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PERMANENCE
DE LA LANGUE BRETONNE.
DE LA LINGUISTIQUE À LA PSYCHANALYSE
Préface
Tous ceux qui, ces dernières décennies, ont eu à s’occuper des conflits de groupes, à propos des colonisations par exemple, ont rencontré ce difficile problème de la langue. Ils ont noté à quel point il était symbolique de la complexité de la relation coloniale, dans ses aspects tant collectifs qu’individuels. Ils espéraient que les décolonisations verraient la fin de ces diverses perturbations. Or, force est de constater que lé problème ressurgit toujours ; ainsi, il n’y a souvent pas d’adéquation entre les nouvelles unités politiques et des langues uniques, reconnues par tous ou simplement fonctionnelles. La multiplicité des langues au sein d’une même jeune nation est l’occasion d’une lutte inédite pour la suprématie de l’une d’entre elles. La carence provisoire d’une langue traditionnelle promue langue nationale oblige quelquefois les nouveaux dirigeants à conserver la langue de l’ancien colonisateur, avec toutes les dysfonctions culturelles que l’on imagine. L’unification linguistique, tant souhaitée, et qui apparaissait aller de soi une fois la liberté retrouvée, semble reculer encore à l’horizon. Il existe, semble-t-il, un millier de langues en Afrique : comment faut-il (et faut-il) opérer des regroupements, qui permettent les échanges culturels, scientifiques, technologiques et commerciaux les plus fructueux ? Et si l’on y arrive, quelles seraient les répercussions sur la vie des groupes et sur les individus qui les constituent ? Plus généralement, à travers le monde des hommes, il existe une langue pour quatre millions d’êtres. Ce n’est qu’une moyenne : en [4] fait, si l’on considère que certaines langues sont utilisées par des centaines de millions d’individus, on voit l’étroitesse du champ de certaines autres. Faut-il tenter de les sauver toutes ? Si oui, à quel prix ? Si non, à quel prix pour les ethnies dépossédées et pour les malchanceux qui en font partie ?
Le recueil qui est ici présenté au lecteur apporte une précieuse contribution à ces difficiles ; questions. Il examine le cas spécifique des Bretons dans leurs relations avec leur langue, battue, oubliée et avec le français, dominant, imposé et apparemment victorieux. Mais je suis persuadé que nombre de ces descriptions, et de ces suggestions théoriques et pratiques, seraient aisément extrapolables, et, en tous cas, d’un grand profit pour tous ceux qui sont concernés par cette affaire des langues carencées. Les auteurs sont d’une honnêteté exemplaire, dubitatifs lorsqu’il le faut et prudents dans l’affirmation. C’est ainsi que tout en suggérant qu’il existe probablement des passages entre les phénomènes collectifs et leurs répercussions sur le psychisme individuel, et l’inverse, ils reconnaissent la difficulté, toujours actuelle, d’en faire les démonstrations définitives. L’un des grands mérites, à mon sens, de ces textes est de ne pas traiter ensemble le niveau individuel, le niveau social et celui de l’action politique, qui pourrait en découler. Non qu’ils négligent les données de l’Histoire ou celles de l’environnement contemporain. Ils constatent souvent, chacun dans sa pratique, l’importance du tissu collectif dans les bouleversements, la souffrance individuelle. Mais ils retiennent leur impatience à conclure trop vite à des corrélations nécessaires. Vis-à-vis d’une action militante possible, on ne trouvera pas davantage de proclamations définitivement assurées. Peut-être sommes-nous, avec regret et nostalgie, devant des situations irréversibles ? Après tout, dans un monde de plus en plus unifié, il est possible que certains regroupements soient nécessaires, pour le bien de tous. Il n’est pas certain que même la physionomie des nations actuelles puisse être éternellement respectée. Peut-être que l’une des [5] tâches du sociatre serait d’imaginer et de proposer des solutions nouvelles qui tiennent compte, à la fois de ces besoins communautaires à l’échelle de la planète, et des précautions à prendre pour ne pas désemparer davantage les psychismes individuels perdus dans un monde devenu trop grand.
Précisément, on trouvera dans ces pages la contribution des psychologues et des psychiatres bretons, fruit de leur expérience et de leurs réflexions, à partir de la perte relative de leur langue, au contact d’une langue dominante. Nul doute que l’ingestion d’alcool, si importante en Bretagne (la plus grande consommation du monde !), est souvent le substitut d’un objet perdu ; attachements humains ou amour divin. La riche et suggestive étude du docteur Y. DAUMER le confirme largement à propos du phénomène de la piste, ces curieuses beuveries collectives, apparemment spécifiques aux Bretons. Certes, on peut se demander si les pistards cherchent à combler seulement le vide laissé par leur langue perdue ; si les difficultés économiques, par exemple, n ’ont pas quelque rôle dans le désarroi des jeunes Bretons, puisqu’il s’agit principalement de jeunes gens ; si le goût de la transgression, propre à cet âge, n’y a pas également sa part. Il reste que la communion devenue précaire en langue française et en langue bretonne (les bilingues parlent souvent aussi mal les deux langues), est restaurée, par-delà le verbe, dans la fusion dyonisiaque procurée par l’ivresse.
Plus encore qu’à la béance d’une blessure ancienne, le docteur KRESS s’attache à décrire les effets traumatiques du changement de langue. Alsacien, il ajoute sa propre expérience à celle des Bretons ; qu’il me permette d’y joindre la mienne : ce qu’il dit de la honte, de la dévalorisation de sa langue maternelle et, plus généralement, de la dévalorisation des parents, porteurs de cette langue, de la suspicion de tout l’univers culturel traditionnel (ce que le sociologue breton, Fanch ELEGOET, nomme suggestivement l’identité négative) [6] je le reconnais en moi. Et nous ne sommes pas les seuls : depuis la révolution française, plus de la moitié de la population française a changé de langue, avec probablement les mêmes conséquences ; le changement, imposé, curieusement par les révolutionnaires, a largement réussi ! si l’on peut dire ; car quelles ont été les répercussions de cette réussite centralisatrice sur la vie et l’âme des régions ? Sur le psychisme des provinciaux ? On a noté la quasi disparition en France de la chanson folklorique : n ’est-ce pas l’un des résultats de ce lessivage ? N’est-il pas étonnant, note justement Ph. CARRER, que des phénomènes aussi considérables n ’aient pas intéressé davantage les psychologues et les sociologues ?
Mais, dira-t-on, tout cela est du passé. Voire ; et, surtout, note le psychanalyste KRESS, le passé n’est pas mort en nous : il a été refoulé et la honte en est l’une des pénibles manifestations. D’autant que cette conviction s’est faite avec l’aide des parents. Ici une remarque troublante, valable encore pour la plupart des ethnies contraintes à ce changement : les parents procèdent à une véritable délégation de l’effort d’adaptation à la langue dominante. Oh, pour une excellente raison apparente : ils croient rendre service à leurs enfants, en les armant pour le monde moderne. Il demeure que, ce faisant, ils préservent leur propre intimité, toujours servie par la langue traditionnelle (breton, alsacien, yddish ou arabe...) ; mieux, ils la préservent contre leurs enfants qui se sentent souvent exclus, énuclés d’une espèce de secret familial, domaine à la fois désiré et méprisé : l’analogie avec la sexualité n’est pas loin. Il est difficile de rendre compte de toutes les richesses de la contribution du docteur KRESS. Que sa modestie ne s’offusque pas : il fait plus qu’ouvrir des perspectives à la recherche ; il a posé déjà quelques solides points de repères. La mise en lumière du rôle des parents et de la famille dans la cruelle séparation des générations chez la plupart des dominés est déjà l’esquisse de ces facteurs intermédiaires [7] entre les désordres du psychisme individuel et les perturbations du groupe.
Il n ’est pas, non plus, étonnant que le linguiste Per DENEZ aille assez loin dans cette direction : le phénomène de la langue a deux raisons : l’une qui plonge dans l’inconscient individuel, l’autre dans le terrain social. De sorte que la dévalorisation du parler retentit immanquablement sur le délicat et complexe fonctionnement, à la fois, du psychisme individuel et de son intégration dans le psychisme collectif. Et, contre cette dévalorisation auto-destructrice, c’est encore le linguiste qui fournit le meilleur argument : il n’existe pas de langue inférieure, ni de langue supérieure (le rapprochement avec la valorisation de soi - dévalorisation de l’autre, que pratique le raciste, s’impose à l’esprit. La pseudo-infériorité de l’un et la pseudo-supériorité de l’autre ne sont que l’expression de la relation dominance-sujétion qui les enchaîne l’un à l’autre). La fameuse clarification, proposée par les révolutionnaires de 89 ! entre la langue, l’idiome, le dialecte et le patois n’est que l’alibi de la domination du français sur les langues régionales ; car, bien entendu, seul le français est la langue par excellence... « la langue de la liberté ». Naturellement, ajoute DENEZ, le breton n’est pas supérieur au français... Simplement, toutes les langues sont égales, car toute langue est constitutive de l’humain, dans toutes ses dimensions. Il y a des langues heureuses, car leur peuple est historiquement triomphant et des langues malheureuses, car leur peuple est historiquement et socialement battu.
Le problème revient en définitive à étudier ces malheurs historiques, qu’ils soient accidentels ou le résultat d’une volonté délibérée d’écrasement. Il est probable que dans le cas des langues provinciales de France, nous nous trouvons devant une combinaison des deux. On se souvient encore des écriteaux interdisant formellement les parlers locaux dans les écoles, punition à l’appui. Y a-t-il une spécificité de cette [8] oppression de la région par le pouvoir central ? Est-elle exactement comparable à celle qui s’exerce sur les peuples dominés ? Comment se fait, par exemple, dans l’un et l’autre cas, le passage du traumatisme individuel au traumatisme collectif, et l’inverse ? Faut-il souhaiter, dans le cas des régions, le retour, pur et simple, à un cycle éducatif complet dans la langue d’origine, comme cela semble souhaitable dans le cas des jeunes nations ? Ou peut-on mettre au point des systèmes qui concilient le sauvetage des langues maternelles et l’intégration dans des ensembles plus vastes ? Et s’il est vrai que la langue d’un peuple battu, exclu du pouvoir, politique, économique et culturel, finit souvent par être infirme ; ce qui exige une difficile restauration. Quelles que soient les réponses, il est nécessaire, en tout cas, que, selon le vœu de P. VIOLETTE, les éducateurs soient mieux avertis des interrogations et en tiennent compte dans leur difficile et merveilleux métier.
Albert MEMMI.
Paris, juin 1985.
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