RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Perception Atikamekw du phénomène de la grossesse adolescente.
Analyse basée sur les récits de vies de douze femmes et deux hommes Atikamekw
vivant à La Tuque (Région de la Mauricie, QC, Canada)
.
(2014)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du mémoire de maîtrise d'Angela BRUNSCHWIG, Perception Atikamekw du phénomène de la grossesse adolescente. Analyse basée sur les récits de vies de douze femmes et deux hommes Atikamekw vivant à La Tuque (Région de la Mauricie, QC, Canada). Deuxième version revue et augmentée du mémoire déposée en juin 2014 présenté à l’Université Lumière Lyon 2 dans le cadre du programme de maîtrise en Anthropologie pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.). Département d’anthropologie, Faculté des sciences sociales, Université lumière Lyon 2, Lyon, 2015, 148 pp. [L’auteure nous a accordé le 17 novembre 2015 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous sa thèse de Maîtrise en anthropologie dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Perception Atikamekw du phénomène de la grossesse adolescente.
Analyse basée sur les récits de vies
de douze femmes et deux hommes Atikamekw vivant à La Tuque
(Région de la Mauricie, QC, Canada).

Introduction

Introduction [1]
1. Cadre analytique [2]
1.1. Création de catégories d’âges et normalisation des comportements sociaux [2]
1.2. Perception de la « maternité adolescente » : Quand un problème moral devient un problème social [7]
1.3. « Facteurs de risque » et comportement déviant chez les adolescents [11]
2. Le contexte autochtone au Canada [15]
2.1. Indiens avec ou sans statut, métisses et Inuits [15]
2.2. La nation Atikamekw [16]
3. Problématique et hypothèse [20]
4. Méthodologie [22]
4.1. La documentation sur la nation Atikamekw [22]
4.2. L’enquête de terrain [23]

L’analyse proposée dans ce mémoire émane de l’observation d’un processus contemporain de problématisation et de normalisation des concepts sociaux. Dans de nombreuses sociétés, qui composent le monde occidental, la maternité adolescente émerge comme un phénomène problématique, dés lors les diverses instances gouvernementales s’emploient à la prévention du phénomène à des fins d’éradication. Cette recherche s’inscrit dans un contexte multiculturel où se juxtaposent plusieurs réalités sociales et culturelles ; aussi l’observation microsociale offre une approche comparatiste des réalités autochtones et allochtones en termes de processus de normalisation sociale. Au Canada il a été observé une forme de pathologisation à l’encontre des femmes qui enfantent à l’adolescence ; le phénomène est considéré comme une « déviance » par rapport à un calendrier social préétabli qui normalise les comportements individuels. Selon les instances gouvernementales, les Indiennes composent une population « à risque » puisque le taux de fécondité chez les adolescentes âgées de 15 à 19 ans, est cinq à sept fois supérieur à celui observé chez les autres groupes d’adolescentes canadiennes. [1] Dans un contexte ou se juxtaposent diverses réalités sociales, il paraissait pertinent de questionner la population autochtone sur sa perception du phénomène, et de s’interroger sur l’existence d’un calendrier social différencié qui normaliserait l’exercice de l’enfantement à l’adolescence.

Cette recherche a vu le jour dans la ville de la Tuque (QC, Canada) qui par sa position géographique (au croisement des réserves autochtones de Wemotaci, Manawan et Obedjiwan) s’inscrit comme véritable plateforme de rencontre entre populations autochtones et allochtones ; la recherche microsociale a permis de centrer la recherche autour de la population Atikamekw [2] qui constitue une des onze nations autochtones de la province.

[2]

En préambule au travail de terrain, il m’a semblé nécessaire de déconstruire la notion de maternité adolescente : le concept désignant davantage d’une construction sociale mouvante et dynamique qu’un phénomène biologique. Cette introduction à la recherche dévoile la construction théorique qui a précédé le travail de collecte de données. Pour commencer j’analyserai le concept d’adolescence comme fondement à la création de normes sociales. Des données historiques sur la population Atikamekw viendront par la suite enrichir l’approche historique relatant les conditions de vie des autochtones au Québec. Enfin la problématique et l’hypothèse initiale seront dévoilées, puis les choix méthodologiques employés dans ce travail de recherche seront explicités.

1. Cadre analytique

1.1. Création de catégories d’âges
et normalisation des comportements sociaux


Historique de la création des catégories d’âge :
l’adolescence une étape de vie intermédiaire
entre l’enfance et  l’adultité
 [3]



L’adolescence apparaît aujourd’hui comme une période établie et convenue, elle n’a en réalité pas toujours existé comme l’explique le psychanalyste Patrice Huerre auteur de « L’adolescence à qui ça sert ? » [4]. Les changements économiques et sociaux émergeants à la moitié du XIX° siècle en Europe Occidentale et aux États-Unis, ont conduit à une institutionnalisation des âges de la vie en une succession d’ « étapes » entre lesquelles l’individu est tenu de cheminer. Cette catégorisation sociale permet de répertorier les individus selon des critères biologiques dans l’objectif d’exercer un contrôle politique ciblé répondant aux « demandes sociales du moment »  (P. Huerre par D. Dadoorian, 2013 :39). Cette institutionnalisation sociale n’est pas récente, en effet dans la Rome Antique, le système de catégorisation sociale par les classes d’âges était déjà de vigueur : en grandissant, [3] l’enfant Romain s’insérait dans différentes catégories sociales, les rites de passages lui permettant d’accéder au statut de citoyen. Cette institutionnalisation des âges de la vie répartissait les individus selon trois catégories sociales : l’enfance (pueritia), l’âge adulte (juventus) et la vieillesse (senectus) auxquelles étaient associées des propriétés particulières. Les enfants ne maîtrisant pas encore un langage articulé, étaient considérés comme des êtres faibles, dépourvus de toute humanité : « Être informe et sauvage, il n’est ni physiquement ni moralement un homme, c’est son éducation qui le fabriquera tel » (Dupont par E. Valette-Cagnac, 2003 : 49). À l’âge de sept ans l’enfant Romain débute auprès de sa famille et principalement aux côtés de son père une période d’instruction qui le guidera vers le statut de citoyen. À l’âge de seize ou dix-sept ans il est soumis à un rite de passage qui lui permet d’accéder au statut d’adulte (juvenis) : la cérémonie de la prise de la toge virile, qui se déroule habituellement le dix-sept mars, offre à l’enfant le statut de citoyen au sein de la cité romaine ; le jeune homme s’affranchit de toute protection même si le père demeure son unique représentant juridique. La qualité de ferocitas (sauvage) est généralement affectée à ce jeune citoyen romain qui en vieillissant deviendra gravitas (sérieux) pour enfin acquérir la maturité (maturitas) des aînés [5].

La classification sociale par le critère de l’âge se poursuit au Moyen-âge où l’on distingue six ou sept catégories sociales : l’infantia de la naissance à sept ans, la pueritia de sept ans à quatorze ans, l’adolescentia de quatrorze à vingt-et-un ou vingt-huit ans, la senectus à partir de cinquante-cinq ans, et la senies pour les plus de soixante-dix ans (non systématiquement répertoriée dans la tradition littéraire). [6] Dans les sociétés paysannes, la classification sociale des individus repose moins sur des considérations biologiques ou biographiques que sur des fonctions sociales : « les nouveaux nés, les enfants, les garçons, les jeunes filles, les nouveaux mariés, les pères et mères de famille, les veufs, les veuves, les vieux, les morts. » (D. Dadoorian, 2013 : 31). La particularité de ce système d’institutionnalisation sociale, tient au fait que chacune des catégories n’existe que dans son rapport au reste de la communauté : on n’est pas « père » on est « père de quelqu’un » de même on est « veuf » que dans le rapport à un individu décédé à l’inverse on n’est «  mort » que dans le rapport aux vivants.

[4]

L’historien Philippe Ariès a observé qu’aux XVIème et XVIIème siècles le terme « adolescent » n’existait pas en France où l’on répertoriait les individus selon s’ils étaient « adultes » ou non. Un complément de recherche basé sur la même période historique a permis de mettre à jour la dichotomie entre la catégorie des « non émancipés », qui comprend les enfants et les jeunes, et les « émancipés », qui désignent plus généralement les adultes. (D. Dadoorian). L’émancipation des individus n’est rendue possible qu’à partir du moment où les jeunes se marient, quittent le foyer familial et rompent ainsi avec toute filiation nourricière. Nous retrouvons dans les sociétés occidentales contemporaines cette représentation du passage du statut d’adolescent à celui d’adulte qui dépend de l’autonomisation matérielle et financière de l’individu par rapport au noyau parental ainsi que de sa filiation avec un membre exogène à la famille (filiation conjugale, concubinage etc.).

Aujourd’hui « l’adolescence » est définie comme étant une étape de vie intermédiaire entre « l’enfance » et « l’adultéité ». Aussi, il est pertinent de se questionner sur les caractéristiques définissant cette catégorie : se réfère-t-elle au changement biologique lié à la puberté qui opère chez l’enfant ? Désigne-t-elle l’évolution des droits et des devoirs juridiques de l’individu ? Ou bien caractérise-t-elle un changement du rôle social endossé par chacun ? Sandra Franke dans son rapport sur les enjeux auxquels font face les jeunes au Canada [7] propose de ne pas retenir le critère de l’âge pour définir l’adolescence : cette considération supposerait « qu’à l’intérieur de chaque tranche d’âge donnée, tous les jeunes se ressemblent. Or les réalités auxquelles les jeunes font face sont multiples ». Le pluralisme juridique déjouant également toute conception universelle de l’adultéité, une autre théorie dissocie les concepts d’autonomie, de responsabilité et d’indépendance, pour ainsi définir le concept d’adolescent (Gaudet par S. Franke). D’après cette approche l’individu développe des capacités d’autonomie qui se confirment à l’âge adulte, entre temps celui-ci s’inscrit dans une dynamique de « semi-autonomie ». Hors, si l’adolescence est une étape charnière dans l’apprentissage du rôle social de l’autonomie il est nécessaire de déterminer ce que sous-entend cette notion et d’évaluer les multiples degrés intrinsèques au concept d’autonomie. Enfin si l’indépendance, particularité de l’adultéité par rapport à l’adolescence, s’offre comme « la capacité matérielle et financière de l’individu » (S.Franke, 2014 :9) il se pose alors la question de l’identité sociale d’un individu autonome dans sa capacité à « assumer les [5] conséquences de ses actes » (Franke) mais dépendant financièrement ou matériellement d’un tiers. Est-ce là un semi-adulte, un semi-adolescent, ou un adulte immature ? Il apparait que la définition de l’adolescence au travers de termes aussi subjectifs que « l’autonomie » ou la « responsabilité » est un échec. Néanmoins, pour définir le concept d’adolescence une dernière proposition offerte par Sandra Franke permet d’aborder la notion sous la perspective du changement des rôles sociaux. L’adolescence serait une période de transition sur le plan des rôles sociaux : cette proposition semble d’autant plus intéressante qu’elle offre une vision globalisante de cette étape de la vie, mettant l’accent sur « la manière dont les rapports sociaux et la socialisation préparent les individus à exercer certains rôles sociaux associés à différentes situations ou âges de la vie ». L’inconvénient de cette interprétation est que la responsabilité du cheminement vers l’âge adulte est endossée dans son intégralité par les acteurs sociaux (famille, école, communauté, travail etc.). Dès lors il se pose la question de savoir quelles seraient les conséquences d’une défaillance dans ce processus de transmission.

Rétrospective historique de la catégorisation sociale
chez les Atikamekw


L’étude historique de l’apparition du concept d’adolescence dans les sociétés occidentales est basée sur l’exploitation d’un vaste héritage littéraire qui témoigne aussi bien de l’institutionnalisation de la société en classe d’âges, que des rituels permettant l’évolution sociale des individus selon les époques. Les autochtones du Canada sont des peuples de tradition orale, aussi toute volonté d’analyse de la dynamique historique des catégorisations sociales chez ces peuples doit à mon sens s’appuyer sur les récits mythologiques (qui témoignent  des représentations de la création du monde et des rapports entretenus entre les différentes entités humaines, animales, végétales et célestes) sur les témoignages des missionnaires européens, répertoriés dans les Relations des Jésuites, ainsi que sur les témoignages d’aînés représentants des différentes nations.

Les écrits des Jésuites témoignent du contact des premiers missionnaires avec les Atikamekw de Haute Mauricie. Ils offrent d’une vision subjective, quoique parcellaire, des structures sociales au XVIIIème siècle. Ainsi, la chasse apparaît comme l’activité centrale pratiquée par les Atikamekw : chaque hiver se regroupaient diverses « unités d’exploitations » composées de deux ou trois familles qui provenaient généralement du même lignage. L’analyse des écrits des Jésuites, permet d’observer qu’au sein de chaque famille Atikamekw, constituée du « père, de la mère, de leur progéniture de même que de quelques dépendants, [6] généralement les parents d’un des conjoints » [8] il opérait une division sexuelle et généalogique des tâches manuelles. L’homme était chargé de chasser, de commercer avec les européens, de concevoir et installer les pièges à animaux et de concevoir les artefacts en bois ; tandis que la femme était préposée à la chasse et au piégeage du « petit gibier », au traitement des peaux, à la confection des habits, au ramassage du bois et à l’entretien de la tente et du camp. (Gélinas 2000 :39). La répartition généalogique des tâches démontre également la participation des enfants à l’entretien du camp, au ramassage et la disposition des branches à l’intérieur des tentes (le sapinage). Il semblerait que la catégorisation sociale chez les Atikamekw au XVIIème et XVIIIème siècle soit basée sur le concept de l’âge : le jeune enfant dépend de son père, qui est tenu de lui enseigner les techniques de chasse et les rituels liés au sacrifice des proies ; à partir de l’âge de sept ou huit ans, celui-ci accompagne son père à la chasse il est désormais autorisé à poser ses premiers collets. À partir de l’âge de quatorze ans il tue le premier ours, un « exploit qui lui valait d’entrer dans le monde des adultes » (Gélinas, 2000 : 41). La jeune fille reste auprès de sa mère qui lui enseigne l’art du tannage, du piégeage de petites proies ainsi que les savoirs liés à l’entretien du camp ; une fois ces tâches apprises, elle est considérée comme apte à l’enfantement. Au début de la colonisation, on relève deux types de structures sociales chez les Atikamekw : la première basée sur les fonctions sociales, la deuxième sur des catégories d’âge. Il semblerait que trois étapes de vie régissaient le système social des Atikamekw : l’enfance, la période d’apprentissage et l’adulteité. L’enfance est caractérisée par la collaboration aux tâches quotidiennes auprès des autres membres de la famille, la période d’apprentissage survient à un âge précis : les parents définissent le moment propice à l’enseignement des savoirs aux jeunes enfants, enfin l’adultéité confirme l’acquisition et la validation des enseignements professés et aboutit à la complexification des liens filiatifs entre le nouvel-adulte et un membre exogène du groupe. De nos jours, les Atikamekw vivant en contexte urbain ont largement assimilé le concept d’adolescence comme étape intermédiaire de la vie entre l’enfance et l’âge adulte. Les participants à la recherche définissent aléatoirement ce concept comme un évènement social, biologique (la puberté) ou temporel (de onze à dix-huit ans) caractérisé par des épisodes de confusion psychologique (la crise d’adolescence).

[7]

L’âge, la juridiction ou le critère biologique sont apparus comme insuffisants pour définir le concept « d’adolescence » tel que perçu au XXIème siècle dans les sociétés occidentales. Il émerge également une confusion entre les notions « d’adolescence » et de « jeunesse » dans le discours scientifique ; néanmoins l’instrumentalisation à l’origine du classement des individus, démontre la création de trois catégories conceptuelles : les jeunes, les adolescents et les jeunes adultes définis par les enjeux politiques qui leur sont rattachés. Les jeunes sont associés aux enjeux d’insertion socio-économiques, les adolescents à ceux d’« autonomie » et d’« indépendance » tandis que les jeunes adultes sont généralement définis selon une perspective psychologique, caractéristique d’une population « à risque ». La qualité commune aux différentes théories précédemment citées est celle qui prête à ces phases de la vie un état d’entre deux : « mi-enfant mi-adulte » (G. Mauger 2001 reprenant l’expression de Pierre Bourdieu).

L’institutionnalisation des classes d’âge répond à un besoin de catégorisation sociale et de traitement politique des individus ; elle permet également aux chercheurs « d’explorer les différences générationnelles et culturelles dans les trajectoires des jeunes dans des contextes historiques et géographiques donnés » (S. Franke 2010 : 10). Dès lors, il est primordial pour les responsables politiques ainsi que pour les chercheurs de considérer  cette notion comme une création sociale, de vérifier l’acceptabilité d’un tel concept parmi les populations étudiées et de veiller à l’observation de la pluralité des réalités biographiques. Par ailleurs, il apparaît que la perception de l’adolescence, comme une phase « d’entre deux », a conduit à la problématisation du concept. L’adolescence est perçue comme un moment critique : les changements biologiques sont souvent associés à des « troubles » psychologiques et émotionnels nécessitant l’intervention de différents acteurs sociaux dans la gestion des « risques » qui y sont associés (M. Emmanuelli 2009).

1.2. Perception de la « maternité adolescente »:
Quand un problème moral devient un problème social


Les rapports de recherches publiés en France et au Canada à propos de la procréation à l’adolescence laissent apparaître le concept de « maternité précoce » témoignant de l’institutionnalisation du phénomène. Le caractère de précocité véhicule par lui-même «  sa [8] propre relativité par rapport à un calendrier social, établi par convention, par habitude ou par dogmatisme, auquel se conforme le plus grand nombre ». (J.Charbonneau, 2004 :3). Les termes de « maternité adolescente » et « maternité précoce » désignent tous deux une infraction à une norme socialement construite. Dès la fin du XXème siècle les obligations normatives rattachées à l’adolescence, comme catégorie d’âge, désignent la fréquentation de l’école comme une pratique « normale » des garçons adolescents. Aussi les années 1970-1980 marquent un tournant dans les sociétés occidentales, désormais l’éducation et l’obtention de diplômes sont les comportements normatifs rattachés à la période de l’adolescence (chez les deux genres) par rapport à la reproduction biologique jugée elle  « anormale » et donc « précoce ». La maternité « précoce » est désignée comme un problème social puisque les conséquences s’étendent au delà du couple à l’origine de l’enfantement et se rapportent également à l’ensemble de la société. Ainsi les instances gouvernementales, au delà d’encourager un discours normatif et stigmatisant autour de cet évènement, mettent en place des techniques de prévention basées sur ce qu’elles ont elles-mêmes relevé comme étant des « facteurs de risque ».

Les écrits de l’abbé Victorin Germain datant de la période de l’après guerre sont une source importante de savoir sur la question de l’élaboration historique d’une norme sociale de la fonction reproductive. L’extrait proposé par Jocelyne Côté dans la publication « Brève généalogie du discours sur les mères adolescentes » [9] permet de constater la stigmatisation produite dès la moitié du XXème siècle à l’encontre des « mères célibataires » communément appelées « filles-mères ». La notion de « fille mère » est largement employée de nos jours pour désigner les mères adolescentes ; néanmoins, à la moitié du XXème siècle la « fille-mère » désignait davantage la femme qui a eu un enfant en dehors des liens du mariage, que celle qui a procréé à l’adolescence. Le discours défaitiste produit par le représentant de La Sauvegarde de l’Enfance appelle à l’action les différents acteurs sociaux dans l’oppression de ce « fléau ». D’ores et déjà il semblerait que la maternité ne soit pas l’affaire des géniteurs mais bien celle de l’ensemble de la société : rendons nous compte de notre malheur collectif !  affirme l’abbé Germain. Les jeunes femmes sont des proies « innocentes » et « fragiles », aveuglées par les circonstances de « la vie moderne » : « C’est quand elles sortent pour se promener ou pour gagner leurs vies qu’elles sont assaillies […] À la seule perspective d’une traite au restaurant, d’une course en auto, d’une soirée au théâtre, elles perdent toute [9] prudence et leurs mères avec elles ». La description du phénomène des naissances hors mariage épouse les qualificatifs du champ lexical de la maladie : « c’est du vivant du malade qu’il faut remonter à son mal », « une épidémie », « un fléau qui sévit chez nous ». Et de la même manière qu’un médecin traite les maux d’un patient il est du rôle des différents acteurs sociaux de « guérir » les jeunes filles afin d’éradiquer le phénomène des naissances illégitimes : « c’est de la médecine curative que nous devons pratiquer : mieux encore, c’est de la préventive […] cherchons ensemble à circonscrire, enrayer et supprimer le mal [...] assainissons les lieux de réunion […] purifions les foyers ». Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’âge de la maternité n’apparaît pas encore comme l’élément stigmatisant : « the fact that young women under twenty years of age had children was not an issue in North America ; it was the social norm. » (Linders par Fonda, 2013 : 2). Il émerge en revanche un discours normalisant produit par les instances catholiques autour des naissances, condamnant la fonction reproductive en dehors des liens du mariage. Les jeunes filles sont décrites aléatoirement comme victimes ou coupables de  la vie moderne : « coquettes et sensibles au flirt » c’est vers elles que se concentre l’action préventive et curative suggérée par l’abbé. Nonobstant il est à noter que dans le discours de celui-ci, il n’est à aucun moment question de la paternité en dehors des liens du mariage.

Dans les années 1960 la Révolution tranquille retentit au Québec : on assiste à la dislocation entre l’État et l’église Catholique et aux prémices de la Révolution sexuelle. Dès lors il apparaît une confusion entre les termes de « maternité illégitime », « maternité adolescente » et « maternité célibataire ». L’Église catholique ne cesse de condamner la maternité lorsqu’elle survient en dehors des liens du mariage ; par ailleurs, l’émancipation sexuelle des femmes conduit à une démystification des moyens de contraception. Pour l’État « le problème » n’est plus celui de l’enfantement en dehors des liens du mariage mais bien celui de la grossesse à l’adolescence source de « problèmes sanitaires » (J. Côté) et d’importantes dépenses publiques.

À la fin des années 60 se complexifie le rapport normatif à la maternité avec l’établissement de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans. Se crée alors un rapport nouveau entre maternité et scolarité. L’expression de « maternité précoce » prend sens dans une société régie par une normalisation du calendrier social : par convention, par dogmatisme ou par habitude (pour reprendre l’expression de Johanne Charbonneau) le plus grand nombre se conforme à l’idée qu’une maternité survenue avant la fin des études secondaires est une maternité « précoce ». Comme le démontre le schéma ci-dessous intitulé « Itinéraire [10] de passage à la vie adulte » produit par Jocelyne Côté en 1996 : le discours normatif autour de la maternité se concentre sur deux qualités principales : l’âge et la scolarité.

Figure I: Itinéraires de passage à la vie adulte


Source : Jocelyne CÔTÉ, « La maternité comme une voie de passage : Des adolescentes gaspésiennes entrent dans la vie adulte », Comprendre la famille: Actes du 3e symposium québécois de recherche sur la famille, Presses de l'Université du Québec, [En ligne], 1996, Consulté le 03 Janvier 2014. URL : Erudit.org.


Ce schéma offre une vision dichotomique de la maternité : la situation n°1 illustre l’itinéraire de passage à la vie normalisé : la maternité y est tolérée puisque elle survient à l’âge adulte. Les situations n°2A et 2B condamnent les maternités « précoces » car survenues avant l’étape normalisée par le calendrier social. La grossesse est jugée « précoce » lorsqu’elle survient avant l’âge de la majorité juridique. Elle est socialement pénalisée car elle est désignée comme élément à l’origine d’un dysfonctionnement dans le parcours menant « l’adolescent » vers  l’âge adulte : « le fait que cet événement se produise précocement dans la structure de leur itinéraire constitue la genèse du bouleversement de leur passage à la vie adulte, non simplement parce qu’il se produit effectivement précocement, mais davantage parce qu’il précipite la réalisation des autres moments clés de passage à la vie adulte et en bouleverse le cours normal » (J. Côté 1996 : 39). Par conséquent, dès les années 1970 le gouvernement [11]  Québécois s’emploie à la mise en place de politiques sociales d’aide aux jeunes mères. Des « services » sont alors mis à la disposition des femmes, l’objectif étant la prévention à prime abord et l’intervention par la proposition de l’avortement autorisé à partir de 1976. À la même période aux États-Unis, l’institut Guttmacher publie un rapport sur la grossesse adolescente intitulé « Eleven Million Teenagers : What can be done about the epidemic of adolescent pregnancies in the United States » attestant de la pérennité de la représentation de la grossesse adolescente comme maladie.

Le terme de « maternité précoce » prend sens simultanément avec la création du concept « d’adolescence » : basé sur la convention que l’adolescence n’est pas le temps de la procréation mais celui de l’éducation, il est désigné comme « anormal » et donc problématique tout comportement qui irait à l’encontre de cette acceptation sociale. Au Canada, le ministère de la santé et celui des Affaires Autochtones se sont emparés du dossier stimulant la recherche autour de la question de la maternité adolescente. Leur objectif commun est d’établir « les facteurs de risque » liés au phénomène, et cela dans le but ultime de mettre en place des politiques d’intervention ciblées.

1.3. « Facteurs de risque »
et comportement déviant chez les adolescents


Les « facteurs de risque »
et l’intervention préventive


La notion de « facteur de risque » est définie par l’OMS comme étant : « Tout attribut, caractéristique ou exposition d’un sujet qui augmente la probabilité de développer une maladie ou de souffrir d’un traumatisme. ». [10] Dans les sociétés occidentales, la procréation à l’adolescence n’est pas clairement énoncée comme une maladie au sens employé par l’ONS pourtant c’est bien la terminologie de « facteurs de risque » qui y est associée. Nous ne sommes donc pas si loin de la métaphore développée en 1946 par l’abbé Germain quant à sa vision des naissances « illégitimes » comme « maladie » devant être « éradiquée ». Jocelyne Côté dans son rapport sur la maternité adolescente chez les jeunes Gaspésiennes, dénombre trois familles de « facteurs » conduisant à ce type de phénomène : l’une de nature [12] « relationnelle », la deuxième de nature « personnelle », la dernière de nature « structurelle ». D’autres chercheurs rejoignent les conclusions de Côté ce qui nous permet d’établir le tableau des « facteurs de risques liés à la grossesse » comme suit :

Figure II :
Tableau récapitulatif des facteurs de risques
liés à la procréation à l’adolescence

Facteurs de nature relationnelle

(relations familiales, relations entre pairs, relations avec le partenaire sexuel)

Fréquentations amoureuses précoces (Côté 1997)
Problèmes conjugaux des parents
Surcharge des responsabilités de la famille découlent sur la fille (Coté 1996)
Risque grossesse adolescente intergénérationnelle (Campa et Eckenrode 2006)
Co-parenting (M.Cook 2013)
Sexual abuse (Butler et Burton 1990)

Facteurs de nature personnelle

(À caractère psychologique)

Instabilité émotionnelle (Pedrosa 2011)
Influence de « la pensée magique » et négligences contraceptives (Côté 1996)
Manque d’ambition (Pedrosa 2011)
Ignorance (Duncan 2007)

Facteurs de nature structurelle

(Situation économique, facteurs sociaux et culturels)

Consommation de tabac (Côté 1997)
Fréquentation des bars précoce et assidue (Côté 1996)
Faible niveau d’éducation (Pedrosa 2011)
Dégout de l’école (Pedrosa 2011)
Manque de croyances religieuses (Pedrosa 2011)
La pauvreté (Rich-Edwards 2002)
Low income (Furstenberg 2005)
Mis-information (Duncan 2007)
Substance use and violence (M.Cooke 2013)
* Tous les termes employés  dans ce tableau sont empruntés directement des auteurs


Après avoir créé la catégorie d’âge « adolescent » ont été créées un ensemble de composantes normalisantes rattachées à cette catégorie : tout comportement autre, est considéré comme « déviant » et donc problématique. Les jeunes adolescentes deviennent une « clientèle à risque » auprès de laquelle il faut mener des politiques de « prévention » en [13] offrant des « services spécialisés » tels que la sensibilisation aux différents moyens de contraception. Si la pratique du sexe hors mariage est désormais tolérée, les conséquences de tels actes sont désormais l’objet de tous les contrôles. La maternité, rattachée à différentes sphères (politique, économique et sociale) et normalisée selon un calendrier social, est davantage le produit d’une construction sociale qu’un évènement naturel. Par ailleurs, il est à noter la corrélation établie entre le mode de vie, l’environnement social et les caractéristiques psychologiques de la jeune fille d’une part, et la maternité adolescente d’autre part. Cette concordance conduit à la stigmatisation d’une certaine frange de la population adolescente : les populations minoritaires, et dans un cas plus précis, les autochtones.

La maternité adolescente :
un « problème  social »


À partir des résultats de recherche produits par les scientifiques, le gouvernement a établi les causes (facteurs de risque) des « maternités précoces » mais également les conséquences du phénomène. Les conclusions de cet acte « précoce » toucheraient directement la génitrice qui, selon le rapport sur « La parentalité chez les adolescentes des Premières Nations » [11] publié par le ministère AADNC, s’expose à des risques accrus de transmission de maladies sexuelles, bénéficie de soins prénataux inadaptés et a plus de probabilités d’abandonner précocement son parcours scolaire. Les conséquences sont aussi d’ordre psychique puisque les jeunes mères s’exposent à un risque accru de « dépression », de « stress » et de « solitude » (Pudrovska et Reczek 2010 repris par M. Cook 2013).

Les séquelles du « problème » de la maternité adolescente portent aussi sur l’enfant : « l’adolescente ne pouvant offrir à sa progéniture un environnement propice à son développement physique, émotif, intellectuel et spirituel »  (E. Guimond, 2012 :2). L’abandon de la scolarité à la suite de l’accouchement se manifeste comme l’évènement déclencheur du « bouleversement du passage à l’âge adulte » (J. Côté, 1996 : 36) qui, selon la théorie de la reproduction sociale intergénérationnelle promue entre autres par Sandra Franke, provoquera l’échec scolaire de l’enfant, le « sous-développement » de la famille et donc la « marginalisation » de celle-ci. Par ailleurs, les conséquences de la maternité « précoce » ne concernent pas uniquement la jeune fille et son enfant. Le ministère des Affaires [14] Autochtones en témoigne lorsqu’il affirme que les conséquences de la maternité adolescente touchent également les familles, les collectivités et par extension la société en général. 

L’indice de bien-être des collectivités (I.B.C.) est une technique d’évaluation mise en place par le ministère AADNC, pour estimer le bien-être des collectivités du Canada. Le bien-être des communautés autochtones est ainsi évalué par rapport à une norme basée sur des considérations relevant de la communauté allochtone : « L’I.B.C. constitue une étape importante vers une meilleure compréhension des conditions socioéconomiques qui prévalent dans les collectivités Inuits et des Premières nations et de leur bien-être par rapport à celui des autres collectivités canadiennes. » [12] . Après avoir mesuré quatre indicateurs principaux de niveau de vie (le niveau d’éducation, le revenu, l’activité sur le marché du travail et le logement) le ministère des Affaires Autochtones attribue une « valeur » à chaque communauté allant de 0 (valeur la plus faible) à 100 (valeur la plus élevée). La recherche stratégique gouvernementale prouve ainsi qu’à un taux de fécondité élevé dans une communauté correspond une valeur faible selon l’I.B.C. [13]. Les explications des instances gouvernementales laissent apparaître une relation de cause à effet : les conséquences de la « maternité précoce » sont les causes mêmes du phénomène.

[15]

2. Le contexte autochtone
au Canada


2.1 Indiens avec ou sans statut,
Métisses et Inuits


Il existe au Canada entre soixante et quatre-vingt nations autochtones, dont dix au Québec et une nation Inuite dans le Grand Nord Canadien (voir Carte Annexe1). Le concept « autochtone » désigne tous les individus Canadiens d’origine Indienne, Métisse ou Inuit ; en 2006 le gouvernement dénombrait 108 425 autochtones au Québec [14]. Aussi il se distingue deux types d’Indiens : les « inscrits » et les « non inscrits » au Registre des Indiens (un fichier administratif tenu par le Ministère des Affaires Autochtones et du Développement du Nord Canada (AADNC)). En 1763, lors de la Proclamation Royale, le roi affirmait son devoir d’assurer « la protection des tribus Indiennes ». À ce titre, Les Indiens sont restés des citoyens canadiens avec un statut particulier qui relève de la compétence du gouvernement fédéral. Sous prétexte d’une « protection de la Couronne » sera votée en 1876 la Loi sur les Indiens (anciennement appelée l’acte des sauvages) qui se révèlera être une véritable « mise sous tutelle » de ces individus considérés dans les faits, comme des mineurs (P. Lepage). Avant les négociations de 1985, qui ont abouti à une modification de la Loi sur les Indiens, les autochtones du Canada étaient clairement visés par une politique d’assimilation : le gouvernement, à travers les dispositifs d’émancipation, contrôlait qui pouvait bénéficier du statut d’Indien et qui serait émancipé. Le mariage d’une femme Indienne avec un allochtone ou l’inscription d’un Indien à des cours d’études supérieures, étaient autant de raisons exploitées par le gouvernement pour amputer l’individu de son statut d’Indien. Les politiques d’assimilation encore récemment appliquées, concernaient également les pratiques culturelles propres aux Premières Nations ; ainsi les manifestations culturelles ont été formellement interdites jusqu'aux réformes de la Loi sur les Indiens en 1951.

Aujourd’hui le gouvernement fédéral projette encore une politique « paternaliste » à l’encontre des Premières Nations (P. Lepage) ; ce ne sont pas les Conseils de Bande qui décident des conditions d’inscription des individus au Registre des Indiens mais bien le responsable aux Affaires Autochtones. Depuis 1985, de nombreuses rectifications ont été [16] apportées à la Loi sur les Indiens ; aussi les règles de transmission du statut d’Indien inscrit ont été modifiées : l’ascendance mixte de deux générations aboutissant désormais à la privation du statut d’Indien pour l’enfant né de la deuxième génération (voir Annexe 1). Le statut de « métis » désigne généralement un individu descendant de l’union d’un Indien et un Blanc, celui-ci bénéficie du statut d’Indien selon son ascendance ; inscrit ou non au Registre des Indiens il est reconnu, depuis 1982 par la Constitution Canadienne, comme prenant part à la famille des autochtones (aux côtés des Inuits et des Premières Nations) (F. Cornellier). En conclusion il apparaît que le gouvernement s’est octroyé le droit statutaire des autochtones au Canada, identifiant les individus sur la base des liens filiatifs.

2.2. La Nation Atikamekw

 Généralités et bref historique
sur la nation Atikamekw


Les Atikamekw sont une des onze nations autochtones du Québec reconnue par le gouvernement fédéral du Canada (voir carte 1) ; ils font partie de la famille linguistique et culturelle des Algonquins et se répartissent actuellement dans la région administrative de la Mauricie entre les réserves de Manawan, Wemontaci et Opitciwan. Au 25 Juillet 2013, on recensait au Québec 7 166 Atikamekws inscrits au Registre des Indiens, dont près de 18% vivant à l’extérieur des réserves (1 264 hab.) [15]. La langue traditionnelle Atikamekw est largement rependue au sein des communautés. Aussi, elle est la langue maternelle de nombreux autochtones résidant en ville ; son enseignement est d’ailleurs obligatoire dans les réserves auprès des enfants inscrits à l'école primaire, ce qui explique sa vivacité chez les jeunes générations. En langue traditionnelle le mot Atikamekw signifie « poisson blanc » ou bien « peuple de l’écorce ». Les écrits historiques témoignent cependant du changement d’appellation subi par ce peuple aux prémices de la colonisation européenne : ainsi tout au long du XVIIIème siècle le peuple Atikamekw apparait sous le nom « Têtes-de-Boule », cette désignation ne s’appuyait vraisemblablement que sur des caractéristiques esthétiques sommaires.

[17]

C’est dans la moitié du XVIIème siècle que se situe la rencontre entre Atikamekw et Européens : le père Buteux, un religieux de la Compagnie de Jésus, côtoie quelques représentants de la nation lors d’une une mission d’évangélisation à Trois-Rivières. À la fin du XVIIème siècle, débutent les échanges commerciaux entre les Européens et Atikamekw chargés d’approvisionner ces derniers en fourrures. Ces échanges scelleront le premier rapport de partenariat entre populations autochtones et allochtones. D’après l’Histoire Occidentale, les Atikamekw étaient jusqu’à l’aube du XVIIIème siècle un peuple semi-nomade de chasseurs-cueilleurs ; ils divisaient l’espace géographique appelé « le territoire » selon une entente clanique, veillaient à adapter leurs besoins premiers aux ressources naturelles disponibles. Selon leur calendrier dit « traditionnel », l’année était répartie en six saisons (Sikon : le pré-printemps, Miroskamin : le printemps, Nipin : l’été, Takwakin : l’automne, Pitcipipon : le pré-hiver, Pipon : l’hiver.) durant lesquelles les Atikamekw entretenaient différents types de rapports avec leur environnement. Ainsi par exemple, durant le pré-printemps (mars-avril) ils travaillaient à l’extraction de l’eau d’érable tandis que l’automne marquait le début de la « grande chasse ». Dans les années 1820, alors que le commerce des fourrures est en déclin, commencent à se dresser les entreprises d’exploitation forestière : la première en territoire Atikamekw s’établit à Wemontaci en 1831. Certains autochtones sont employés par les grandes industries forestières, le processus de sédentarisation s’amplifie tandis que les disparités socio-économiques entre membres de la nation s’accentuent. La construction du chemin de fer en territoire Atikamekw en 1901 entraine l’arrivée massive de travailleurs allochtones qui s’installent avec leurs familles sur les espaces occupés par les Atikamekw. En permettant l’accès à des marchandises nombreuses et variées, le chemin de fer accélère le processus de sédentarisation des autochtones. (Rapport du Conseil de la Nation Atikamekw). Se sont alors développées les pratiques de la chasse et de la pêche sportives allochtones en territoire Atikamekw entraînant un bouleversement de l’écosystème, jusque-là géré de manière « durable » par les autochtones. Les animaux sauvages se faisant de plus en plus rares, le gouvernement Canadien encourage les autochtones à se livrer à l’exploitation agraire des terres. Dès 1951, la réforme de la Loi sur les Indiens oblige les enfants autochtones à fréquenter des établissements scolaires dix mois par an, ce qui accéléra le processus de sédentarisation des familles. Néanmoins, un rapport de cause à effet ne peut être établi entre la colonisation européenne et la sédentarisation des autochtones dans les réserves : La Chaire de recherche du Canada sur la condition autochtone comparée (Université Laval, QC) détermine que le processus de sédentarisation a été certes accéléré par les décisions politiques et administratives au cours du XXème siècle, sans pour autant qu’elle ne résulte de [18] la volonté conjuguée du Capital, de l’Église et de l’État, à laquelle l’autochtone n’aurait pu que se soumettre (Gérard Duhaime, 2001 :178). Aujourd’hui les Atikamekw gravitent autour des sphères centrales des réserves : certains travaillent dans « la communauté », d’autres sont employés dans les centres urbains avoisinant celle-ci ; des familles pratiquent encore la chasse au gros gibier en automne et retournent pour cela dans « l’ancienne réserve », tandis que pour d’autres la pêche traditionnelle demeure le seul moyen de subsistance.

Mobilité des Atikamekw à La Tuque

Dans la région administrative de la Mauricie se localisent trois réserves Atikamekw : Manawan, Obedjiwan et Wemotaci ; on dénombre 5902 Indiens inscrits répartis entre les trois réserves (Wemotaci 1391 hab. Manawan 2256 hab. Obedjiwan 2255 hab. Statistique Canada). La ville de La Tuque de par sa proximité avec les trois réserves, se place comme véritable plateforme pour la population autochtone qui s’y rend sporadiquement et s’y installe parfois définitivement. Des 15 130 habitants de La Tuque on dénombre 3 360 individus pour lesquels la langue maternelle est l’Atikamekw [16] : contempler l’ampleur de la présence autochtone en ville à travers le prisme de la linguistique parait pertinent étant donné que la langue Atikamekw, largement pratiquée et transmise aux nouvelles générations, est généralement la langue maternelle des membres de la Nation. La proximité géographique entre la ville de la Tuque est la communauté de Wemotaci (située à 115km) justifie une immigration plus importante des membres de cette communauté vers le centre urbain. Aussi, il apparait dans le recensement de 2011 que plusieurs nations autochtones se côtoient à la Tuque ou l’on dénombre une minorité Cree et Innu. Avec une superficie de 25 113 km² pour une densité de 0.6 hab. / Km², la ville de la Tuque a du concevoir des structures d’accueil adaptées à la migration de la population autochtone ; la première mesure adoptée par le gouvernement fut la mise en place en 1974 du Centre d’accueil Autochtone qui deviendra par la suite le Centre d’amitié autochtone de la Tuque (CAALT). Aujourd’hui on compte également un C.P.E. (Centre Petite Enfance et Garderie) dont les places sont destinées en priorité aux enfants des Premières Nations, celui-ci propose également un Programme d’aide préscolaire adapté aux Autochtones (Programme P.A.P.A).

[19]

Carte 1 : Les communautés autochtones du Québec

11-181_AADNC_CarteNationsQc_8.5x11-r6b_webB_compressed2.jpg

Source : MINISTÈRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADA. 2014 Populations autochtones au Québec 2014, consulté le 11 Mars 2014, URL : Affaires autochtones et du Nord Canada.

[20]

3. Problématique et Hypothèse

Les données du recensement de 2006, révèlent que 8 % des adolescentes autochtones (âgées de 15 à 19 ans) ont enfanté au moins une fois, contre 1,3 % de leurs homologues non autochtones. (Vivian O'Donnell) Cette situation alarme les autorités gouvernementales qui présument que la maternité « précoce » a des répercutions socio-économiques négatives pour la jeune mère et pour son enfant, ce qui à plus grande échelle « déteint sur le bien-être de l’ensemble de la société » (E. Guimond). Les Atikamekw rencontrés à la Tuque témoignent d’une vision hétérogène de la maternité adolescente : parfois normalisée selon un calendrier social singulier et tolérée par les parents des adolescents, parfois décrite comme la résultante des inégalités socio-économiques et/ou de l’isolation géographique des communautés. Il apparaît indispensable de questionner la maternité adolescente en tant que construction sociale et de relever qu’elle est la perception Atikamekw du phénomène : Les autochtones ont-ils adopté le calendrier social de trajectoire de passage à la vie parentale promue par la société majoritaire québécoise, prenant ainsi part dans la dynamique constructive du concept ? La maternité survenue à l’adolescence est elle jugée « précoce » selon leurs critères sociaux ou bien assistons-nous à la normalisation de la maternité à l’adolescence, caractéristique d’une divergence dans la conception du calendrier social ?

Une première piste de réflexion repose sur l’analyse lexicale de la langue traditionnelle Atikamekw, où il apparait que le mot « jeune mère » ou « mère adolescente » n’existe pas. D’ailleurs aucun équivalent à ce concept n’est traduisible en langue Atikamekw. Le mot « mère » se dit Okikawi ou Tcotco l’équivalent du terme de « maman » ; aussi on nomme une femme qui vient d’avoir son premier enfant Ocki tcotco soit « nouvelle mère ». Dès lors, peut-on considérer cette inexistence linguistique comme l’assurance d’une perception Atikamekw différenciée de la maternité adolescente ?

La pièce de théâtre « les mots qui n’existent pas » écrite par Véronique Hébert et Pol Pelletier en 2013, jouée à Québec lors de la Journée Internationale des Autochtones, met en scène trois personnages (une femme Anishnabe, un enfant Atikamekw et l’auteure Québécoise) qui à travers leur dialogue se questionnent sur l’inexistence des mots, sur les variantes dans la traduction de concepts occidentaux et sur la notion de « violence » suscitant plus généralement le débat autour de la problématique des conditions de vie des femmes autochtones. Ci-dessous un extrait de la pièce :

[21]

- L’enfant
C’est quoi des mots qui n’existent pas ?

- La femme
Ce sont des choses qui n’ont pas de prise sur la conscience.

- L’enfant
Ca veut dire que ces choses n’existent pas ?

- La femme
Parfois des choses sont si naturelles qu’elles vont de soit avec la vie. […]

- L’auteure
Et c’est quoi la justice ?

- L’enfant
La justice, c’est quand personne ne pleure.

- L’auteure (Pause)
Les mots liberté et justice n’existent pas en atikamekw. Alors un comité de technolinguistes atikamekw a créé de nouveaux mots pour que les Atikamekw traduits en justice puissent comprendre le système judiciaire auquel ils faisaient face. Le néologisme atikamekw pour parler de liberté est utilisé dans le sens de ‘’remettre en liberté’’. De même, le néologisme atikamekw définissant justice se traduit par jugement et non pas justice. Bien entendu, le lexique judicaire créé en langue atikamekw n’est pas parfait. Par exemple, pour traduire Palais de Justice, on dira ‘’Palais de Jugement’’. Pour dire complice, on dira ‘’compagnon de crime’’.


À partir de cet extrait il est pertinent de se questionner sur l’innexistance d’une traduction en Atikamekw du concept de « mère adolescente » ou « mère précoce ». Dans la perception occidentale la maternité à l’adolescence est jugée précoce selon un calendrier social préétabli, qu’en est-il chez les Atikamekw ? Est-il envisageable que l’attention des Atikamekw porte davantage sur l’évènement de la conception que sur les circonstances de son accomplissement ?

[22]

4. Méthodologie

4.1. La documentation sur la nation Atikamekw

La majorité des écrits sur les Atikamekw sont le résultat d’études historiques portant essentiellement sur la période coloniale ; on retrouve un témoignage de la Rencontre à travers les écrits des jésuites et les études qui s’y rapportent (P. Lejeune par G. Laflèche 1973 ; A. Beaulieu 1990, N. Clermont 1974, D. Delâge 1985, C. Gelinas 1998-2003 ). Aussi, les historiens se sont attardés sur la période correspondant à la création des réserves et à la sédentarisation des autochtones (Karine Gentelet, 1969-2007 ; F. Dallaire 1995). Les études scientifiques s’intéressent également au patrimoine culturel de la nation Atikamekw et aux revendications identitaires associées (S. Martel-Basile 2014, L. Jérôme 2001-2007-2008-2009, N. Baudry 1992) aux les coutumes, aux mythes et aux relations intergénérationnelles entre membres des communautés (K. Lavoie 1999 J.P. Gossage 2003) ainsi qu’aux variantes linguistiques (M .Michaud 1987, L. Drapeau 2011). Récemment, les études menées avec les Atikamekw se sont inscrites dans le mouvement des revendications territoriales des Premières nations et analysent les perceptions contemporaines du « territoire traditionnel » le Nitaskinan. (K. Gentelet 1969-1993 ; L. Gill 1994 ; S.Wyatt 2004 ; J-F. Tremblay 2000, M. Saint-Hilaire 2003, S. Wyatt 2004).

La totalité des études portant sur la maternité adolescente généralisent le propos à une population globalisée « les adolescents » sans qu’aucune distinction ne soit relevée entre les différentes normes et valeurs qui caractérisent les individus. La psychologue Diana Dadoorian s’intéresse au phénomène de la grossesse chez les adolescentes françaises. Bien que l’approche macrosociale ne permette pas de distinguer les multiples réalités inhérentes au groupe, son étude est novatrice en ce qu’elle remet en cause l’idée de l’enfantement accidentel pour relever la volonté clairement énoncée par ces adolescentes d’un besoin de procréation. Anne Quéniart complète l’approche précédemment citée offrant une analyse de la perception du corps en mutation durant la grossesse. L’auteure observe le rapport entre la transformation physique et l’acquisition de valeurs dites « maternelles ». Ses travaux dessinent une piste de réflexion pertinente autour des questions de la perception corporelle et de l’évolution des rapports sociaux pendant la grossesse. Le concept de lien social est fréquemment abordé dans les études sur la grossesse et la maternité, cependant il apparait une généralisation équivoque [23] d’un « hypothétique isolement » vécu par les mères adolescentes. En réalité il semblerait que la maternité adolescente complexifie les rapports sociaux, isolant parfois certaines jeunes femmes dans leur vécu maternel par rapport à leurs congénères célibataires mais créant de nouveaux rapports ou complexifiant les rapports déjà existant entre mères adolescentes. Cette observation n’est malheureusement que peu exploitée par les scientifiques qui deviennent acteurs du discours inquisiteur sur la maternité « précoce ». L’amalgame généralement observé dans ces études dévoile la confusion qui est faite entre le phénomène biologique qu’est la procréation et le concept social qu’est la maternité.

On ne trouve aucune recherche abordant le sujet de la maternité adolescente chez les Algonquins, quelques auteurs traitent sommairement la question de la parentalité autochtone mais n’approfondissent pas l’hypothèse d’une configuration divergente du calendrier social. C’est en cela que ma recherche est novatrice, il m’a semblé essentiel de reconsidérer la notion socialement construite de la « maternité précoce » pour ainsi comprendre la réalité des Atikamekw largement stigmatisés par cette approche.

4.2. L’enquête de terrain

Les Autochtones ont toujours investi les espaces urbains. Loin du mythe de l’Indien confiné dans des terres sauvages, les écrits historiques nous permettent de comprendre la cohabitation qui a toujours existée entre populations allochtones et autochtones. À titre d’exemple, en 1907 lors de la création du Pont de Québec, la majorité de la main d’œuvre était constituée d’Indiens Iroquois issus de la réserve avoisinante de Kahnawake. Si cette cohabitation existe depuis que les colons ont investi le Canada à l’aube du XVIème siècle, il apparait une mutation dans la perception commune de la migration autochtone. Au début du XXème siècle, la présence des Autochtones en ville était perçue comme préjudiciable aux intérêts identitaires et culturels des deux partis ; aussi leur migration dans les centres urbains était perçue comme un rejet de la « culture traditionnelle » des Peuples Premiers (Newhouse 2003 :09). La présence des autochtones dans les villes s’est fortement accentuée depuis les années 1980 bouleversant la perception commune de la réalité migratoire (Levesque, 2003). Au cours des années 1970 le gouvernement a priorisé les questions relatives à l’adaptation des autochtones en ville ; il crée les Centres d’Accueil Autochtone (C.A.A.) où des intervenantes offrent un service d’accompagnement spécialisé aux autochtones migrant en ville.

[24]

On comptabilise au total cent vingt organismes de ce genre au Canada dont neuf dans la province du Québec, auxquels s’ajoute un dixième qui ouvrira prochainement ses portes à Trois-Rivières.

C’est à travers les activités proposées par le centre d’amitié autochtone de La Tuque que je suis entrée en contact avec les Atikamekw présents en ville. J’ai constaté à quel point cette institution jouait un rôle fondamental dans le soutien des autochtones provenant des réserves avoisinantes. Le maillage de mon travail de recherche a été rendu possible grâce à la collaboration des autochtones implantés en ville, de ceux restés dans les réserves mais également grâce à l’investissement des intervenantes du Centre d’Amitié Autochtone et plus particulièrement grâce à Mme Karine Tremblay. Tout au long de mon enquête de terrain, les Atikamekw se sont montrés très coopératifs ; plusieurs ont accepté de participer à la recherche et de se livrer à l’exercice des entretiens individuels. Mon guide d’entretien était conçu de manière à ne pas reproduire un discours stigmatisant autour de l’évènement de l’enfantement. Les participantes étaient tenues de choisir si elles souhaitaient que la rencontre se déroule à leur domicile, dans l’enceinte du centre ou bien dans un lieu public de leur choix. Au fur et à mesure de la recherche j’ai également élargi mon groupe d’enquêtées supposant qu’il serait pertinent d’aborder le sujet de la maternité adolescente avec des femmes de tous âges qui s’auto-désignaient ou non comme mère adolescentes. Il me parut important de ne pas limiter la recherche aux témoignages des « adolescentes », j’espérai ainsi obtenir un discours plus ambivalent entre les jeunes filles vivant actuellement une « maternité adolescentes » et les aînées qui ont cultivé un certain recul par rapport aux évènements liés à l’enfantement. Ainsi, j’ai proposé à ces femmes de nous rencontrer dans l’objectif de connaître leurs trajectoires de vie et comprendre leurs réalités en tant qu’anciennes ou nouvelles mères adolescentes vivant en milieu urbain. L’entretien était libre, j’encourageai mes interlocutrices à prendre la parole sur les évènements qui leurs semblaient importants. Il était inconcevable de demander à ces femmes de ne s’exprimer que sur la période de leur grossesse ou de leur maternité : la méthode des histoires de vies me paraissait la plus adaptée pour comprendre la construction individuelle du discours sur le phénomène de la maternité adolescente (voir Annexe 5). Mon guide d’entretien m’a également permis d’approfondir les questions relatives au vécu maternel ; au début de chaque rencontre je veillai à ne pas employer le terme d’adolescence mais très vite il m’est apparu que mes interlocutrices qualifiaient elles-mêmes l’enfantement de « maternité adolescente ».  Dès lors je me suis demandée si les autochtones avaient participé ou intégré le concept établi par la population majoritaire québécoise, relatif à une [25] « norme » de la maternité ? La réponse à cette problématique est en réalité beaucoup plus complexe car si les participantes qualifiaient leur maternité « d’adolescente » elles n’employaient jamais le terme de « précoce ». Une distinction lexicale fondamentale qui m’a permis d’étayer l’hypothèse de l’existence d’un calendrier social autochtone singulier, disparate par rapport au calendrier social proposé par la société dominante [17]. Après une brève interruption de la recherche fin décembre, hiatus indispensable pour mener à bien un travail de réflexion dans l’objectif de préciser les questions de recherche, je suis retournée à La Tuque.

La deuxième partie de la recherche a été la scène de plusieurs expérimentations méthodologiques : j’ai étoffé mon guide d’entretien en ciblant plus précisément les questions relatives à la perception de la « maternité-jeune » et au fonctionnement du système de solidarité familiale. L’écoute des premiers entretiens m’a permis de réaliser l’incohérence entre d’une part ma volonté de desceller les dynamiques sous jacentes à la perception du phénomène de la maternité adolescente et mon guide d’entretien qui encourageait les participantes à raconter leurs histoires de vies « depuis l’enfance jusqu'à la période de notre rencontre ». Appliquer une méthodologie d’histoires de vies dans un travail de pré-terrain est porteur tant cette approche permet de saisir l’importance donnée par les participants aux évènements entourant la procréation. Aussi, cette méthodologie permet de nominer les différents acteurs impliqués dans l’évènement. Néanmoins, encourager les participantes à raconter les évènements importants de leur vie à partir de leur enfance jusqu’à nos jours, ne fait qu’accentuer une vision linéaire et historique impropre à ce travail de recherche. Ne souhaitant pas insinuer à travers mes propres questions que les « étapes de la vie » devraient se succéder selon un certain ordre social, je devais offrir la possibilité aux participants de s’exprimer sur les évènements en question sans pour autant les conduire à produire un discours historique. En m’appuyant sur les travaux de Martin Cooke professeur de sociologie à l’université de Waterloo (Canada) j’ai adapté mon guide d’entretien à la méthode de « l’arbre de la vie » qui multiplie les avantages méthodologiques et éthiques (voir Annexe 2). Tout d’abord il offre plus de souplesse aux participants qui peuvent rendre compte des différents aspects de leur vie selon la chronologie de leur choix : la forme circulaire qui compose le schéma défend l’idée que chacune des composantes de la vie (communauté/spiritualité/école etc.) est dépendante des autres. Aussi, il aboli l’idée qu’il [26] existerait d’une trajectoire de vie « normale ». Cette méthodologie s’est avérée très fructueuse, les enquêtés disposant d’une liberté supplémentaire dans le choix des thèmes et dans l’organisation du discours sur leurs histoires de vies. La deuxième partie de l’entretien laissait place à une méthodologie plus directive tant les questions ciblaient le phénomène de la parentalité. J’ai volontairement omis de créer une catégorie « parentalité » dans l’arbre de vie, je souhaitais comprendre en rapport avec quel(s) autre(s) thème(s) les participants situaient l’enfantement. Le deuxième choix méthodologique dans la deuxième période de terrain a été d’incorporer certains témoignages masculins dans la recherche, une source de connaissances supplémentaire qui me paraissait compléter les témoignages des personnalités féminines. La méthode de l’arbre de vie a permis de souligner l’importance de la figure paternelle dans les problématiques éducatives de même qu’elle a révélé l’implication d’acteurs masculins dans le réseau de solidarité que je présumais jusqu’alors exclusivement féminin.

Dans un souci de transparence et dans l’objectif de bénéficier d’un apport supplémentaire que celui du témoin de la part des participants, j’ai entrepris de revoir de manière individuelle certaines figures clés à qui je témoignais de l’avancée de ma réflexion et desquelles j’espérais une collaboration réflexive. Ce type de coopération a largement porté ses fruits, plusieurs individus ont démontré de solides capacités d’analyse par rapport aux réalités des trajectoires de vies. Si je m’étais limitée à produire des constatations uniquement basées sur les entretiens individuels j’aurais couru vers un défaut d’interprétation du phénomène de la maternité adolescente tant je généralisai le constat de la normalisation sociale contre quoi les individus coopérant dans la recherche m’ont mis en garde. J’aurais souhaité mener à bout la coopération avec ces personnalités en leur proposant de devenir acteurs dans la phase d’analyse finale puis de rédaction, mais cette proposition me semblait inavouable tant les participants témoignaient avoir d’autres préoccupations qui ne permettent pas de s’investir de manière inconditionnelle dans la recherche. Je pense que la coopération entre chercheur et population d’accueil peut être rendue effective (dans l’objectif de produire conjointement du savoir) tant les autochtones se dévoilent comme producteurs de savoirs (démontrant un intérêt à la réflexion sur leur statut d’Indiens, à remettre en question leur identité, à défragmenter la logique interne de leurs revendications territoriales etc.). Cependant pour qu’une coopération soit réellement effective elle nécessiterait une période de recherche infinie qui permettrait de discuter chaque concept et chaque hypothèse. Un travail en amont devrait être mené sur la méthodologie employée, ce qui obligerait les participants à partager leur temps entre les obligations familiales et professionnelles qui animent leur quotidien et la recherche.

[27]

Cette recherche a vu le jour grâce aux témoignages de douze femmes et deux hommes Atikamekw ; le panel représente différentes classes d’âges : la femme la plus jeune a dix-neuf ans, la plus âgée en a soixante. Les hommes ont respectivement trente et trente et un ans. Des douze femmes Atikamekw rencontrées, quatre sont grands-mères, six ont des enfants âgés de douze à vingt-trois ans parmi lesquels deux ont déjà procréé. Chacun des participants provient aléatoirement d’une des trois communautés Atikamekw (Manawan, Wemotaci, Obijwan) et est installé à la Tuque au moment du premier entretien. La méthodologie de recherche a été productive puisqu’elle a permis de désigner les différents acteurs impliqués dans l’évènement de la « conception adolescente ». Les entretiens ont duré en moyenne une heure et demie et représentent la base fondamentale du projet d’analyse. À mon retour en France j’ai composé le verbatim de chacun de ces entretiens, je les ai étudiés individuellement avant de produire une analyse longitudinale qui m’a permis de comparer les données et de développer mon hypothèse de départ. La phase d’écriture s’est naturellement mise en place avec trois axes complémentaires qui s’articulent autour de la problématique d’origine. Dans la première partie de cette recherche je questionnerai le désir de grossesse chez les adolescentes Atikamekw. J’examinerai la réaction de la famille élargie à l’annonce de la grossesse, ce qui constituera une piste de réflexion importante sur la normalisation sociale de l’enfantement à l’adolescence. Dans la deuxième partie j’étudierai les dynamiques internes des systèmes de solidarité familiale : il s’agira d’observer la défragmentation sociale du rôle maternel, entre différents acteurs communautaires. Cette partie se focalise sur la différenciation entre la pratique biologique de l’enfantement et son acceptation sociale, à travers l’instrumentalisation d’une figure maternelle. L’intérêt sera d’établir si la procréation à l’adolescence est promue par la famille élargie qui conçoit à ce que la génitrice ne prenne pas en charge son enfant. Enfin, dans la troisième partie je déterminerai si la procréation à l’adolescence est un critère normatif du calendrier social présenté par les Atikamekw. À cet effet je questionnerai les participants sur la perception de la trajectoire scolaire promue par la société dominante. Enfin j’offrirai une approche comparatiste entre l’acceptation de la trajectoire scolaire comme comportement normatif à l’adolescence et la migration urbaine des familles Atikamekw.



[1]  Canada, La recherche stratégique, Bureau des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2012. « La parentalité chez les adolescentes des Premières Nations ». Rédigé par Guimond Eric, Robitaille Norbert, Senecal Sacha, [en ligne] Consulté le 02 Janvier 2014. URL : Publications du Canada.

[2]  « L'Office québécois de la langue française, conformément au principe en français contemporain de l'intégration phonétique, graphique et grammaticale des formes étrangères empruntées, privilégie la forme francisée Attikamek, en évitant la finale -KW, inusitée en français. Le nom Attikamek et l'adjectif correspondant, qui s'écrivent de la même manière au masculin et au féminin, prennent un -S au pluriel : un Attikamek, une Attikamekdes travailleurs attikameksdes écoles attikameks. »  Source : OFFICE QUEBECOIS DE LA LANGUE FRANCAISE. 2012, Fiche terminologique, Consulté le 1er mars 2014, URL : Office québécois de la langue française. Cette recherche se détache du mouvement de francisation produite par l’OQLF et propose d’épeler le nom ATIKAMEKW avec un seul T, un –KW en fin de mot et sans accord pluriel, pour ainsi s’ajuster au modèle orthographique employé par les participants. L’appellation « Atikamekw » et les choix orthographiques associés, se détachent de la polémique qui s’interroge sur l’identité historique de la nation.

[3]  L’adultéité terme employé par BLÖSS Thierry et FERONI Isabelle dans « Jeunesse : objet politique, objet biographique »,Enquête [En ligne], 1991, mis en ligne le 27 juin 2013, consulté le 07 janvier 2014. URL : http://enquete.revues.org/147

[4]  Huerre P. (2014) « L'adolescence : à qui ça sert ? », Le Télémaque, n°38, [En ligne]. Consulté le 07janvier 2014. URL: www.cairn.info/revue-le-telemaque-2010-2-page-7.htm.

[5]  Emmanuelle Valette-Cagnac (2003) « Etre enfant à Rome. Le dur apprentissage de la vie civique », Enfant et apprentissage, n° 40, [En ligne], p. 49-64. Consulté le 23 février 2014. URL : http://terrain.revues.org/1534.

[6]  Dadoorian, D. (2013) « Grossesses adolescentes », Toulouse, Éditions Eres, 130 p.

[7]  Canada, Projet PRP Investir dans la jeunesse et Gestion sociale des risques, publication du  Gouvernement du Canada, 2010. « Réalités contemporaines et enjeux émergents auxquels font face les jeunes au Canada: cadre analytique pour la recherche, l’élaboration et l’évaluation des politiques publiques ». rédigé par Franke Sandra, [en ligne] Consulté le 07 janvier 2014. URL : Publications du Gouvernement du Canada.

[8]  Gelinas, C. (2000) « La gestion de l’étranger : les Atikamekw et la présence eurocanadienne en Haute-Mauricie 1760-1870 », Québec, Les éditions du Septentrion, 380 p.

[9]  Jocelyn Côté (1997) « Brève généalogie de discours sur les mères adolescentes. Le cas de l'administration québécoise de la santé publique (note de recherche) », Anthropologie et Sociétés, vol. 21, n° 2-3, p. 287-301. Consulté le 12 Décembre 2013. URL : Erudit.org.

[10]  ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTE. 2014. Thèmes de santé : Les facteurs de risque, Consulté le 03 Janvier 2014, URL : http://www.who.int/fr.

[11]  Canada, La recherche stratégique, Bureau des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2012. « La parentalité chez les adolescentes des Premières Nations ». Rédigé par Guimond Eric, Robitaille Norbert, Senecal Sacha, [en ligne] Consulté le 02 Janvier 2014. URL : Publications du Canada.

[12]  MINISTÈRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADA. 2014. Mesurer le bien-être : l'Indice de bien-être des collectivités (IBC), consulté le 19 Janvier 2014, URL : Affaires autochtones et du Nord Canada.

[13]  Canada, La recherche stratégique, Bureau des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2012. « La parentalité chez les adolescentes des Premières Nations ». Rédigé par Guimond Eric, Robitaille Norbert, Senecal Sacha, [en ligne] Consulté le 02 Janvier 2014. URL : Publications du Canada.

[14]  Canada, Ministre de l’industrie Division de la statistique sociale et autochtone, 2010 « Profil de la population autochtone de 2006 pour La Tuque », [en ligne], Consulté le 7 Avril 2014. URL : Statistique Canada.

[15]  MINISTÈRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADA. 2014 Populations autochtones au Québec 2014, consulté le 11 Mars 2014, URL : Affaires autochtones et du Nord Canada.

[16]  MINISTÈRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADA. 2014 Les rapports statistiques par date : Population Indienne inscrite selon le sexe et la résidence, 2013 : Données sommaires, consulté le 17 février 2014, URL : Affaires autochtones et du Nord Canada.

[17]  La notion de « société dominante » ne désigne aucunement un rapport de subordination entre des groupes sociaux disparates. Elle se réfère à la population allochtone majoritaire (en termes de démographie) au Canada et veille à supplanter le concept de « société nord-américaine ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 décembre 2015 8:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref