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Centre de recherche sur les innovations sociales
Collection
Études théoriques
no ET0503
Globalisation et identité.
Les mouvements sociaux
Manuel Castells
Présentation de l'auteur
par Paul R. Bélanger
Conférence donnée à l'École des sciences de la gestion, UQAM, mardi, le 30 mars 2004
Retranscription de la conférence faite par :
Hélène Gélinas, sous la direction de Paul R. Bélanger
février 2005
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PRÉSENTATION DU CRISES
Notre Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) est une organisation interuniversitaire qui étudie et analyse principalement « les innovations et les transformations sociales ».
Une innovation sociale est une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d'une opportunité d'action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d'action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles.
En se combinant, les innovations peuvent avoir à long terme une efficacité sociale qui dépasse le cadre du projet initial (entreprises, associations, etc.) et représenter un enjeu qui questionne les grands équilibres sociétaux. Elles deviennent alors une source de transformations sociales et peuvent contribuer à l'émergence de nouveaux modèles de développement.
Les chercheurs du CRISES étudient les innovations sociales à partir de trois axes complémentaires : le territoire, les conditions de vie et le travail et l'emploi.
Axe innovations sociales et territoire
■ Les chercheurs de l'axe territoire s'intéressent principalement aux rôles des acteurs sociaux, et à leurs pratiques innovatrices, dans les recompositions territoriales contemporaines. Ils étudient notamment l'émergence de réseaux sociaux et leurs liens avec de nouvelles formes de territorialité ; les relations entre les entreprises, les acteurs sociaux et les instances politiques locales ; les identités locales et leurs liens avec le développement économique et social ainsi que les modalités de gouvernance territoriale.
Axe innovations sociales et conditions de vie
Les chercheurs de l'axe conditions de vie s'attardent à repérer, décrire et analyser des innovations sociales visant l'amélioration des conditions de vie, notamment en ce qui concerne la consommation, l'emploi du temps, l'environnement familial, l'insertion sur le marché du travail, l'habitat, les revenus, la santé et la sécurité des personnes. Ces innovations se situent, généralement, à la jonction des politiques publiques et des mouvements sociaux : services collectifs, pratiques de résistance, luttes populaires, nouvelles manières de produire et de consommer, etc.
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Axes innovations sociales, travail et emploi
■ Les membres de l'axe travail et emploi centrent leurs travaux sur l'organisation du travail, la régulation de l'emploi et la gouvernance des entreprises dans le secteur manufacturier, dans la fonction publique et dans l'économie du savoir. Les recherches portent sur les dimensions organisationnelles et institutionnelles de l'emploi et du travail. Elles concernent tant les syndicats et les entreprises que les politiques publiques et s'intéressent à certaines thématiques comme les stratégies des acteurs, le partenariat, la gouvernance des entreprises, les nouveaux statuts d'emploi, le vieillissement au travail, la formation et l'économie du savoir.
LES ACTIVITÉS DU CRISES
En plus de la conduite de nombreux projets de recherche, l'accueil de stagiaires post-doctoraux, la formation des étudiants, le CRISES organise toute une série de séminaires et de colloques qui permettent le partage et la diffusion de connaissances nouvelles. Les cahiers de recherche, les rapports annuels et la programmation des activités peuvent être consultés à partir de notre site Internet à l'adresse suivante : www.crises.uqam.ca.
Denis Harrisson
Directeur
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PRÉSENTATION
DE MANUEL CASTELLS [1]
Le CRISES a été honoré de la visite du Professeur Manuel Castells au Québec.
Nous sommes d'autant plus honorés qu'il n'a pas visité le Québec depuis 1986, après y avoir séjourné en 1969-1970 en tant que professeur à l'Université de Montréal. Ce n'est pas qu'il se soit retiré dans une quelconque tour d'ivoire, car depuis le début des années 1970, il a été invité dans les institutions académiques de trente-cinq pays pour des conférences et séminaires et a enseigné comme professeur dans plus d'une vingtaine d'universités en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine et en Asie. Il confie dans ses conversations avec Martin Ince qu'il reçoit environ 1 000 invitations par année. Il faut donc le croire lorsqu'il affirme aimer le Québec ! Sa réponse chaleureuse à notre invitation en témoigne.
Manuel Castells est né en Espagne en 1942. Il enseigne d'abord la sociologie pendant dix ans à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris puis, en 1979, il devient professeur de sociologie et professeur d'aménagement urbain et régional à l'Université de Californie à Berkeley. En juillet 2003, il accepte le poste de titulaire de la Chaire Wallis Annenberg et de professeur à la Annenberg School of Communication, University of Southern California, à Los Angeles. Pendant ces années aux États-Unis, il a souvent partagé son temps avec son pays d'origine. Il a été professeur de sociologie et directeur de l'Institut de sociologie des nouvelles technologies à l'Université Autonome de Madrid, de 1988 à 1993, et depuis 2001, il est professeur chercheur à la Universitat Oberta de Catalunya, à Barcelone.
Déjà, comme professeur à Paris, dans les années 1970, il avait été attiré par le milieu académique des États-Unis, acceptant un poste de professeur invité à l'Université du Wisconsin-Madison (1975 et 1977), à l'Université de Californie à Santa Cruz (1977), ainsi qu'à l'Université de Boston (1976).
Son œuvre témoigne de son cheminement résolument interdisciplinaire. Après des études en droit et en économie à Barcelone, puis en économie politique à Paris, il complète un parcours en sociologie qui le mène à un premier doctorat de 3e cycle à Paris, en 1967, puis à un second [vi] doctorat à l'Université de Madrid. Il couronne ses études en obtenant un doctorat d'État es sciences humaines à l'Université de Paris-V.
Pour souligner l'importance théorique de sa pensée et l'ouverture de ses réflexions sur le renouvellement des sociétés, Manuel Castells a reçu plusieurs honneurs dont les prix Guggenheim, C. Wright Mills, Robert et Helen Lynd et Ithiel de Sola Pool. Il a été élu membre de l'Académie européenne, a reçu douze doctorats honoris causa et a été invité comme conseiller (et membre de comités conseils) de plusieurs gouvernements et du Secrétaire Général des Nations Unies. Il est Chevalier de l'Ordre des arts et des Lettres du Gouvernement français.
Ses publications comprennent une vingtaine de livres. Il a été le coauteur d'une dizaine d'autres et a dirigé ou codirigé environ dix ouvrages. Les trois volumes de la trilogie « L'ère de l'information » ont été traduits, à ce jour, en vingt langues.
Tous ses travaux peuvent être divisés en deux grandes périodes. La première a été consacrée à la sociologie urbaine et comprend, entre autres, La question urbaine (1972), qu'il décrit lui-même comme une tentative de synthèse entre la théorie marxiste, la sociologie urbaine, l'approche tourainienne des mouvements sociaux, et la recherche empirique. Dans le chapitre de ce livre sur les mouvements sociaux urbains, une section est consacrée aux comités de citoyens de Montréal pour expliciter les rapports entre lutte urbaine et lutte politique. Rapports difficiles, dans ce cas, car les revendications urbaines avaient abouti, selon lui, à une sorte de « syndicalisme de la consommation ». Comme il le fera toujours, il avait profité de son séjour à Montréal pour satisfaire sa passion pour la recherche sur le terrain. Ce livre a eu un énorme succès en France et dans le monde en raison, entre autres, de la portée politique d'un ouvrage qui, par ailleurs, selon ses propres termes, est plutôt abstrait, théorique et académique ; le succès s'est concrétisé par dix traductions, des douzaines d'éditions et plus de 100 000 exemplaires vendus.
Tout de suite après, il publie Luttes urbaines (1973), dont un chapitre cette fois est consacré au mouvement des comités de citoyens à Montréal, puis il élabore une synthèse d'actualité sur les États-Unis dans La crise économique et la société américaine (1976). Quelques années après son arrivée à Berkeley, il fait paraître The City and the Grassroots. A Cross-Cultural Theory of Urbain Social Movements (1983) qui rassemble ses douze années de recherche sur les mouvements sociaux urbains partout dans le monde et qu'il considère comme son meilleur livre sur l'urbain et son plus bel ouvrage de recherche empirique.
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La deuxième période est évidemment consacrée à la société de l'information et de la communication, avec une touche d'études urbaines puisqu'il attirait l'attention sur les dimensions spatiales des technologies de l'information et de la communication. Ce n'est pas un hasard si ce thème de recherche s'impose à Manuel Castells dès 1983. De Berkeley, il avait pour ainsi dire le nez collé sur la « Silicon Valley » qui commençait à manifester avec force sa créativité à la fois technologique, économique et culturelle. Il publie d'abord The Informational City (1989), puis son désir d'échapper à une vision « californienne » de la nouvelle société en émergence l'incite à accepter plusieurs postes de professeur invité dans différents pays. Son expérience de la recherche empirique ainsi que sa forte perspective théorique lui permettaient, souvent avec des collaborateurs, d'écrire un livre sur presque chaque pays où il enseignait : sur les transformations technico-sociales en Espagne, sur le développement économique comparé de Hong Kong et Singapore et sur la chute du communisme soviétique d'un point de vue de la société de l'information (The Collapse of Soviet Communism : A view from the Information Society - 1995).
Cette large cueillette d'informations ne pouvait être contenue dans un seul livre : d'où la forte et compréhensive trilogie de L'ère de l'information, dont le premier tome porte sur La société en réseaux (1996 en anglais et 1998 pour la traduction française), le second sur Le pouvoir de l'identité (1997 et 1999 pour la traduction française) et le troisième sur La fin du millénaire (1998 et 1999).
Son dernier ouvrage, à ce jour, porte un titre évocateur : La galaxie Internet (2000 dans l'édition anglaise et 2002 pour la traduction française) en écho, évidemment, à la galaxie Gutenberg de McLuhan.
S'il était possible de dégager deux grands traits de l'œuvre de Manuel Castells, celui du dialogue constant entre les diverses disciplines scientifiques ainsi qu'entre la réflexion théorique et la recherche empirique s'imposerait. Il était fasciné par la recherche empirique américaine, en particulier dans des lieux universitaires multidisciplinaires, et tout autant par le renouvellement des connaissances et l'élaboration d'outils conceptuels pour la compréhension du changement social. Le second trait serait celui de la recherche des tensions inhérentes aux transformations émergentes dans les sociétés d'aujourd'hui, d'où le rejet à la fois du déterminisme et du prophétisme. Ainsi, comme il le soutient à juste titre dans ses conversations avec Martin Ince, le fil conducteur de la transition historique en cours ne se résume pas aux nouvelles technologies de l'information et de la communication ou à un certain technologisme, mais bien à la tension entre deux logiques, celle des réseaux soutenus par les nouvelles technologies, qui tend vers la formation d'une structure sociale commune, et celle de l'identité, ancrée dans l'histoire et la culture des populations, qui façonne des variations institutionnelles et sociétales. Cette analyse de la tension constitue une vive critique [viii] des thèses de la convergence et de l'homogénéisation et fonde sociologiquement la diversité des sociétés, y compris celle des petites nations.
Paul R. Bélanger
Professeur associé
Département de sociologie
Université du Québec à Montréal
Membre du CRISES
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Table des matières
- Présentation du CRISES [iii]
- Présentation de Manuel Castells par Paul R. Bélanger [v]
- Globalisation et identité. Les mouvements sociaux [1]
- La globalisation - ses principaux traits [5]
- Résistances culturelles et identités [9]
- La crise de l'État-Nation [15]
- Les mouvements sociaux. Al-Qaïda et l'altermondialisme [19]
- a) Al-Qaïda [19]
- b) Le mouvement altermondialiste [25]
- Conclusion [27]
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Manuel CASTELLS
Sociologue espagnol, professeur de sociologie et de planification urbaine et régionale
depuis 1979 à l’Université de Californie à Berkeley
“Globalisation et identité.
Les mouvements sociaux.”
Conférence donnée à l’École de la gestion, UQÀM, mardi, le 30 mars 2004, CRISES, UQÀM, 38 pp. Collection “Études théoriques”. Cahiers de CRISES, collection “Mouvements sociaux”.
Ce que je vais essayer de faire c’est de résumer une série d'observations et d'idées, c’est essayer d'établir les rapports entre deux grandes tendances qui constituent, d'une certaine manière, la polarité autour de laquelle les sociétés de notre temps et de notre monde se structurent, les rapports entre globalisation et identité. Et comment, à partir de ces rapports contradictoires, émergent des mouvements sociaux qui visent aux changements des sociétés et des institutions. Dans mon analyse j’exclurai les jugements de valeur, puisque la transformation sociale n’a pas un sens unique dans l'histoire, on peut marcher gaiement vers l’autodestruction, ainsi que sur les changements en fonction des valeurs humaines. Disons que l'idéologie du progrès est bel et bien finie dans la pratique sociale. Bien sûr, l'idéologie de la décadence aussi est bel et bien finie ! Tout dépend de nous au fond, mais pour que ce « nous » soit un « nous » conscient, je pense que l'analyse économique, sociologique, culturelle et politique a une importance plus grande que jamais dans une époque à la fois de troubles, de confusion et des changements accélérés. Ce sont ces rapports entre les changements structurels et les changements conscients de volonté, de culture et des idéologies, que je vais essayer de retracer aussi synthétique ment que possible.
Tout d'abord, il faut rappeler qu'il y a une transformation multidimensionnelle du monde dans lequel nous vivons depuis an moins deux décennies, mais qui s'accélère. Une transformation qu'on a souvent décelée surtout sur l'angle technologique. Il est évident qu'on vit une des plus grandes révolutions technologiques et scientifiques de l'histoire. Non seulement dans les technologies de l'information à base électronique, mais aussi dans la révolution biologique et encore plus dans la convergence entre les deux révolutions que je considère dans les deux cas comme de « l'information ».
Il y a aussi une transformation des processus de production, de gestion, d'émergence de l'entreprise en réseau, de l'émergence de ce que certains appellent une économie du savoir et aussi la transformation de l'unité des références aussi bien des pratiques économiques et des pratiques sociales sous le terme de globalisation. « Globalisation » que j'utilise non pas pour faire un anglicisme mais parce que ça veut dire (j'essaierai d'expliquer pourquoi) quelque chose de différent de « Mondialisation » qui est le terme qu'on utilise en français.
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Mais en même temps qu'il y a eu ces changements technologiques et ces changements économiques et organisationnels, il y a eu aussi une éclosion de l'importance de l'identité, de l'affirmation de l'identité culturelle dans l'ensemble du monde, dans l'ensemble de la société. Et ça c’est très important parce qu'il y a eu toute une idéologie, qui est toujours là, qui dit : on s'est globalisé, c’est la technologie, on est tous le même monde, ça se diffuse, on va être tous dans une même culture, dans une même organisation civique, tous citoyens du monde ; enfin il faut quand même parler anglais parce que tout le monde parle anglais, c'est fini et on se comprend tous et on s'aime tous, on achète tous la même chose et donc il y a une homogénéisation ; et, du coup, c’est très positif parce qu'il n’y aura plus de guerre, parce que les gens ne s'entretueront pas les uns les autres à cause des valeurs vieillottes comme la religion, la nation, la culture, la famille toutes ces « vieilleries-là ». Finalement, on sera tous des bons citoyens et des bons consommateurs...
Et bien non ! Ce n’est pas ce qui se passe. J'ose regarder le monde ; et d'une certaine manière, regarder le monde ça veut dire voir que dans la pratique, depuis douze, quinze et vingt ans, cela dépend des pays, à côté des développements des réseaux de globalisation et de la technologie, la pratique sociale, la dynamique sociale, est fondamentalement marquée de façon différente et de façon contradictoire par l'émergence de ce que j'appelle « le pouvoir de l'identité », la capacité d'agir au nom de ce qu'on connaît et de qui on est : l'identité nationale, bien sûr, l'identité religieuse, l'identité territoriale, l'identité ethnique, l'identité des genres, l'identité des femmes, l'identité des hommes, l'identité construite autour de certaines valeurs et de certaines personnalités.
Basée largement sur cette défense de l'identité, mais dépassant l'identité comme source, il y a aussi une éclosion assez extraordinaire dans la dernière décennie des luttes sociales et des mouvements sociaux. Cette société, qui était supposée être le triomphe de la raison, le triomphe de l'organisation technologique, devient en fait une société encore plus conflictuelle et encore plus contradictoire que par le passé. Ça ne devrait pas nous étonner puisque, d'une certaine manière, les sociétés humaines sont implicitement toujours marquées par des processus de domination, par des rapports de pouvoir. Et s'il y avait une loi sociale à être affirmée avec force sur la base de l'observation empirique, le long de l'histoire, ce serait celle-ci : « Pas de domination sans résistance à la domination ». Et donc, il y a toujours des rapports de pouvoir et ces rapports de pouvoir s'inscrivent dans des dominations institutionnelles ; il est tout à fait normal et logique, en fonction de l'expérience humaine, qu’il y ait aussi des formes de résistance contre cette domination. Mais cette résistance contre la domination prend bien sûr des tournures, des idéologies et des pratiques différentes, suivant les modèles de domination, suivant les formes de domination et aussi suivant les contextes technologiques et organisationnels dans lesquels elle se place. Il serait étonnant qu'il en soit autrement !
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Le rapport entre ces deux processus « globalisation et transformation technologique » et « identité et lutte sociale » débouche aussi sur une crise radicale des légitimités politiques, des formes de représentation politique (je reviendrai là-dessus un peu plus tard). Aussi, le traitement de cette crise fait qu'il y a une évolution profonde des formes étatiques, des formes d'existence de l'État, en particulier de l'État-Nation.
Voilà ce que je vais essayer de faire, je vais essayer de relier tout cela empiriquement et analytiquement.
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LA GLOBALISATION
- SES PRINCIPAUX TRAITS
Tout d'abord, commençons par les choses faciles : définir et rappeler les principaux traits de la globalisation en quelques mots. Tout le monde parle de globalisation, c’est une idéologie, mais c'est plus qu'une idéologie, c’est aussi un processus social et organisationnel que l'on peut définir de la façon suivante : c’est un système global parce qu'il a la capacité d'agir, de fonctionner, comme une unité en temps réel, sur une échelle planétaire. Mais avec quelques précisions : c'est une unité qui a cette capacité pour des raisons fondamentalement de trois ordres :
- * D'abord, d'ordre technologique : les technologies de la communication et de l'information qui organisent la planète permettent cela, alors que ce n’était pas possible avant. En ce sens, la globalisation est différente de la mondialisation, qui a toujours existé au moins depuis cinq cents ans, en tout cas, dans l'hémisphère occidental comme Braudel et Wallerstein nous l'ont rappelé souvent ;
- * Deuxièmement, c’est la capacité organisationnelle, c'est-à-dire des formes d'organisation qui sont capables de fonctionner sur l'ensemble planétaire, tout en étant présentes dans nombre de localités à travers la structure en réseau. Les réseaux par définition n 'ont pas de frontières, ils s'étendent, se connectent et se déconnectent ;
- * Troisièmement, la capacité institutionnelle, c'est-à-dire essentiellement la dérégulation, la libéralisation, la privatisation d'activités de toutes sortes qui ont été le fait des États. D'une certaine manière, les États ont été les globalisateurs. Ce n’est pas le capital qui a globalisé, le capital a globalisé, mais soutenu, appuyé, organisé par l'action étatique consciente, pour des raisons que l'on peut discuter, mais l'essentiel actuellement ce sont les résultats.
Cependant cette globalisation ne se réfère pas à l'ensemble des activités. Si je prends, par exemple, le travail et l'emploi, on calcule qu'à peu près 85% des emplois sont tout à fait locaux ou liés à des marchés régionaux, pas du tout globaux. Ceci dit, ils sont liés, ils sont dépendants des activités qui, elles, sont globalisées, et qui sont des activités centrales de toute économie et de toutes les sociétés. C'est, tout d'abord, les marchés financiers. Les marchés financiers sont organisés globalement ; si le capital est global dans une économie et une société capitalistes, comme le sont toutes les nôtres, donc l'économie est fondamentalement globalisée à ce niveau. La production est globalisée ; dans quel sens ? La production des biens et des services est [6] organisée autour des noyaux des entreprises multinationales et le réseau auxiliaire. Ce n’est pas trois ou quatre entreprises, c'est 65 000 entreprises. Mais même 65 000 entreprises, ça ne fait pas beaucoup ! En Catalogne, on a 515 000 entreprises, seulement en Catalogne. Donc, c’est une portion minime ! Alors, ces entreprises emploient pas mal de gens mais pas tellement ; elles emploient à peu près deux cent trente-cinq millions de travailleurs. Ça fait beaucoup aussi mais il faut le rapporter à trois milliards qui représentent la force de travail globale. Bien sûr la plupart travaillent encore dans des activités agricoles dans le tiers-monde. Mais ce noyau d'entreprises ainsi constitué représente 40% du produit brut ou global et 72% du commerce international. C’est ça que je veux dire par « les activités stratégiquement dominantes ». La science et la technologie sont globalisées. Vous travaillez, vous faites de la recherche à l'UQAM, mais l'UQAM n'existe pas en elle-même, elle est liée à toutes sortes de réseaux scientifiques et technologiques, qui sont globaux et qui ont des noyaux plus ou moins importants dans ce réseau, mais tous les noyaux ont besoin des autres dans le fonctionnement de ces réseaux et ces réseaux sont globaux et organisés technologiquement.
Bien sûr, les moyens de communication sont organisés globalement dans leur centre même si ensuite cela se distribue et se coordonne au niveau de chaque localité. La force de travail est plus compliquée ; malgré l'ensemble des migrations, il y n'a pas tellement de force de travail globalisée en termes de migration de masse. Vous savez, on exagère beaucoup ; bien sûr il y a des migrations et surtout l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest reçoivent la plupart des immigrés, mais attention... l'ensemble des citoyens du monde qui travaillent en dehors de leur pays dans l'ensemble du monde à l'heure actuelle, ça ne dépasse pas deux cent vingt à deux cent trente millions d'immigrés dans l'ensemble ; encore une fois il faut les rapporter à l'ensemble. Par exemple, en Espagne il y a eu une immigration considérable, mais elle ne dépasse pas toujours 5% de la population, et ainsi de suite.
Mais ce qu'il y a, c’est deux choses : d'une part, il y a une partie de la force de travail qui elle est globalisée, ce sont les travailleurs les plus qualifiés, les plus spécialisés, dans les domaines d'activités les plus essentielles. Je veux dire : analystes financiers, ingénieurs électroniques, chercheurs biologiques, joueurs de football, rock stars et tueurs professionnels.
Mais pour la plupart des autres, ce qui se passe plutôt, c’est le contraire. On peut parler d'une certaine globalisation du travail, mais sous cette forme-là, plutôt que sous la forme traditionnelle des travailleurs se déplaçant en masse ; tout en tenant compte bien sûr de l'importance de l'émigration dans certains pays, surtout en Amérique du Nord et en Europe et une partie de l’Europe de l'Ouest. Cette structure globale est une structure qui ne fait pas une boule tout ensemble, c’est une structure à géométrie variable. Tout le monde est globalisé, mais en même [7] temps, tout le monde est localisé et le rapport global-local dépend de chaque société, de chaque territoire et de chaque ville. Toute économie qui est liée au niveau des marchés financiers dépend pour sa vie et pour son fonctionnement, de ses rapports aux marchés financiers, de ses rapports aux transferts technologiques, de ses rapports à l'exportation, etc.
Mais, de toute façon, la plupart de la population des pays en voie de développement ou en voie de sous-développement (c’est souvent le cas) sont exclus de cette globalisation. Ils en subissent les effets. Attention ! Ce n'est pas qu'ils habitent dans un monde différent, ils en subissent les effets mais ne sont pas inclus dans le processus. C'est un processus qui opère par inclusion-exclusion au lieu d'être Nord-Sud ou Est-Ouest. Ce n’est pas des grands paquets de pays, il y a des exclus dans le soi-disant Nord, des exclus qui sont totalement en dehors de ce système globalisé, technologique, etc. L'exemple le plus frappant pour moi, c’est Silicon Valley ; tout le monde connaît Palo Alto. Mais personne ne connaît East Palo Alto ; il y a une autoroute et après l'autoroute il y a East Palo Alto qui est un ghetto hispanique et noir, tout à fait détérioré par la drogue, la criminalité, la prostitution et délaissé de tout le monde. Ce que je voudrais simplement faire remarquer, c’est que la dynamique et le processus sont partout, inclusion-exclusion, et ce qui change, ce n’est pas négligeable, c’est combien de gens sont inclus et combien de gens sont exclus et quels sont les processus d'inclusion-exclusion ; bien sûr, ça c’est essentiel.
Mais, plus que ça, les frontières sont mouvantes, sont constamment mouvantes. Il y a dix ans, tout le monde disait : l'ensemble de l’Inde, c’est la pauvreté plus la bureaucratie étatique et l'entreprise d’État. Aujourd’hui, on dit souvent que l’Inde prend toutes nos « jobs ». Non quand même... Mais ce qui est vrai, c’est qu’il y a des noyaux en Inde qui sont tout à fait dynamiques et développés technologiquement et il commence à y avoir une classe moyenne élevée, des niveaux de vie très élevés. Bon, c’est encore une minorité, une petite minorité de 150 millions d'habitants, mais enfin, c’est une minorité en Inde, mais, ce n’est pas une minorité pour des gens qui cherchent le travail, qui intègrent l'économie globale.
Donc, c’est non seulement économique, mais un peu plus compliqué ; communication globale et technologie globale, etc. fonctionnent sous ce double registre. Les réseaux de ce système regardent et explorent la planète constamment, intégrant ce qui vaut et rejetant ce qui ne vaut pas. Ce qui vaut et ce qui ne vaut pas du point de vue de quoi ? Du point de vue des programmes qui sont programmés dans les réseaux : des valeurs, des objectifs. Les réseaux ce n’est pas leur faute, on les programme pour faire un truc et ils le font de façon très efficace. Alors, tout ce qui n’a pas de valeur ou qui devient dévalué est exclu et on reconstitue les choses pour constamment absorber ce qui a de la valeur. C’est pour ça qu'il est essentiel de programmer ou de reprogrammer ces réseaux. Ça veut dire (ça a l'air très abstrait), que par exemple, les cotisations financières et les [8] marchés financiers opèrent sur d'autres critères que les maximisations du gain à chaque moment quelles que soient les conséquences sur un pays ; cela s'appelle la « régulation de la circulation des capitaux globaux ». C'est ce que j'appelle une programmation. L'Organisation Mondiale du Commerce organise les traités de commerce sans tenir compte du sort des pauvres dauphins qui sont devenus un symbole. Est-ce que le fiait de programmer la survie des dauphins, dans l'industrie globale de la pêche, change ou ne change pas les réseaux, c'est là que les contradictions commencent à être concrétisées.
Cette globalisation est capable de fonctionner de cette façon, parce que la base technologique le permet ; on peut constamment reconfigurer ces réseaux, on peut constamment coordonner les actions dans ces réseaux et décentraliser l'exécution par des technologies de l'information, des communications, des transports de toutes sortes, qui vraiment unifient la planète ; mais, encore une fois, unifient sélectivement la planète et en fonction des buts programmés dans ces réseaux.
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RÉSISTANCES CULTURELLES
ET IDENTITÉS
Par rapport à cela, il y a eu depuis pas mal de temps, et de plus en plus, une réaction dans toutes sortes de pays, dans toutes sortes de cultures, chez toutes sortes de gens, disant : attention, si je n’ai pas ma place dans ces réseaux, si je n'ai pas ma place dans ces programmes, moi je change le programme et disant : c'est moi le centre, ce n'est pas les réseaux globaux. C'est le moi vis-à-vis le réseau et en plus en tant que moi je vais utiliser ce réseau pour qu'il fasse autrement, pour qu'il fasse autre chose. C’est donc l'idée que les valeurs qui sont défendues dans cette globalisation ne sont pas les valeurs que moi ou ceux qui sont comme moi épousons ; et on va partir de nos valeurs, on va d'abord les affirmer. Ainsi, au lieu d'avoir observé empiriquement dans le monde une unification culturelle (cette unification c'est simplement une couche superficielle dans la plupart des sociétés), ce qui a surgi des sociétés, c’est une résistance, d'abord résistance culturelle autour des identités de différentes sortes.
Alors, permettez-moi maintenant de faire un petit peu de théorie. Je pense que pour analyser le développement des réactions et mouvements et projets identitaires, il faut éclaircir de quoi on parle quand on parle d'identité.
L'identité, essentiellement, c’est la source de sens pour les gens, pour ce que font les gens. Plus précisément, c’est le processus de construction du sens, sur la base d'un attribut culturel, ou d'un ensemble relié d'attributs culturels, auquel on donne priorité sur d'autres sources de sens. Bien sûr, pour les individus ou pour un acteur collectif, il peut y avoir une pluralité d'identités, en principe. Mais s'il y a une pluralité d'identités, il y a une tension interne dans la définition identitaire. Pourquoi ? Parce que les identités sont des trucs sérieux, ce n’est pas comme les rôles. On peut être maire, militant politique, hippy et joueur de basket-ball, etc. Et tout ça, ça va. Ce sont des rôles, et ensuite dans la sociologie fonctionnaliste, on arrange tout ça, on fait un « role set » et ça va.
Mais comment on fait un « identity set » ? C'est compliqué, c’est beaucoup plus compliqué. Je ne dis pas que c’est impossible mais je dis que ce n’est pas la même chose. On ne transpose pas le jeu d'identité au jeu de rôle. L'essentiel c’est que les rôles sont définis par les institutions de la société. C’est la société qui définit les rôles et alors on joue différents rôles. Alors que les identités sont la source de sens pour les individus eux-mêmes. C’est eux qui définissent leur sens et donc ils [10] sont construits autour du processus d'individuation et d'émergence du sens, et c'est tout à fait différent, à mon sens ! J'ai parlé de sens, je n’ai pas dit ce que c'était.
Le sens, c'est l'identification symbolique pour et par un acteur social, du propos de son action ; c'est-à-dire, je fais ça pourquoi ? Ça a du sens ou ça n’a pas de sens. Il ne faut pas se poser trop vite cette question parce que la réponse peut être compliquée. Alors, les identités sont construites, bien sûr qu'elles sont construites, elles ne pleuvent pas du ciel, elles n 'émergent pas de la forêt au printemps. Mais comment sont-elles construites ? De quelle façon sont-elles construites ?
Un des livres qui a fait le plus de mal dans l'analyse de l'identité, et ce n’est pas la faute du livre qui est un très bon livre, c’est celui de Benedict Anderson intitulé « Imagined Communities » (communautés imaginées ou imaginaires, on peut traduire par les deux). Benedict Anderson est un très bon anthropologue et il a écrit un excellent livre qui a eu un très mauvais titre : « Les communautés imaginées ». Alors les gens ne lisent pas le livre, très peu de gens ont lu le livre, sur l'ensemble des gens qui le citent, je veux dire, en proportion des gens qui le citent, mais tout le monde parle de « communautés imaginées ».
Pourtant, elles ne sont pas imaginées et elles ne sont pas imaginaires, ce sont des communautés culturellement construites ; je ne comprends pas comment on peut imaginer quelque chose d'autre qui ne soit pas culturellement construit, partout et par définition. Tout ce qu'on dit, dont on parle, qu'on fait ensemble est culturellement construit. La question, la vraie question, c'est : comment on les construit ? Avec quels matériaux de construction ? Qui les construit ? Pourquoi et pour qui on les construit ? C’est là qu'il faut entrer, dans le processus de construction matérielle de l'identité.
Il y a des identités purement construites, purement arbitraires, d'une certaine manière, qui sont fortes parce qu'elles ont un enracinement psychologique chez l'acteur. Mais la plupart des identités que j'ai observées sont des identités qui sont construites mais avec les matériaux de l'histoire, de la géographie, de l'expérience. Il y a une matérialité de la construction. Quand on dit, il y a une identité catalane, c’est une identité qui a une longue histoire de lutte, de résistance, qui a une langue, une bourgeoisie, un prolétariat qui n’était pas tellement catalan, et qui est devenu catalan. Il y a eu des tas de trucs. Ça ne veut pas dire que, par essence, être catalan, c’est quelque chose avec laquelle on est à jamais et qu'on n’est que catalan. Mais ça veut dire que ce matériel historiquement construit et produit, est revitalisé dans l'histoire ou, au contraire, est perdu. Il y a des cas où des identités historiques peuvent être exterminées. Le plus bel exemple en [11] Europe, c’est bien sûr la France. La Révolution française a été extraordinairement efficace dans la liquidation massive d'identités. La Révolution française est une machine bien plus puissante que l'école de Jules Ferry de la Troisième République. C’est là qu’on a passé à la moulinette tout le monde, pour en faire de bons petits Français.
Dans d'autres cas, ça a raté, par exemple en Finlande. Les Suédois ont tout fait pour qu’il n’y ait pas d'identité finlandaise. Notamment ils ont interdit aux Finlandais d'apprendre à lire et à écrire. Ils l'ont interdit seulement aux paysans, mais les paysans étaient 99% des Finlandais. Et donc, ça a raté pour toute une série de choses. Ensuite, au milieu du XIXe siècle, les Finlandais ont retrouvé leur mythe fondateur, les grandes légendes extraordinaires. Bien sûr que tout ça s'est construit, mais ça s'est construit parce qu’il y avait une paysannerie finlandaise qui parlait autrement, qui vivait autrement, qui disait autrement et qui surtout ne voulait pas faire la guerre. Et, chaque fois qu’il y avait les Suédois, les Russes et les Allemands qui arrivaient pour faire la guerre en Finlande, ils se cachaient dans la forêt et donc ça a créé une culture ...au sens strict du terme ! Alors, il ne faut pas non plus idéaliser, les Finlandais ne faisaient pas la guerre mais quand on les a obligés, ils l'ont faite. Et en plus, ils se sont entretués entre eux-mêmes en 1918, dans une atroce guerre civile, qui a duré deux mois. Donc, il n’y a personne qui soit tellement bien dans cette histoire.
La seule chose que je veux dire, c’est que les identités sont construites avec des matériaux et que ces matériaux sont constamment processés et reprocéssés par l'histoire. Alors, les identités ne sont pas pareilles et tout est très complexe. Mais moi j'ai une tendance à schématiser : quand les choses sont très complexes il faut les simplifier, au lieu de me réjouir dans la complexité. Au niveau des identités collectives, différentes des identités individuelles, j'ai trouvé qu’on peut les classer en trois sortes assez différentes d'identités qui ont des rapports entre elles :
* La première, c’est ce que j'appelle l'identité « légitimatrice ». C’est l'identité qui part des institutions et légitime ces institutions dans la conscience et dans la société. Là, par exemple, certaines identités nationales ou une certaine partie des identités nationales ont pu être produites de cette façon-là. Gellner ou Hobsbawm pensent que c’est toujours ainsi l'identité nationale. Le problème c’est que ce n’est pas toujours comme ça ! Ce que j'avais dit sur la Révolution française, ça c’est une identité légitimatrice : elle surgit d'un mouvement révolutionnaire, ce qu’il y a de plus progressiste dans l'histoire du monde par ailleurs, mais qui alors décide, que l'ancien pays où il n’y avait que 13% des gens qui parlaient le français, c’est-à-dire la langue de France, il fallait que tout le monde soit laïcisé, français, etc. Bon, ça c'est une identité légitimatrice. Il y en beaucoup comme ça !
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- * Une deuxième sorte, c’est l'identité « résistance ». L'identité résistance, elle est générée par les acteurs qui sont dans une position dominée, dévaluée et stigmatisée par les institutions dominantes. En d'autres termes, pour qu'on se comprenne, on parle patois, on ne parle pas catalan. Et à partir de ce cas-là, on creuse des tranchées de résistance qui prennent le contre-pied des autres identités. Et ça, c'est la base de ce que beaucoup d'auteurs ont appelé « les politiques identitaires ». Calhoun, par exemple, a développé beaucoup ces analyses. Et là il y a des identités de toutes sortes : des identités ethniques, des identités régionales, des identités nationales, c’est là où il y a toute la problématique des nations appelées « les nations sans État » comme la Catalogne, le Québec, l'Écosse ou le Kurdistan. Ce sont des identités qui disent : « On me dit que je n'existe pas en tant que tel et je veux exister en tant que tel. » C’est à partir de la construction de l'identité qu’on forme des résistances sociales.
- * Mais ensuite, il y a une troisième forme d'identité, c'est ce que j'appelle les identités « projets », qui sont les identités où les acteurs sociaux partent de leur identité sur la base des matériaux culturels, avec lesquels ils travaillent, tels qu'ils sont définis par la société, mais essaient d'affirmer cette identité, et de la développer dans un projet qui donne un nouveau sens non pas seulement à eux-mêmes mais à l'ensemble de la société. Exemple : le mouvement féministe. Le mouvement féministe part de l'identité « femme » en tant qu'être dominé, comprimé, biologiquement réduit, et à partir de là, la reconstruction de ce mouvement par rapport à la transformation des rapports humains, des rapports homme-femme, dont la sexualité, la personnalité et la construction d'une famille égalitaire. Animal qu'on n'a jamais trouvé mais qui constitue le projet du mouvement féministe, outre l'affirmation des droits de la femme. Le projet stratégique, à savoir, pour citer mon père intellectuel, Touraine : est-ce qu’on peut vivre ensemble ? Mais, est-ce qu'on peut vivre ensemble homme et femme ? J'en doute, ça c'est une observation empirique ! Mais c’est le projet qui a été affirmé par le mouvement féministe.
Alors, chacune de ces identités évolue dans l'institutionnalisation et dans les rapports à l'organisation de la société. L'identité « légitimatrice » s'articule matériellement en générant la société civile. Surprise ! La société civile n’était pas un truc qui n’avait rien à voir avec l'État, non ! Dans la conception originale, gramscienne, pas la conception de John Locke qui est une conception des états civils individualistes, c’est l'individu protégé par rapport à l'État. C’est le retranchement individuel de mes droits, ou si vous voulez la définition de Robert Escarpit, c’est une société démocratique quand quelqu'un frappe à la porte à 5 heures du matin, vous pensez que c’est le laitier. Cette conception de la démocratie et de l'institutionnalisation c’est un peu la notion défensive, libérale traditionnelle.
Mais la notion que tout le monde cite de « société civile », dans la pensée de Gramsci, c’est : comment, à partir de l'État et du système politique, on génère des associations et des groupes intermédiaires (syndicats, églises, coopératives, groupes culturels), toutes sortes d'associations qui font qu'entre l'État et l'individu, il y a une organisation sociale qui est connectée à l'État, mais qui permet le passage pacifique et pas destructeur entre les gens et leur État. Donc, la [13] capacité d'une société à s'articuler par elle-même, c'est organiser la légitimité et l'identité à travers une série d'organisations qui constituent la société civile.
Deuxièmement, les identités « résistances » construisent aussi des formes de résistance, des formes sociales. Les communes culturelles, ça veut dire le nous vers les autres. Les communes, ça veut dire : moi, ma culture, mes gens, mon peuple, mes trucs, mes confrères, moi et les miens ; il y a une frontière. Alors, la commune, c’est très chaud, c’est très sympa, mais il y a deux problèmes : d'une part, ça se définit toujours par rapport aux autres, donc il y a une extériorité. Deuxièmement, à l'intérieur de la commune, il faut d'abord affirmer les valeurs de la commune, il n'y a pas tellement de place à l'individualisme.
Et troisièmement, l'identité « projet », alors là je retrouve Touraine : il ne parle pas d'identité projet mais il parle de matérialisation de cette identité projet, qui constitue des sujets, c’est-à-dire des acteurs collectifs qui incarnent un projet, qui développent ce qui était l'identité en forme de projet et qui tend à s'universaliser. Par exemple, comme je l'avais dit plus tôt, dans le mouvement féministe la famille égalitaire ou dans le fondamentalisme islamique /'umma, la constitution de la communauté des croyants dans l'ensemble du monde transcendant les cultures et les États. On est tous, finalement, réunis dans le monde de l’umma luttant contre la jahiliya, c'est-à-dire l'ignorance de Dieu. Et au fonds, le projet catholique n’est pas tellement différent de ce point de vue-là.
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LA CRISE DE L'ÉTAT-NATION
Alors, sur la base de cette construction théorique, qui peut nous permettre de comprendre plus de choses, je pense que, étant donné la force des identités, on peut mieux saisir la double crise de l’État-nation (qui est le troisième volet, si vous voulez, de l'analyse pour arriver à l'analyse de mouvements sociaux). L’État-nation ne disparaît pas dans l'ère de la globalisation, loin de là, en tant que forme, en tant qu'appareil. Encore une fois, l'observation montre que les États-nations se portent bien, d'une certaine manière. Mais à condition de faire quelques transformations, parce qu’ils sont quand même confrontés à des crises profondes : une crise d'efficacité, une crise de légitimité, une crise de représentativité. Une crise d'efficacité qui est liée au fait que les affaires du monde se passent au niveau global alors que les États sont nationaux et là ça ne marche pas. II y a un décalage entre ce que l'on doit gérer et les instruments de gestion dont on dispose. Alors, ils ne disparaissent pas, mais ils ont des problèmes, ils sont beaucoup moins efficaces qu’ils l'étaient au moment où ils pouvaient contrôler leur territoire.
Une crise de légitimité liée, entre autres, à la crise du système de représentation politique dominée par la politique médiatique, par la politique des images, par la politique des symboles, qui ne correspond plus à la dynamique institutionnelle propre. On a une crise de légitimité extraordinaire dans le monde. (Je parlais ce matin au téléphone du rapport d'une commission sur laquelle je travaille avec, entre autres, Fernando Henrique Cardoso, pour le rapport final de Kofi Annan sur la réforme des Nations-Unies ; je leur disais de rappeler dans ce rapport les données de base de ce qui se passe à l'heure actuelle). Ce qui se passe à l'heure actuelle, d'après les données mêmes des Nations-Unies, et de toutes sortes d'autres organisations, est que plus des deux tiers des citoyens du monde considèrent qu’ils ne sont pas gouvernés par leur volonté et que les institutions qui les gouvernent ne sont pas démocratiques. Et ça, c’est vrai pour l’Europe, c’est vrai pour les États-Unis, c’est vrai partout dans le monde. Alors en Scandinavie ça va un peu mieux, il n'y a que 50% des gens qui pensent ainsi.
Mais, en général, c’est une crise de légitimité profonde. Les partis politiques et les parlements sont les organisations les plus détestées dans l'ensemble des pays. Bien sûr, les forces armées et les églises sont les plus appréciées. Mais plus encore, la profession de politicien, dans toutes les échelles de prestige occupationnel, dans l'ensemble du monde, vient en dernier lieu. En Italie, ils ont essayé quand même de la remonter un peu en incluant dans l'enquête mafiosi et prostituées ! Eh non ! La profession de politicien arrive encore derrière les mafiosi et les prostituées ! Et quand on a demandé aux gens pourquoi ? Ils ont répondu : « Au moins ils disent ce qu’ils font ! »
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Alors, ça a l'air drôle, mais moi je ne me réjouis pas du tout de l'histoire, parce que je pense que c’est tout à fait dramatique. D'abord, c’est injuste pour la plupart des politiciens, mais surtout c’est dramatique parce que c’est ce qu’on a vraiment avec les partis politiques, la démocratie politique, telle qu’elle est. Mais il faut partir de ce qui se passe dans le monde, c’est une crise absolue de légitimité des partis politiques
Il y a aussi une crise de représentativité. Si on prend au sérieux l'importance de l'identité et donc la pluralité d'identités dans tout contexte et toute société, ça veut dire que le principe abstrait de l'individu-citoyen, sur lequel est basée toute la notion de représentation politique, doit être complété par le principe identitaire. L'idée de dire « Un citoyen, une personne, un vote », oui, d'accord ! Mais alors les identités ne se sentent pas représentées, ou plus encore peuvent se sentir représentées en prenant le contrôle d'une institution, disons régionale ou de niveau plus bas dans l'échelle d'organisation du gouvernement. C’est-à-dire ce qui semble être le principe unificateur de la citoyenneté dans une situation de pluralité-identités où la moulinette homogénéisatrice des identités ne fonctionne plus, le principe d'unité du citoyen est en fait ce qui provoque le plus de crises possible de l'État en tant qu’incapable de représenter la pluralité-identités.
Mais les États, dans l'ensemble du monde ou en tous les cas dans beaucoup de pays, ne restent pas immobilisés devant cette triple crise. Les États réagissent, ils se réforment et ils se constituent en nouvelles formes étatiques. De quelle façon ? Au niveau des États-nations, ils s'organisent en confédération d'États. Dans le cas le plus clair, parce que formel, institutionnalisé, constitutionnalisé, c'est l'Union Européenne, qui est une confédération d'États qui ne disparaissent pas ; le pouvoir de l'Union Européenne reste dans les mains des États-nations, qui se réunissent tous les trois mois au plus haut niveau et prennent des décisions ensemble dans un processus de négociations constantes. Dans d'autres régions du monde, et aussi en Amérique du Nord, il y a d'autres formes plus souples, plus légères, mais qui aussi font que d'une certaine manière le traité de l'Amérique du Nord est un pas vers une intégration institutionnelle de ce qui est déjà largement une intégration de formes d'actions sur d'autres plans. Mais l'interaction n’est jamais totale, pas en Europe, pas ailleurs. Mais c’est une forme de co-souveraineté qui s'est établie et qui est ensuite doublée d'une appartenance croissante à toutes sortes d'organisations internationales et à toutes sortes de traités internationaux : Nations-Unies, Fonds monétaire international, Accords sur l'environnement (...). Donc, les États en fait ne fonctionnent plus comme États souverains, mais fonctionnent dans un réseau de souverainetés partagées sur l'ensemble des dimensions, avec une géométrie variable de ce partage de pouvoirs.
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En même temps, il y a eu aussi une réaction des États-nations pour décentraliser des compétences et des pouvoirs pour tenir compte de la pluralité d'identités, sous la forme de les réduire à des territoires, à des identités régionales. Il y a eu depuis dix ans dans l'ensemble du monde, ce mouvement vers le bas de décentralisation, de régionalisation et aussi de donner une importance croissante aux gouvernements locaux. C'est-à-dire lâcher du lest et partager des compétences de représentations, y compris tous les mouvements vers les acteurs d'un nouveau type qui prennent en charge des compétences, qui étaient traditionnellement celles des États ; ce sont les ONG, que j'appelle Organisations Néo-Gouvernementales, parce que la plupart sont subventionnées ou patronnées par un niveau d État quelconque et qui sont, en fait, une décentralisation extrême de l État.
D'une certaine manière, quand on fait une analyse empirique du processus de décision, de représentation, de négociation, on observe ce que j'appelle un État-réseau. La pratique de gestion politique, à l'heure actuelle, se fait dans un réseau d'échanges (négociation-domination-alliance) entre les États-nations : alliances d États-nations, confédérations formelles et informelles de ces États, gouvernements régionaux, gouvernements locaux, ONG, et tout cela va ensemble, c’est vraiment une pagaille... mais c’est la pagaille dans laquelle on vit. Essayer de constitutionnaliser tout cela très largement, ça ne va pas. Voyez, la seule chose que je n’ai pas mentionnée est la seule chose dont tous les grands intellectuels rêvent en ce moment : un gouvernement mondial. Je ne l'ai pas mentionné parce que je ne l'ai pas vu. Moi, ce que je ne vois pas dans cinq ans ou plus tard c’est absent de mon champ d'analyse... et votre génération l'étudiera.
Mais l'idée d'un gouvernement mondial pose un petit problème, (mes chers collègues Beck, Habermas, et autres aiment bien l'idée), c’est que personne n 'en veut, sauf quelques intellectuels éclairés. Mais les gens, en particulier, ne le veulent surtout pas. Même en Europe, l'Union Européenne est une institution non démocratique. Dans quel sens ? Si les gens avaient pu choisir, ils auraient dit « non » dans la plupart des pays européens. Les Allemands n’auraient jamais lâché leur cher Deutsch Mark ! L'Union Européenne, avec laquelle je suis personnellement d'accord, est faite du haut vers le bas, pas le contraire. Les gens, quand on voit les enquêtes sur l'identité européenne et le prestige de la Commission européenne, c’est absolument minime. On a fait récemment un séminaire avec tous les grands monsieurs sur la question et comme je fais d'habitude, au lieu de faire des grands discours, je présente les données sur ce que pensent les gens d'être européens. C'est plutôt démoralisant pour les bons européens comme moi-même... Pourquoi ? Parce que déjà ils avaient un problème de représentation au niveau de l’État-nation, qui est déjà un problème considérable de distance entre ma vie et ce que fait le gouvernement national. Alors, en plus de cela on met l’Europe, alors on ne comprend plus rien, on ne sait plus qui prend les décisions en mon nom et donc les gens considèrent que la complexité croissante de ce monde leur enlève la capacité de contrôle.
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Alors dans ces conditions-là, il y a des réactions, il y a des mouvements, des transformations. Ces mouvements sociaux, dans ce triple espace (globalisation de processus fondamentaux, émergence de l'identité comme forme d'organisation et de représentation de sens et crise de l’État-nation), contribuent à la reconstruction de cet État sous la forme d'un État-réseau qui aboutit à une crise de légitimité encore plus grande. L’État-réseau permet de fonctionner mieux, de mieux gérer les problèmes, mais aggrave la crise de représentativité parce que les mécanismes de contrôle sont encore plus indirects et le rapport entre ma vie et l État est encore plus médiatisé.
Pour autant les sociétés ne s'arrêtent pas, les sociétés bougent, elles font des choses. Quelles choses ? Des mouvements sociaux ; mouvements sociaux définis comme action collective consciente visant à transformer les valeurs institutionnalisées dans la société. Alors ça peut être dans un sens ou dans l'autre. Il y a des mouvements sociaux merveilleux, très humanitaires, et des mouvements sociaux plutôt destructeurs et criminels du point de vue des valeurs humaines.
L'essentiel pour une analyse des mouvements sociaux, c’est, comme pour une analyse psychologique, de ne pas faire de jugement pour comprendre. Ensuite, comme citoyen ou comme personne, on peut faire n 'importe quoi. Mais d'abord il faut comprendre parce que parfois les enfers d'où sortent certains mouvements sociaux sont nos propres enfers. Alors il vaut mieux les connaître plutôt que d'avoir à le regretter un jour.
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LES MOUVEMENTS SOCIAUX.
AL-QAÏDA ET L'ALTERMONDIALISME
Dans les minutes qui me restent, je vais essayer d'être plus concret en analysant deux mouvements sociaux complètement différents. Mais les deux me semblent représentatifs en quelque sorte de ce qui se passe. J'ai décidé, après y avoir pensé, de ne pas parler du mouvement national ou d'identité nationale parce que vous êtes les grands experts mondiaux en ce domaine ! Je vais vous entretenir d'abord du fondamentalisme islamique et d'al-Qaïda. Ensuite de ce que vous appelez les alter-mondialistes et que les gens appellent le « Mouvement pour une globalisation juste », pour une justice globale. Tout cela, bien sûr, sera très synthétique.
- a) LE FONDAMENTALISME ISLAMIQUE
et AL-QAIDA
Tout d'abord, je veux simplement rappeler une chose sur le fondamentalisme islamique, avant d'entrer dans al-Qaïda, qui est une forme, pas la seule et la plus représentative, du fondamentalisme islamique. Simplement rappeler une chose : que le mot « fondamentalisme » en tant que tel vient des États-Unis. Il vient d'une publication des évangiles, des textes sacrés partiels, financée par deux hommes d'affaires américains dans les années 1910-1915 et qui s'appelle The Fundamentals. Donc, ce sont les Américains qui ont inventé le fondamentalisme. Par les Américains, je veux dire les États-Unis.
Par fondamentalisme, on peut comprendre la construction de l'identité collective comme l'identification des institutions de la société et des comportements individuels aux normes qui dérivent de la loi de Dieu. Normes interprétées par une autorité particulière qui devient l'intermédiaire entre Dieu et l'humanité. Tout cela vous semble comme l'Eglise Catholique, c'est tout à fait cela, l Eglise Catholique est fondamentaliste. Une autre chose, c’est qu'ensuite la pratique historique fait que les choses sont un peu plus compliquées. Si vous aviez été en Espagne au XVIIe siècle, vous auriez compris exactement ce que ça voulait dire « fondamentaliste », si vous étiez juifs ou Arabes, ou musulmans.
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Alors l'Islam en tant que telle est elle aussi fondamentaliste parce que Islam littéralement veut dire « état de soumission aux dieux, à Allah ». En plus et d'une certaine manière, toute société islamique part du principe que le Coran et la charia loi divine, doivent être à la base des institutions étatiques, des institutions de gestion de la société.
Ceci dit, et d'après ce que me disent mes collègues arabes, la charia, en fait la traduction de la loi divine, loi fondamentale, est plus compliquée car il y a beaucoup de mauvaises traductions dans le monde. Charia veut dire apparemment, et si vous pensez que ce n’est pas ça vous me le dites, (je prends note et je tape sur mes copains), charia veut dire : « marcher vers la source ». Alors marcher vers la source. Il y a un jeu d'interprétation et l'assimilation entre la charia, la loi divine, et le fi, qui est l'interprétation de cette loi, c’est là la complication ; car selon qui interprète, pour qui et pourquoi, ça devient plus dure ou plus souple, et tout le jeu du pouvoir social intervient dans l'interprétation.
Alors la forme fondamentale de référence de tout l'Islam n'est pas le pays ou la nation ou l'État. L'État d'une certaine manière est un concept étranger à l’Islam. Tout cela est déjà connu, mais permet de voir comment vient al-Qaïda ensuite. L’Islam fondamentalement pense que l'essentiel c'est la création de l’umma, la communauté des croyants dans l'ensemble du monde et la tâche essentielle est la lutte contre la jahiliya, l'ignorance de Dieu, d'abord dans les pays dans lesquels il y a déjà des Musulmans et ensuite dans l'ensemble du monde. Et pour faire cela, il faut faire la djiad. Mais attention ce n’est pas des gens avec des mitrailleuses ou des épées, la djihad ne veut pas dire guerre sainte, comme on le dit tout le temps, mais littéralement « lutte au nom de l’Islam ». Lutte peut vouloir dire : créer un article dans un journal, essayer de donner l'exemple... Et bien sûr, dans certaines autres interprétations, ça peut vouloir dire : foutre des bombes et tuer 200 personnes à Madrid. Cela est important parce que ça veut dire qu’il n’y a pas nécessairement équation entre Islam, fondamentalisme, lutte armée et terrorisme. Alors l'identité islamique est construite sur une double déconstruction.
- * La première déconstruction : les acteurs sociaux déconstruisent leur propre subjectivité comme individu, comme citoyen, comme homme ou femme, comme membre d'un groupe ethnique, pour devenir simplement un membre de l’umma et c’est dans ce sens qu’il faut entendre la soumission des femmes aux hommes. Ce n'est pas la soumission à l'homme, c’est la soumission à l'homme en tant que représentant du pouvoir de Dieu au sein de la famille pour que tout le monde appartienne à l'umma qui est la communauté et l'unité de base.
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- * La deuxième déconstruction : c’est l'État-nation qui doit se nier à lui-même pour reconnaître la domination de la loi de Dieu sur la loi de l'État.
Sur cette base, le fondamentalisme islamique surgit historiquement au XIXe siècle en Égypte, au Pakistan, en Inde, en Syrie et de notre temps, non pas comme révolte traditionaliste ou un retour en arrière, mais comme une révolte contre la trahison par les États coloniaux d'abord, ou semi-coloniaux, et ensuite par les États nationalistes des intérêts des gens qui étaient membres de ce pays qui faisaient partie de l’umma. Donc c'est une révolte politique au nom de la communauté des fidèles pour trouver, comme dirait Rachid le fondamentaliste tunisien, leur propre voie de la modernité sur la base des valeurs qui ne sont pas les valeurs ni de l'État athée, ni du capitalisme occidental, ni de l'État soviétique. Donc c’est un mouvement, non pas pour revenir en arrière, mais pour dépasser les institutions actuelles sur la base de l'identité autonome définie en dehors de l'État, en dehors de la globalisation et en dehors du capital.
Le fondamentalisme a été nourri de la crise provoquée dans la plupart des pays musulmans par une incorporation ratée à la globalisation capitaliste, d'un certain point de vue, mais ce n'est pas une réaction économique. C'est surtout une réaction culturelle d'affirmation d'identité qui pourrait se constituer en avant-garde des masses défavorisées et dans la pauvreté ; mais ce n’est pas le cas à l'heure actuelle, et ce l'était seulement à un moment en Égypte et en Algérie, et ça a été écrasé.
Le fondamentalisme se constitue aussi comme un élément de réponse à la manipulation de la démocratie par les institutions en place, soutenue par les gouvernements occidentaux qui n'ont pas reconnu le fondamentalisme, comme par exemple en Algérie en 1992. Regardez un pays comme la Turquie, qui a un gouvernement d'origine fondamentaliste qui est en train d'essayer de négocier une intégration d'un autre type.
De la radicalisation de ce fondamentalisme surgit un mouvement comme al-Qaïda. Vous connaissez suffisamment de choses à travers les journaux sur al-Qaïda ; je ne ferai qu'accentuer pendant un moment les traits qui me semblent importants pour comprendre la dynamique du mouvement social. D'abord sur l'origine. Les mouvements sociaux ne surgissent généralement pas en dehors d'un contexte et le contexte d'al-Qaïda a été celui de l'affrontement géopolitique entre les deux blocs. Al-Qaïda en tant que tel, pas le fondamentalisme islamique, est la conséquence et la dernière bataille entre les deux blocs qui a eu sa propre dynamique. Comme tout le monde le [22] sait, al-Qaïda s'est formé dans les camps en Afghanistan, financé et organisé par les services secrets du Pakistan, d'Arabie Saoudite arabe et de la CIA qui ont organisé ces camps. C'est là qu'al-Qaïda est né et a ensuite dépassé les objectifs qui lui avaient été assignés.
Quelles sont les valeurs du mouvement social ? Quelles sont les valeurs d'al-Qaïda ? Elles sont très simples, c’est l'umma et la charia et en ce sens c’est strictement l'islamisme fondamentaliste. Mais il y a quelque chose, je dirais c'est l’umma, mais avec un accent encore plus fort. Rappelez-vous que ce sont des gens qui sont les Salafistes, une branche du Whahabisme, qui ont toujours accentué le caractère multi-ethnique, multi-national et multi-territorial de l'Islam, plus que le Whahabisme qui est devenu une religion d'État.
Il y a aussi une spécificité dans al-Qaïda qui est leur insistance sur l'expression territoriale de l'identité religieuse. Attention, ce n'est pas sur l'État. La question est qu'ils donnent une grande importance à l'expression territoriale de cette identité. Dans quel sens ? D'abord, la profanation des lieux sacrés, dont Mecca, Médina et Jérusalem. Ensuite, la profanation des terres de l’Islam qui ne doivent et ne peuvent pas être occupées par des Infidèles. D'ailleurs, petite note ici car il est intéressant de voir comment les affirmations de valeurs culturelles, etc. dépendent aussi très largement de l'expérience personnelle : le job du père de ben Laden, il l'a reçu comme récompense de ses services au roi Saoud, c 'était de prendre en charge le maintien et la réparation des lieux saints de Mecca et Médina. Donc ben Laden y a passé une bonne partie de son enfance et a la capacité d'entrer dans les lieux saints parce que sa famille était en charge du maintien. Ce qui est d'ailleurs intéressant pour trouver les plans de Mecca et Médina pour organiser une petite insurrection en 1979.
D'une certaine manière, ce qui caractérise al-Qaïda, de ce point de vue-là, c’est qu’ils ne sont pas tellement préoccupés par le programme d'organisation de la société islamique. Disons que l'Afghanistan des Talibans était ce qu’il y avait de plus proche de ce qu’on imagine comme une possibilité de société. Ce n'est pas ça leur problème ; c'est d'exterminer d'abord la domination des alliés de la nouvelle croisade, Israël bien sûr, mais surtout les États-Unis. Ils ne sont pas idiots, ils savent que c’est durant toute leur vie et dans la génération suivante qu’ils doivent poursuivre cet objectif. Donc ils ne s'occupent pas tellement du programme mais de la lutte pour arriver à ce programme. Dans la djiad c’est leur objectif et au lieu d'être une méthode c’est, pour le moment, l'objectif de développer la djiad partout. D'une certaine manière je dirais que, rappelez-vous djiad veut dire lutte au nom de l'Islam, pour al-Qaïda au lieu de la lutte au nom de l’Islam c’est l'utilisation de l’Islam au nom de la lutte, ce qui est un peu différent. Qui sont-ils ? Surtout des Arabes, mais de plus en plus ils se développent dans des communautés musulmanes d'Europe, d'immigrés en Europe ou d'origine européenne. Ils sont formés comme communautés [23] de pratique au niveau des camps de l'Afghanistan. Ils sont en train d'incorporer essentiellement et actuellement des groupes islamiques un peu partout au Pakistan, en Inde, en Afrique du Nord.
Les cadres d'al-Qaïda sont, tous ceux qu’on connaît, des gens de bonnes familles, hautement éduqués, parfois des ingénieurs ou des scientifiques très sophistiqués. Même le type qui a préparé les bombes pour Madrid dernièrement est un ingénieur chimiste marocain qui était à Madrid depuis un certain temps. Ensuite, ils ont de plus en plus de soldats qui sont des jeunes, très important, de toutes les couches sociales. Mais très fondamentalement, ils ne sont pas encore liés aux masses défavorisées, Ce n’est pas la révolte des défavorisés, ça peut venir et alors on est bien parti ! Pour le moment c’est la révolte contre la marginalité culturelle et l'humiliation. Le mot humiliation, j'ai étudié tant que j'ai pu les textes d'al-Qaïda traduits de l'arabe, les mots « humiliation par les occidentaux » reviennent une fois et une autre fois. Et cette humiliation est partagée par une partie de l'élite arabe, y compris l'élite financière. Et là il y a toute l'histoire, assez extraordinaire, de la connexion entre les réseaux financiers de l'Arabie Saoudite et al-Qaïda à travers les familles de Khalib ben Malouz, le financier de l'Arabie Saoudite, et de ben Laden, des industries de la construction de l'Arabie Saoudite. Tout ça arrivant finalement par une série de détours vers le réseau al-Qaïda.
L'élément essentiel de l'organisation d'al-Qaïda est, comme on le sait, le réseau. Je m'excuse, mais c’est comme ça ! Ce n’est pas moi qui l'ai inventé, c’est al-Qaïda qui l'a inventé ! Le réseau, c’est d'abord l'organisation en termes de réseau décentralisé, mais surtout pas le réseau comme on le pense : il y a un centre et ensuite des gens, non ! C’est un réseau créé du bas vers le haut, ce sont des mouvements et groupes islamiques dans le monde qui deviennent al-Qaïda, plutôt qu'al-Qaïda les organise. C’est une croissance organique du bas vers le haut ensuite, dans la mesure surtout au début où al-Qaïda était plus centralisé et plus contrôlé par ben Laden, il y a des noyaux centraux qui organisent le financement et l'assistance technique des groupes de base. Les groupes de base s'organisent d'abord eux-mêmes et ensuite se connectent. Donc c’est un réseau organisé autour d'un vague mythe de luttes générales et c'est pour ça que le rapport médiatique est essentiel. Etre martyr n’est pas une histoire d'al-Qaïda, attention ! Al-Qaïda est beaucoup plus instrumental et beaucoup plus sécularisé d'une certaine manière. Etre martyr, bien sûr ils sont tout à fait prêts, y compris les gens qui ne veulent pas être martyrs... mais c'est pas leur truc. À Madrid, par exemple, ils n'ont pas eu de martyrs parce que les téléphones portables sont plus efficaces. C’est une question de tactique bien sûr. On peut ne pas l'être parce qu’on est en position de faire autre chose. La théorisation sur le « martyr » comme culture fondamentale de la société... non ! Al-Qaïda est beaucoup plus laïcisé de ce point de vue-là.
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Ils sont vraiment organisés en une structure globale, et alors la tactique est très fondamentale. Elle est double. D'une part, la terreur, qui veut dire arriver à ce que tout le monde ait tellement peur tout le temps et partout que, finalement, ils pourraient demander que les gens quittent les lieux saints. Mais ils ne pensent pas à ça, ils ne négocient pas. L'idée c’est de produire une telle sensation de peur qui fait que toutes nos sociétés se transforment, parce que vivre dans la peur et dans l'insécurité est tout à fait impensable. D'autre part, leur idée est l'impact sur les masses musulmanes du monde. Leur truc se relie tout à fait à la tradition anarchiste française, espagnole et russe d'une action exemplaire. Le 11 septembre a été une action exemplaire : « Regardez cet empire tellement puissant, on peut le foutre en l'air ! » et donc vous pouvez vous insurger partout...
Bien sûr, politique médiatique, politique théatrique, politique technologique - mais pas sur Internet, ça c’est un mythe car al-Qaïda n’est pas sur Internet, ils savent très bien que Internet est surveillé. Donc, ils utilisent toutes sortes de choses, y compris parfois le courriel, mais c’est pas un truc fondamental. Le truc fondamental est, au contraire, le système des transports aériens. D'une certaine manière ils sont hypermodernes et ce n’est pas pour revenir en arrière, mais pour construire une autre société sur les ruines de cette civilisation. Et les États ont énormément de difficulté à les prendre en compte.
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- b) LE MOUVEMENT ALTERMONDIALISTE
Laissez-moi dire deux ou trois choses, rapidement, avant de conclure. J'ai aussi pensé, tout en suivant le flot de ma communication, à une analyse que j'ai faite sur le mouvement de globalisation et j'aimerais simplement dire ceci : le mouvement de globalisation altermondialiste est un mouvement qui est tout à fait différent. C’est un mouvement qui part de la reconstruction de nos institutions politiques pour les adapter à la réalité de cette gouvernance mondiale. C'est pas un mouvement, c’est une série de mouvements avec un ensemble de projets et de valeurs très différents. Mais en quoi c’est aussi un mouvement ? Parce que c’est un mouvement démocratique, un mouvement de reconstruction des institutions de gouvernance. Un autre monde possible veut dire deux choses à la fois : un autre monde est possible pour chacun selon son interprétation, mais un autre monde est possible en gérant le monde autrement. Il faut adapter les institutions de représentation politique à la réalité d'une coupure entre les sociétés et leurs représentants. C'est ça la base du mouvement anti-globalisation. C’est un mouvement réseau, qui est à la fois local, partout, mais coordonné à travers Internet. Et c’est aussi un mouvement agissant sur l'image, sur les médias. C’est une politique médiatique, celle de créer des événements. Il y a une théatrique du mouvement anti-globalisation qui a compris que la politique actuellement se passe dans les milieux de communication, dans les moyens de communication.
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CONCLUSION
Je termine par une petite histoire qui me semble représentative. Dans tout cela, on a oublié que l’État existe toujours et que partout devant cette construction, devant ce mouvement de résistance identitaire ou démocratique, l’État réagit, il y a un retour de l’État dans l'ensemble du monde. Comme j'ai écrit - oui on est dans un monde multilatéral, interdépendant, globalisé, oui, il n'y a plus d'États souverains. Mais Bush ne le sait pas ! Et comme Bush ne le sait pas, qu'est-ce qui se passe quand un État, le plus puissant État au monde, décide de faire autre chose ? Alors, il y a une contradiction entre structure et agence et cela crée des tensions considérables. Alors, il y a un retour de l’État, pas seulement aux États-Unis, aussi en Chine, en Russie, en Europe et en général dans le monde, dans l'ensemble. Face à cela, il semblerait que d'un côté les oppositions sont tout à fait identitaires, destructrices, et d'un autre côté l'État revient en force.
Ce qui s'est passé la semaine dernière à Madrid (mars 2004) a été révélateur pourtant. Très brièvement, ce qui s'est passé c’est qu'à un moment l'État non seulement ne disparaît pas devant l'attaque et la terreur, mais l'État essaie d'utiliser ces attaques, cette terreur, pour instaurer une nouvelle forme de gouvernement que j'ai nommée « politique de la peur » aux États-Unis, en Europe et certainement en Espagne. Le gouvernement espagnol a essayé de pratiquer cette politique de la peur en mentant aux moyens de communication pendant trois jours avant les élections, en manipulant un attentat horrible comme celui qui s'est produit.
La réaction, les jours avant l'élection, a été une réaction des jeunes Espagnols. Pourquoi on sait qu'ils sont jeunes ? Parce qu'ils ont utilisé le SMS [2] et peu de gens en haut de trente ans savent utiliser à ce niveau-là le SMS et d'un autre côté un peu Internet. Et d'une certaine manière il y a eu la possibilité d'organiser des manifestations spontanées qui avaient seulement deux mots d'ordre : « Menteur-menteur » et « Demain on vote et demain on vous fout à la porte ». Et notamment, les jeunes ont décidé de voter, les jeunes qui votent moins que les autres, surtout les deux millions de nouveaux votants, ont décidé, franchement à contrecœur, de voter socialiste. De voter socialiste pour essayer de punir un gouvernement qui leur avait menti.
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Donc, d'une certaine manière les sociétés sont là, les moyens de communication permettent des réseaux de communication autonomes qui sont capables de changer des événements, y compris des événements politiques et c’est dans ce monde-là, à la fois en crise mais plein de projets et d'espoir, surmonté et organisé autour des technologies en réseaux et des réseaux de technologies qu’on vit à l'heure actuelle.
J'ai été un peu long, mais je voulais vraiment vous expliquer pourquoi je pense que les sciences sociales sont encore utiles dans ce monde en changement.
Je vous remercie de votre présence.
[1] Cette note s'inspire du curriculum vitae de M. Castells ainsi que de Manuel Castells et Martin Ince (2003), Conversations with Manuel Castells, Cambridge, Polity Press. Ce livre contient, outre des conversations sur ses principaux thèmes de recherche, une longue conversation biographique sur la vie et l'œuvre de l'auteur.
[2] SMS : envoi de sms - téléchargement, logos et sonneries sur les téléphones mobiles.
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