agents de la paix. En tout cas, elle ne semble pas encline à protéger les citoyens contre ses membres qui abusent de leur pouvoir. D’ailleurs, comme groupe, par le biais de leurs syndicats ou associations, les policiers ont clairement fait valoir leur point de vue en ce qui concerne les droits et libertés des citoyens. Il suffit de se rappeler leur violente opposition au principe d’inclure ces droits dans la Constitution canadienne. Ils alléguaient que reconnaître constitutionnellement les droits judiciaires de tous et chacun [133] rendrait leur travail impossible, et que leur efficacité en diminuerait d’autant. En se soumettant au droit, la police s’autolimite (Gleizal, 1985, p. 102), ce qu’elle n’accepte que jusqu’à un certain point, variable selon les régimes politiques. Plus le régime sera démocratique, moins les abus seront nombreux, mais il s’en produira toujours. D’ailleurs, la Commission de police du Québec (1981) notait dans un de ses rapports, que dans le monde policier, la promotion des idéaux démocratiques vient après les stratégies d’application de la loi (p. 76).

Quant aux abus commis par d’éventuels collègues, il est illusoire de compter sur les policiers pour les dénoncer d’une manière ou d’une autre. À titre d’exemple, rappelons-nous le mutisme manifesté par les policiers du SPCUM à propos des violences policières exercées le soir du 20 mai 1980, jour de référendum. La Commission de police du Québec (1981) notait que les policiers ont eu entente, après les incidents du 20 mai, entente de la nature d’une concertation, marquée au titre d’une solidarité de mauvais aloi, pour taire la vérité, refuser de rendre des comptes et par-dessus tout protéger des confrères qui s’étaient rendus coupables d’assauts et de méfaits illégaux... Tous ces policiers considèrent que la loi ne s’applique pas à eux, que la loi ne peut les rejoindre. La violence et la malice dont il a été fait preuve, ce soir-là, et que les policiers présents ont préféré nier, et cette dissimulation elle-même, démontrent qu’ils se croient autorisés à vivre en marge de la loi. Il n’y a pas d’expression plus adéquate pour les décrire : ils sont devenus des hommes que la loi ne peut atteindre (p. 74-75).

De plus, cette complicité n’est pas seulement tacite, elle est structurelle. Voici un extrait d’une nouvelle émise par la Presse canadienne : le comité de discipline de la police de Toronto a reconnu coupable de conduite indigne l’agent qui a interpellé un collègue pour ivresse au volant et qui a dénoncé ses supérieurs parce qu’aucune accusation n’était portée (La Presse 13/8/88).

Compte tenu de la situation qui prévaut actuellement, tant au point de vue juridique qu’en ce qui a trait aux mentalités, est-il possible d’envisager des changements significatifs ? À notre avis, oui, parce que le public est de plus en plus conscient du phénomène [134] des homicides policiers. En Colombie-Britannique, au Manitoba, en Ontario et au Québec, des événements récents ont sensibilisé le public au fait que des abus pouvaient avoir été commis. D’ailleurs, ce n’est pas sans raison que des enquêtes ont été instituées à la suite de ces drames et certaines ont proposé des mesures intéressantes.

Même s’il faut considérer avec prudence ces enquêtes, elles ont le mérite de susciter un débat public, comme le démontre celle instituée à la suite du décès d’Anthony Griffin. Le Comité d’enquête sur les relations entre les corps policiers et les minorités ethniques et visibles de la Commission des droits de la personne du Québec (1988) a cependant bien pris soin de ne pas aborder la question de l’usage de l’arme à feu, ni de faire de recommandations à ce sujet. Par contre, le Groupe d’étude entre la police et les minorités raciales d’Ontario (1989) a recommandé au gouvernement ontarien d’intervenir auprès du gouvernement canadien afin que soit modifié l’article 25 du Code criminel pour le rendre plus restrictif (p. 131).

De plus, il faut noter que la Commission de police de la Colombie-Britannique a accepté les recommandations incluses dans un rapport commandé à l’avocat Jill Mclntyre. Le président de la Commission, David Edgar, estime que la réglementation doit être mise à jour et recommande de restreindre les circonstances dans lesquelles l’usage de l’arme à feu peut être justifié (Sun, Vancouver, 2/5/89).

Il semblerait qu’une politique limitant davantage l’utilisation des armes à feu par les policiers permettrait effectivement d’éviter des homicides. Deux études ont démontré qu’une telle mesure a pour effet de diminuer le nombre de coups de feu tirés par des policiers et, par voie de conséquence, le nombre de personnes tuées ou blessées. De plus, le nombre de policiers blessés ou tués lors de confrontations peut également diminuer ou, à tout le moins, demeurer stable.

Fyfe (1979) rapporte que le service de police de la Ville de New York a adopté une directive (T.O.P. 237) entrée en vigueur le 18 août 1972, basée sur la proposition du Model Penal Code, de 1962, de l’American Law Institute, qui limite considérablement l’usage de l’arme à feu et instaure des mécanisme d’enquête dans chaque cas d’utilisation.

[135]

L’étude porte sur cinq ans et est divisée en deux périodes, la première allant du premier janvier 1971 au 17 août 1972 (85 semaines), la deuxième du 18 août 1972 au 31 décembre 1975 (176 semaines). Des statistiques, il ressort que le nombre moyen hebdomadaire de policiers qui ont utilisé leur arme est passé de 18,4, pour la première période, à 12,9 pour la seconde, soit une diminution de 30%. En ce qui concerne les suspects blessés, leur nombre est passé de 3,9 à 2,3 par semaine ; et la moyenne des suspects tués a chuté de 1,6 à 1,0.

Du côté policier, le nombre de blessés et de tués a également diminué. Pour la période précédant l’entrée en vigueur de la directive, ils étaient en moyenne de 4,4 et 0,2 par semaine ; pour la seconde période, leur nombre a baissé à 2,5 et 0,1 respectivement. Le taux de mortalité a chuté de moitié, passant de 1 décès par 5 semaines à 1 décès par 10 semaines.

Plus récemment, Fyfe (1988) a montré qu’à Philadelphie, le taux d’homicide policier a considérablement varié entre 1970 et 1983, selon la mise en vigueur ou pas d’une directive restrictive. Il a également pris en considération l’attitude des autorités en place, qui était plus permissive jusqu’en 1979 et plus rigoureuse par la suite. Le 6 juin 1973 était modifiée la loi de Pennsylvanie donnant plus de latitude aux policiers. Le 2 avril 1980, le service de police de Philadelphie promulguait une nouvelle directive restreignant l’usage de l’arme à feu aux cas de légitime défense et aux situations où aucune autre solution n’existe pour appréhender un suspect que la police sait muni d’une arme et susceptible de l’utiliser ou qui a commis un crime violent (forcible felony).

Ainsi, pour la période de 1970-1971, le taux annuel d’homicides policiers était de 2,09 pour 1 000 policiers ; et de 1972 à 1979, de 2,29. Mais de 1980 à 1983, soit après le départ du maire Frank Rizzo et à la suite de l’entrée en vigueur de la nouvelle directive restrictive, le taux est tombé à 1,05. En nombre absolu, Sherman et Cohen (1986) comptabilisent 32 citoyens abattus en 1970-1971, 149 de 1972 à 1979 et 31 de 1980 à 1983, soit des moyennes annuelles respectives de 16, 16,6 et 7,8 (p. 38). Entre 1970-1974 et 1980-1984, le nombre de personnes tuées par des policiers a chuté de plus de 55%, soit de 1,024 [136] à 0,452 par 100 000 de population (p. 12). Quant au nombre de policiers tués durant ces différentes périodes, il est demeuré sensiblement le même.

Ces deux exemples montrent que l’application de mesures réellement restrictives dans l’usage de l’arme à feu par les policiers ne met aucunement leur vie en péril mais que, par contre, le nombre de citoyens victimes de leur arme baisse considérablement.

Sur un tout autre aspect, une expérience intéressante mérite d’être rapportée ; elle a trait à l’image de la police. Pendant quatre années, soit de 1969 à 1973, Tenzel et ses collaborateurs (1976) ont étudié les effets de la transformation de l’uniforme des agents de police de Menlo Park, petite ville de 27 000 habitants sise dans la péninsule de San Francisco (Californie).

Dans un désir de professionnalisation de la police, le chef de police a décidé de changer l’uniforme paramilitaire traditionnel pour un costume de modèle civil comportant un blazer vert, chemise et cravate, le pistolet étant hors de vue, sous le veston.

Les résultats ont été spectaculaires. Tout d’abord, les agents ont modifié leur vision du rôle de la police et, par ricochet, la perception de leur propre rôle, l’estimant davantage comme un service à la population. Ensuite, il s’est avéré que les policiers considèrent comme important le respect des droits individuels.

En ce qui concerne l’exercice de leur fonction répressive, le port du nouvel « uniforme » n’a pas diminué leur autorité. Par contre, le nombre des assauts sur des policiers a diminué de 30% au cours des premiers 18 mois et a continué de décroître ; le nombre de citoyens blessés lors d’arrestations a, de son côté, diminué de 50% durant la même période et a continué de décroître également.

Pour Tenzel et ses collaborateurs, le nouvel « uniforme », accompagné d’un comportement plus professionnel, ont contribué à une diminution de la violence. Pour les auteurs, les résultats sont clairs et (les) amènent à croire que le nombre des agressions pourrait diminuer considérablement en modifiant les symboles psychologiques associés au rôle de la police (1976, p. 27).

Sur le plan juridique, il est clair que des changements majeurs doivent être adoptés dans les plus brefs délais si l’État veut sincèrement [137] éviter que des personnes ne soient abattues sans raison. La Commission de réforme du droit du Canada (1982) et la Cour suprême, en 1983, et plus récemment, le Groupe d’étude entre la police et les minorités raciales d’Ontario (1989) ont tous trois affirmé que la responsabilité de restreindre le pouvoir d’homicide des policiers incombe au pouvoir législatif.

Quant au contenu de cette réforme, tous s’entendent pour autoriser l’usage de l’arme à feu dans les seules situations où la vie d’une personne est en danger. Le Groupe d’étude ontarien est le plus explicite sur ce point (p. 129). Selon lui, les raisons qui prévalaient pour justifier l’usage de l’arme à feu pour procéder à l’arrestation d’un suspect qui aurait commis un crime violent ou une infraction criminelle ne tiennent plus de nos jours, et surtout depuis que le Canada n'impose plus la peine de mort même pour les crimes les plus sérieux, (cette disposition étant) en contradiction avec les valeurs sociales et légales actuelles (p. 130).

La Commission de réforme du droit (1982) présente une proposition un peu moins restrictive ; elle confirme que l’emploi d’une force de nature à causer la mort ou des lésions corporelles n’est plus justifié pour empêcher la perpétration d’une infraction qui entraîne un préjudice matériel et limite l’emploi de la force meurtrière aux cas d’arrestation pour une infraction qui met en danger la vie, l’intégrité physique d’une personne ou la sécurité de l’État (p. 137 et 138).

Selon la Commission, il semble qu’en droit actuel, un agent de la paix soit fondé à user d’une force de nature à causer la mort pour reprendre un prisonnier évadé, y compris celui qui était incarcéré pour une infraction de peu de gravité, voire insignifiante (pp. 138-139). Pour cette raison, la Commission propose que soit admis l’usage d’une telle force pour empêcher l’évasion d’une personne légalement détenue ou emprisonnée, ou pour la reprendre si elle s’est évadée, si l’on croit que la personne en fuite était détenue ou emprisonnée pour avoir commis une infraction susceptible de mettre en danger la vie, l’intégrité physique d’une personne ou la sécurité de l’État (p. 139).

Les recommandations de la Commission de réforme du droit sont sujettes à interprétation et peuvent par conséquent donner lieu à des [138] abus, particulièrement dans les cas d’évasion, puisqu’il suffit de croire que la personne évadée ou qui s’évade a commis un crime violent ou contre l’État. Avec cette latitude, la situation demeure pour ainsi dire la même qu’actuellement. En effet, il est raisonnable de croire qu’une personne qui tente de s’évader ou qui s’évade a commis un crime violent.

Quant à la Cour suprême, le juge Antonio Lamer a écrit, comme nous l’avons mentionné plus haut : nous avons étendu à tous les actes criminels le principe de Common Law qui devait s’appliquer uniquement aux criminels dangereux. C’est le choix qu’a fait le Parlement et que les cours ne peuvent mettre en échec (Roberge vs R, p. 334). Il est étonnant que le juge Lamer, président de la Commission de réforme du droit du Canada en 1976 et 1977, ne fasse référence qu’au rapport Ouimet, négligeant le rapport de la Commission de réforme du droit, paru en 1982, dont les recommandations sont plus précises.

À notre avis, quand il s’agit du droit à la vie, le pouvoir discrétionnaire devrait être limité le plus intensément possible. La légitime défense est un concept vague et difficile à circonscrire, et qui n’empêche pas totalement les abus ; par conséquent, toute latitude supplémentaire se soldera par un usage de l’arme à feu injustifié mais approuvé par les autorités politiques et judiciaires.

Une restriction dans l’usage de l’arme à feu n’a pas entraîné une recrudescence des décès et des blessures chez les policiers à New York, comme nous l’avons vu plus haut ; c’est plutôt une diminution importante qui s’est produite. Il n’est donc pas utopique de penser qu’un désarmement général des policiers, accompagné de la formation d’une escouade spécialisée pour intervenir dans les situations de violence, saurait créer un climat moins susceptible de dégénérer en confrontation meurtrière.

Ainsi, tout milite en faveur d’un désarmement progressif des policiers et pour une urgente modification du pouvoir de l’usage de l’arme à feu par les agents de la paix. L’État, c’est-à-dire le gouvernement fédéral actuel, aura-t-il le courage d’agir promptement afin de limiter le nombre des exécutions extrajudiciaires ? Seul l’avenir nous le dira.

[139]

TABLEAU 1
Personnes tuées par les policiers au Canada
1961-1986

1961

5

1962

8

1963

4

1964

2

1965

4

1966

2

1967

7

1968

10

1969

6

1970

12

1971

15

1972

8

1973

11

1974

8

1975

9

sous-total

111

1976

7

1977

10

1978

16

1979

15

1980

7

1981

7

1982

6

1983

11

1984

15

1985

14

1986

3

sous-total

111

TOTAL

222

Moyenne annuelle

1961-86

8,5

1961-75

7,4

1976-86

10,1

Sources :

Canada. Causes de décès, la statistique de l’état civil, volume IV, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 84-203, 1965 à 1986.

[140]

TABLEAU 2
Personnes tuées par les policiers au Québec, en Ontario,
dans les autres provinces et au Canada, 1965-1986

Année

Québec

Ontario

Autres
provinces

Canada

1965

1

3

0

4

1966

0

1

1

2

1967

4

0

3

7

1968

6

3

1

10

1969

4

2

0

6

1970

7

1

4

12

1971

8

2

5

15

1972

4

3

1

8

1973

4

4

3

11

1974

3

2

3

8

1975

2

0

7

9

sous-total

43

21

28

92

1976

1

0

6

7

1977

4

2

4

10

1978

7

4

5

16

1979

4

7

4

15

1980

1

5

1

7

1981

1

4

2

7

1982

0

2

4

6

1983

4

2

5

11

1984

5

4

6

15

1985

4

6

4

14

1986

0

2

1

3

sous-total

31

38

42

111

TOTAL

74

59

70

203

36%

30%

34%

100%

Moyenne annuelle

1965-86

3,4

2,7

3,2

9,2

1965-75

3,9

1,9

2,5

8,4

1976-86

2,8

3,5

3,8

10,1

Sources :

Canada. Causes de décès, la statistique de l'état civil, volume IV, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 84-203, 1965 à 1986.

[141]

TABLEAU 3
Policiers tués au Québec, en Ontario
dans les autres provinces et au Canada 1961-1986

Année

Québec

Ontario

Autres
provinces

Canada

1961

2

0

0

2

1962

4

3

4

11

1963

0

0

0

0

1964

1

0

1

2

1965

0

1

1

2

1966

0

1

2

3

1967

1

1

1

3

1968

2

3

0

5

1969

2

2

1

5

1970

0

0

3

3

1971

2

0

1

3

1972

1

2

0

3

1973

1

4

0

5

1974

1

0

5

6

1975

1

0

1

2

sous-total

18

17

20

55

1976

2

0

1

3

1977

2

2

1

5

1978

0

2

4

6

1979

1

0

0

1

1980

0

2

1

3

1981

2

2

1

5

1982

0

1

0

1

1983

0

1

0

1

1984

1

5

0

6

1985

4

0

1

5

1986

3

0

1

4

sous-total

15

15

10

40

TOTAL

33

32

30

95

34,7%

33,7%

31,6%

100%

Moyenne annuelle

1961-86

1,3

1,2

1,2

3,7

1961-75

1,2

1,1

1,3

3,7

1976-86

1,4

1,4

0,9

3,6

Sources :

Canada (1986), L’homicide au Canada, 1984, perspective statistique, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 85-209, juillet 1986, tableau 10, p. 54.

Canada (1987), L'homicide au Canada 1976-1985, perspective historique, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 85-209, mars 1987, tableau explicatif IX, p. 85.

[142]

TABLEAU 4

Pourcentage des homicides commis par des policiers
par rapport aux homicides recensés
au Canada, aux États-Unis, au Québec et en Ontario

Lieu

Personnes tuées par des policiers/ homicides recensés

1961-1986

1961-1975

1976-1986

Canada

222/13 141

111/5 939

111/7 202

1,7 %

1,9 %

1,5 %

États-Unis

7 815/455 446

4 734/221 049

3 081/234 397

1,7 %

2,1 %

1,3 %

1965-1886

1965-1975

1976-1986

Canada

203/12 141

92/4 939

111/7 202

1,7 %

1,9 %

1,5 %

États-Unis

6 873/418 816

3 792/184 419

3 081/234 397

1,6 %

2,1 %

1,3 %

Québec

74/3 483

43/1 394

31/2 089

2,1 %

3,0 %

1,5 %

Ontario

59/3 701

21/1 410

38/1 969

1,6 %

1,5 %

1,9 %

Sources :

Canada. Causes de décès, la statistique de l’état civil, volume IV, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 84-203, 1965 à 1986. Canada (1988), L’homicide au Canada, 1987, perspective statistique, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 85-209, 1988. États-Unis, Vital Statistics of United States, Morlality, Washington, D.C., U.S. Dept. of Health and Human Services, National Center for Health Statistics, 1949-1986.

États-Unis, Uniform Crime Reports for United States, Washington, D.C., U.S. Dept. of Justice, FBI, 1966-1986.

[143]

TABLEAU 5
Rapport entre le nombre de personnes tuées par des policiers
et le nombre de policiers tués,
au Canada, aux États-Unis, au Québec et en Ontario

Lieu

1961-1986

1961-1975

1975-1986

Canada

222/95

111/55

111/40

2,3

2,0

2,8

États-Unis

7 815/2 259

4 734/1 273

3 081/986

3,5

3,7

3,1

1965-86

1965-75

1976-86

Canada

203/80

92/40

111/40

2,5

2,3

2,8

États-Unis

6 873/2 062

3 792/1 076

3 081/986

3,3

3,5

3,1

Québec

74/26

43/11

31/15

2,8

3,9

2,1

Ontario

59/29

21/14

38/15

2,0

1,5

2,5


Sources :

Canada. Causes de décès, la statistique de l'état civil, volume IV, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 84-203, 1965 à 1986. Canada ! 1984), L’homicide au Canada, 1984, perspective statistique, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 85-209, 1986. Canada(1987), L’homicide au Canada 1976-1985, perspective historique, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Statistique Canada, catalogue 85-209, mars 1987, tableau explicatif IX, p. 85.

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[144]

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(1981) 22 C.R. (3d) 263

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(1980) 75 A.P.R. 668

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(1928) 50 CCC 273

(1928) 36C.R.C. 14

(1928) 1 W.W.R. 449



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 juin 2020 10:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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