[313]
Les identités.
Actes du colloque de l’ACSALF du 12 au 14 mai 1992.
QUATRIÈME partie :
IDENTITÉS ET DÉVELOPPEMENT RÉGIONAL
“Les organisations de pêcheurs
et la modernisation des activités de
la pêche dans la Péninsule acadienne.”
Par Omer CHOUINARD
[314]
[315]
La présente communication a pour but de mettre en perspective le rôle des organisations de pêcheurs dans la modernisation de l’activité de la pêche dans la Péninsule acadienne. Nous allons présenter ici le rôle des organisations de pêcheurs comme agent de médiation au changement tant du côté de la production qu’à celui de la consommation en établissant une « passerelle » entre le courant de la régulation et celui des mouvements sociaux.
Dans un premier temps, nous allons fournir les éléments théoriques qui guident notre analyse : soit la théorie de la régulation et la théorie des mouvements sociaux. Ensuite nous allons présenter brièvement les caractéristiques démographiques de la région étudiée, en l’occurrence la Péninsule acadienne et les organisations de pêcheurs qu’on y retrouvent. Puis, nous allons faire état des alliances et des tensions entre les principales organisations de pêcheurs de cette région. L’Union des pêcheurs des Maritimes (UPM), d’allégeance syndicale, représente les pêcheurs côtiers et est axée sur la défense du mode de vie traditionnelle ; ces pêcheurs utilisent généralement des bateaux inférieurs à 50 pieds. L’Association des pêcheurs professionnels acadiens (APPA), de type professionnel, représente pour sa part les pêcheurs semi-hauturiers hautement productifs grâce à la modernisation de leur équipement. Ces derniers utilisent des bateaux d’une longueur variant entre 50 à 100 pieds approximativement. Finalement, l’Association coopérative des pêcheurs de l’île ltée qui regroupe, en plus des membres de ces deux catégories de pêcheurs, des travailleurs d’usines. Enfin, nous établirons une « passerelle » entre les deux courants théoriques [1], le courant des régulationnistes qui analyse les transformations sous l’angle des compromis institutionnalisés et celui des mouvements sociaux qui resituent l’acteur [316] dans son milieu de vie afin d’empêcher la désintégration du tissu communautaire. Ce lien entre la sphère de la production et celui de la consommation nous permettra de mieux comprendre les rapports de divergence/convergence des organisations de pêcheurs de la Péninsule acadienne.
Quelques considérations théoriques
sur la régulation et les mouvements sociaux
Les auteurs de la régulation « visent à resituer les rapports sociaux au centre de l’analyse économique et à renouveler ainsi l’économie politique [2] ». Les rapports sociaux sont les sujets de l’histoire, d’où la notion de « compromis social [3] » vise à mettre l’accent sur les transformations en cours résultant de luttes sociales. Ce qui est fondamental dans la notion de compromis social, c’est que la partie la plus forte a besoin de la partie la plus faible quelque soit l’issue de la négociation. Un des aspects éclairant de la théorie de la régulation en regard aux pays européens occidentaux a été l’explication, à partir du « compromis social » (étiqueté de fordiste par les régulationnistes), de la croissance observée durant les années qui ont suivi la seconde Guerre mondiale, années que l’on a qualifié de « Trente glorieuses ». Le « compromis fordiste » repose, d’une part, sur l’introduction de changements technologiques et organisationnels permettant d’accroître la productivité et, d’autre part, sur la mise en place de « formes structurelles » favorisant la régularité de la croissance du pouvoir d’achat. Au Canada, de préciser J. Jenson, le compromis fordiste a été mis en place « en fonction des besoins de la construction de la nation canadienne et du régime fédéral [4] ». Il s’agit d’un compromis national-régional en vue de souder la nation canadienne. Il est donc lié à la lutte contre les disparités régionales. Ainsi, la dissolution du compromis fordiste implique entre autres une refonte des politiques sociales et de redistribution et signifie une remise en cause de l’unité canadienne et de la forme de l’État. C’est en ce sens quel. Jenson nous parle de « fordisme perméable » aux effets internationaux. En appliquant ce concept à la modernisation des techniques propres à l’activité de la pêche à Terre-Neuve au début des années 1960 et en le reliant à la dépendance externe du marché américain pour la vente des produits de la pêche, B. Neis en arrive au concept de « fordisme perméable périphérique [5] ».
La théorie des mouvements sociaux met en évidence que les conflits au coeur des luttes sociales de pouvoir sont également sources de [317] changements sociaux. Ces conflits sont attribuables au rapport de consommation. En effet, les nouveaux conflits dans les sociétés capitalistes avancées se manifestent surtout hors du travail. De plus, les acteurs du changement se retrouvent dans de nouvelles classes que ce soit sur le plan d’enjeu régional, national, territorial, environnemental, ou encore sur celui des rapports hommes/femmes et jeunes/adultes. Le mouvement social de classe se manifeste par des luttes politiques et culturelles de résistance à l’aliénation qu’engendre un système d’intégration et de manipulation [6]. Selon l’expression de Touraine « tout processus de développement peut être défini par une certaine combinaison d’action de la classe dirigeante et de résistance des classes dominées et d’intervention d’une élite dirigeante, c’est-à-dire avant tout d’un État [7] ». D’une part, « l’élite dirigeante se compose de technocrates, de dirigeants, qu’ils appartiennent à l’administration de l’État ou à de grandes entreprises étroitement liées, par leur importance même, au milieu de décision politique [8] ». D’autre part, les catégories sociales dominées, composées d’élites revendicatives, se définit « par la rencontre de ces élites et de catégories sociales marginales », « périphériques », et « démarchandisées » [9] Ces catégories sociales sont « soumises à diverses formes de dépendance à l’encontre des identités personnelles et collectives [10] ». La nouvelle classe, porteuse de changement, trouve un terrain fertile de conflits sociaux dans les groupes écologiques, de femmes, de jeunes, mais aussi dans l’émergence de mouvements régionaux et ethnonationalistes [11]. Ces résistances sont le résultat des « processus accélérés de modernisation » et des « modifications structurelles des sociétés de capitalisme tardif [12] ». Selon Melucci et Maheu, les nouveaux mouvements sociaux sont nourris par les demandes des mouvements régionaux et des groupes ethniques. J.-Y. Thériault abonde dans le même sens en parlant de luttes en territoire acadien dans les années 1960 et 1970 [13].
Caractéristiques démographiques et culturelles
de la Péninsule acadienne et les organisations de pêcheurs
- La Péninsule, acadienne :
caractéristiques démographiques et culturelles
La population totale de la Péninsule acadienne en 1986 était de 58 065 personnes, soit une augmentation de 22,6% par rapport à 1971. Selon les données du recensement de 1991 la population de la Péninsule a légèrement diminué s’établissant à 57,835. Plus de 90% de la population de [318] cette région est de nationalité acadienne. Le revenu moyen des hommes en 1986 était de 15 215$ et celui des femmes de 8 827$. Pour la même année, les revenus moyens de la province pour les hommes et pour les femmes étaient respectivement de 18 882$ et de 10 293$. Cette région compte par ailleurs le plus haut taux de population vivant sur le bien-être de la province du Nouveau-Brunswick, soit 15%. Quant aux prestations d’assurance-chômage, elles sont perçues par un peu plus du tiers de la population régionale (34,7%), contre 20% pour la province [14]. De plus, 70% de tous les emplois de cette région sont saisonniers avec un nombre moyen de semaines travaillées par année est de 15,2%. Il s’agit du pourcentage le plus bas de la province, la moyenne provinciale étant de 22,6%. Plus de 100 millions de dollars sont versés chaque année dans la Péninsule acadienne en paiements de transfert [15].
La population de ce territoire est fortement dépendante de la pêche, puisque plus d’un travailleur sur trois (34,5%) œuvre dans ce secteur. Débordant sur le territoire de la Péninsule acadienne, la région administrative du Nord-Est du ministère des Pêches et de l’Aquaculture du Nouveau-Brunswick, en l’occurrence la région 1, est responsable d’environ la moitié du volume et de la valeur annuelle des débarquements de poissons et de crustacés de cette province. En ce qui a trait au financement des flottilles de la Péninsule acadienne, la commission du développement des pêches du ministère des Pêches et de l’Aquaculture de la province du Nouveau-Brunswick lui a consacré annuellement, pour la dernière décennie, de 70 à 75% du budget alloué à la modernisation, au développement et au remplacement des flottilles de pêche côtière et semi-hauturière [16].
Une étude récente montre également que le temps consacré au travail bénévole au Nouveau-Brunswick est plus élevé qu’ailleurs au pays [17]. Il est aussi noté, qu’étant donné le caractère national et les dimensions rurales et religieuses, le bénévolat apporte une contribution substantielle à la vie communautaire et économique de la région [18]. Selon l’historien Jean Daigle, il serait toutefois difficile de comprendre l’implantation des associations bénévoles sans faire référence au réseau coopératif de la Péninsule acadienne qui s’est développé dans les 60 dernières années [19]. D’après J.-Y. Thériault, il y a également lieu de relier l’implantation des coopératives dans les régions acadiennes à la question nationale [20].
Comme nous le verrons même si les pêcheurs côtiers et semi-hauturiers de la Péninsule acadienne s’affrontent sur la question du partage de la ressource, voire de la production, ils participent néanmoins [319]
à la vie communautaire et associative et s’unissent également face aux grands appareils publics ou privés pour contrer la disparition de leur milieu de vie, de résidence, de travail et de loisir. Dans ces communautés, les valeurs reliées à l’entraide et au partage ont l’avantage de constituer une alternative au déménagement lorsque les perspectives d’emplois se font rares [21]. Les organisations de pêcheurs de la Péninsule sont intégrées au tissu associatif et à la communauté acadienne qui doit sans cesse lutter pour maintenir ses acquis et développer les services collectifs auxquels elle estime avoir droit dans les domaines de la santé, de l’éducation, des réseaux routiers, etc.
- Les organisations de pêcheurs
Les coopératives ont été les premières organisations de pêcheurs constituées sur l’ensemble du territoire des provinces Maritimes. Elles ont vu le jour dans la foulée du Mouvement d’Antigonish, de l’université St-Francis-Xavier, située à Antigonish en Nouvelle-Écosse, mouvement qui origine de la fin des années 1930. Le programme d’éducation des pêcheurs, élaboré par un professeur de cette université, le révérend Moses Coady, comprenait trois dimensions : « l’éducation du pêcheur, le droit pour celui-ci d’exprimer son avis sur les mesures à prendre en ce qui concerne son industrie, une initiation à un programme de coopérative de consommation et de production [22] ».
En 1942, l’Association coopérative des pêcheurs de l’île ltée (la coopérative de Lamèque) située à Lamèque au Nouveau-Brunswick, vit le jour. Composée essentiellement de pêcheurs côtiers à ses débuts, le membership de la coopérative de Lamèque se transforme. La coopérative ouvre ses portes aux pêcheurs semi-hauturiers équipés de nouvelles technologies davantage performantes et soutenus par les visées modernisatrices de l’État tant provincial que fédéral.
Comme l’a souligné à juste titre J.-Y. Thériault, dans son analyse du mouvement coopératif acadien, la pénétration des coopérative dans le secteur des pêcheries aura d’abord permis d’organiser la résistance des petits producteurs dans les régions laissées pour compte et peu convoitées par le capital industrie. Ceci donnera un pouvoir de négociation en vue de « réorganiser l’ensemble social perturbé en fonction des nouvelles exigences du capitalisme nord-américain ». Puis un second point concerne le mouvement social nationaliste et religieux, porteur de l’idéologie communautaire de la coopération à ses débuts qui suppose « la [320] prédominance de l’aspect associatif de la coopération par rapport à l’entreprise ». Par exemple, dans des secteurs d’activité « laissés vacants par le capitalisme marchand », l’entreprise coopérative ne réussit que parce qu’elle est soutenue « par un mouvement social capable d’unifier les populations marginalisées par la transition aux nouvelles exigences de l’ensemble dominant » [23]. Ces sont les régions où le potentiel de pêche est limité ou encore les régions isolées géographiquement qui connaîtront une implantation significative des coopératives de pêcheurs.
Dans les années 1960-1970, le développement de la coopérative de Lamèque, comme celui du mouvement coopératif, s’inscrit dans la conjoncture du sous-développement régional. Son expansion dans la communauté rurale de l’île Lamèque coïncide avec la mise en place des politiques de développement régional et du rapport salarial fordiste au Canada. La rationalisation et son corollaire la formation de la main-d’oeuvre dont on veut accroître la mobilité et la spécialisation, allaient aussi défier le rapport association/entreprise sans toutefois le remettre en cause.
À partir des années 1960, les institutions coopératives acadiennes « troquent le discours nationaliste pour celui de la rationalité et du progrès » [24] et les coopératives de pêcheurs n’y échappent pas. À ce moment-là, l’absorption de l’association par la coopérative tend à se produire : « la survie de l’entreprise revêt une plus haute importance que alors que celle de l’association peut être tenue pour négligeable. Indissolublement entreprise et association, la coopérative cesse pourtant d’exister, dès que disparaît l’un de ces deux principes » [25]. Toutefois, l’héritage du passé pour ce qui est des valeurs d’entraide et de partage dans les communautés traditionnelles de pêcheurs, continuera de marquer les coopératives de pêcheurs. La composante associative étant délaissée, des regroupements et des mouvements se chargent de la réactiver afin de revitaliser l’entreprise coopérative.
Dans cette ordre d’idée, sans remettre en cause les effort de normalisation à la base de la réforme élaboré dans le programme Égalité des chances pour tous du gouvernement Robichaud de Fredericton, J.-Y. Thériault considère que les revendications des communautés acadiennes des années 1960 et 1970 sont attribuables « à l’effacement des pratiques sociales proprement acadiennes (...) porteuses d’ordre » et à la transformation des institutions, en particulier dans les domaines de l’éducation de la santé et de la justice. C’est donc à la suite de la [321] reconstruction de l’administration publique et surtout de la centralisation, à l’échelle provinciale, de la perception des impôts fonciers des municipalités, autrefois prélevés par les conseils de comtés, qu’on assiste à une « expropriation » de la société civile acadienne au bénéfice de l'État et que s’inaugure une période mouvementé où l’« identité acadienne » s’affirme.
C’est dans ce contexte particulièrement agité de la fin des années 1960 qu’apparaîtront les organisations de pêcheurs. L’Association professionnelle des pêcheurs (APP) qui avait comme mission de regrouper toutes les catégories de pêcheurs du Nord-Est du Nouveau-Brunswick verra le jour en 1968. En 1977, suite à des tensions entre les côtiers (fraction davantage syndicale, délaissée par les politiques de l’État) et les semi-hauturiers (fraction davantage modernisante et affairiste, favorisée par les politiques de l’État), l’UPM regroupera les pêcheurs côtiers du Nord-Est et du Sud-est du Nouveau-Brunswick ainsi que ceux des Maritimes. L’APP deviendra, en 1978, l’Association des pêcheurs professionnels du Nord-Est (APPNE), ancêtre de l’APPA. Même si ces deux groupes à caractère syndicales et professionnelles ont été créées pour répondre à des besoins de partage et de protection des ressources halieutiques pour des groupes particuliers de pêcheurs, besoins négligés par les coopératives [26], elles subiront l’influence de la culture coopérative qui a imprégnée les communautés acadiennes depuis les années 1930.
Vers de nouveaux compromis :
conflits et alliances entre les organisations de pêcheurs
de la Péninsule
La participation de l’État à la modernisation de l’activité de la pêche dans la Péninsule acadienne a entraîné des tensions, voire des conflits ouverts, entre les pêcheurs côtiers représentés par l’UPM, et les pêcheurs semi-hauturiers, représentés par l’APPA.
Toutefois, il convient de mentionner que les conflits qui se développent autour de la production et du travail dans la Péninsule ne trouvent pas prise à l’intérieur des luttes menées dans le champ de la consommation collective. On peut soutenir, à la suite d’Alberto Melucci, que cette divergence/convergence s’explique par des facteurs nationalitaires et culturels propres aux minorités nationales qui vivent des phases de modernisation accélérées. Soulignons que le développement enclenché parles politiques de modernisation n’a pas eu comme seul effet d’accentuer la correspondance entre « l’appartenance ethnique minoritaire et la discrimination économique ». Ce serait, selon Melucci, par la « défense et la [322] revendication d’une autonomie culturelle de ces groupes », que « l’ethnicité se serait affirmée dans les sociétés avancées » comme un principe d’organisation des intérêts et de la solidarité collective. Ce phénomène de solidarité, combiné à des changements structurels, telles la dissolution-conservation de la petite production marchande et la substitution des réseaux communautaires ou religieux de santé et d’éducation par l’appareil gouvernemental à travers la réforme Égalité des chances pour tous du gouvernement Robichaud des années 1960, a entraîné « le relâchement des appartenances de classes, l’émergence des formes de solidarité qui n’ont plus comme références principales leur place dans les rapports de production et un rôle toujours plus important de l’aspect symbolique dans les rapports sociaux » [27].
Mentionnons maintenant des exemples de conflits dans le champ de la production :
- front commun des pêcheurs côtiers et semi-hauturiers en alliance avec le capital non monopoliste de l’industrie de la pêche contre l’entrée des chalutiers de plus de 100 pieds, propriétés des entreprises à intégration verticale (National Sea Products Ltd, Fishery International Products) situées à l’extérieur du Golfe Saint-Laurent en 1979,
- conflits entre pêcheurs côtiers aux filets maillants et grands senneurs à propos du partage du hareng en 1980 et
- conflits entre l’Association coopérative des pêcheurs de l’île et l’UPM concernant l’accréditation syndicale des pêcheurs côtiers en 1984.
Par ailleurs, à l’heure du libre-échange entre le Canada et les États-Unis, il est possible d’envisager une collaboration dans les secteurs de la capture, de la transformation et de la commercialisation entre les pêcheurs, les propriétaires des usines de transformation et les représentants gouvernementaux. Les régions côtières du Nord-Est et du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, à grande majorité acadienne, pourraient éventuellement créer un réseau d’échanges élargi dans ce secteur d’activité en vue d’affronter les défis majeurs de la mondialisation des marchés du poisson et des crustacés. Il serait donc possible d’envisager une fédération regroupant les diverses organisations de l’industrie « acadienne » de la pêche et agissant en tant que communauté d’intérêt pour faire face aux compressions et à la rationalisation exigées par la libération accrue des échanges. Les démarches récentes des usines de transformation en vue de mettre sur pied un consortium de homards constituent un pas dans cette direction. En témoigne également la participation des intervenants de [323] l’industrie au sein de conseils et/ou de regroupements en vue du développement du maquereau et du hareng.
Si la production est parfois un lieu d’alliance mais surtout de conflits entre les deux principales catégories de pêcheurs, il apparaît que la consommation collective a d’abord été un lieu de convergence où la question nationale jouait un rôle de premier plan. Des exemples montrent que les organisations de pêcheurs ont pris part avec d’autres groupes de la minorité nationale acadienne, à des mouvements nationalitaires. À cet égard, le mouvement qui s’est créé pour résister à l’expropriation des résidents acadiens lors de la création du Parc national Kouchibouguac reflète la volonté de certains groupes de la minorité nationale acadienne de s’opposer à la dépossession de leurs terres, de leurs traditions et de leur mode de vie. Des groupes de petits producteurs, des groupes nationaux, des syndicats professionnels et ouvriers ainsi que des artistes se sont engagés, principalement à partir du milieu des années 1970, pour s’opposer au déménagement forcé des résidents de ce territoire par l’État, tant fédéral que provincial [28].
Notons aussi :
- l’opposition des environnementalistes, y compris celle des pêcheurs, à l’expansion au camp militaire de Tracadie qui a pris naissance au milieu des années 1970, suite à la mobilisation des divers intervenants au cours des années 1980, le projet fut abandonné en 1990, au profit du développement touristique le long de la Petite-rivière et de la Grande-Rivière Tracadie ;
- les pressions populaires des organisations de pêcheurs, de concert avec d’autres groupes de la minorité nationale acadienne afin de forcer l’intervention du gouvernement du Nouveau-Brunswick par le biais d’un fonds de fiducie pour mettre sur pied un autre quotidien francophone pour remplacer l’Évangéline qui a fermé en 1982 ;
- la mobilisation des organisations de pêcheurs en lien avec les organisations nationales acadiennes pour protester contre l’embauche de fonctionnaires unilingues anglophones, au ministère des Pêches et de l’Aquaculture du Nouveau-Brunswick en 1983 [29] dont certains devaient traiter avec des pêcheurs acadiens ;
- la priorité accordée lors des assises du Forum de la Conférence socioéconomique de la Péninsule en 1991, par les délégués participants, représentant 11 secteurs d’activités de la Péninsule : à la construction du réseau routier, à la formation de la main-d’oeuvre et à l’extension des services au Centre universitaire de Shippagan.
[324]
En terminant, les réseaux de solidarité nationaux, communautaires, régionaux et coopératifs doivent être considérés comme la base du changement social. C’est d’ailleurs sur ces réseaux d’entraide et de partage que s’est bâti le mouvement coopératif. Les coopératives de pêcheurs et les organisations de pêcheurs s’enracinent dans la vitalité d’une tradition nationale, associative et communautaire qui remonte à plus d’un siècle.
Cependant, la modernisation économique de l’activité de la pêche par le biais, entre autres, des changements technologiques, à laquelle s’est greffée la modernisation politique et sociale des réseaux communautaires acadiens, avec le programme Égalité des chances pour tous, a engendré des tensions et des conflits au sein delà société acadienne. Mais grâce aux réseaux de solidarité qui se tissent dans les communautés acadiennes, il est permis d’entrevoir de nouveaux compromis entre l’APPA, l’UPM et la coopérative de Lamèque et d’envisager des possibilités de coopération et d’échange accrues, particulièrement à l’heure de l’Accord du libre-échange.
Qu’il s’agisse de revendications touchant le territoire, la culture, le réseau routier, ou la formation technique et universitaire, les pêcheurs acadiens n’hésitent pas à s’unir à d’autres groupes de la minorité nationale acadienne. L’apport de la théorie des mouvements sociaux est de montrer que les revendications axées sur le rapport de consommation et sur les droits delà minorité sont à l’origine de coalitions permettant une unité d’action face à l’État.
Au cours de la période 1960-1979, on a assisté à la naissance d’organisations de pêcheurs qui ont été appelées à jouer un rôle politique et idéologique important en vue de négocier le maintien de la pêche côtière et la consolidation de la pêche semi-hauturière. Cette période se caractérise également par des tensions entre les organisations de pêcheurs. Mais à cette période de conflits entre syndicats de pêcheurs côtiers et coopératives de pêcheurs d’une part entre pêcheurs côtiers représentés par l’UPM et pêcheurs semi-hauturiers représentés par l’APPA d’autre part, a succédé, depuis la fin des années 1970, une période de collaboration pour faire face aux changements structurels et technologiques.
L’intérêt de l’analyse de cette dernière décennie (1980-1990) réside dans la mobilisation d’organisations de pêcheurs, avec d’autres groupes démunis, autour de revendications nationales portant sur les droits [325] territoriaux, les communications routières et l’éducation. Ces revendications n’ont pas la particularité d’être menées par une classe [30], mais plutôt par diverses catégories sociales appartenant à la minorité nationale acadienne. Elles ne touchent plus seulement les sphères de la production et du travail, mais aussi celles de la consommation, de la culture et du mode de vie.
L’étude des transformations de l’activité de la pêche dans la Péninsule acadienne à partir du lien entre la théorie de la régulation et des mouvements sociaux est utile pour au moins deux raisons. D’abord, on a pu mettre en évidence une diversité d’organisations qui, en plus de s’affirmer en défendant énergiquement leurs intérêts, tant du point de vue professionnel que syndical, en arrivent à atténuer les effets de la régulation par le marché. Il en ressort que les interventions de l’État, par le biais entre autres, du salaire indirect, ainsi que par le travail domestique expliquent le maintien de l’activité de la pêche et d’un mode de vie qui relie lieu de travail, lieu de résidence et loisir. Ensuite, on voit clairement qu’on ne peut comprendre les transformations dans le secteur de la pêche sans étudier les mouvements sociaux et les revendications dans le champ des services et de la consommation collective. L’économie politique, il faut bien le souligner, a tendance à ne tenir compte que de la production. L’originalité de la théorie des mouvements sociaux est de montrer que les revendications axées sur le rapport de consommation créent les conditions objectives d’unité d’action face à l’État. Cette convergence dans l’action vis-à-vis des questions touchant la consommation, la culture et le mode de vie, nous porte à croire que les questions nationale et territoriale en constituent le maillon clé.
Aujourd’hui, la compréhension des transformations de l’activité de la pêche dans la région de la Péninsule acadienne passe par la médiation des organisations de pêcheurs et de travailleurs qui s’affrontent, ou s’unissent dans un rapport de production. Elles créent aussi des alliances avec d’autres groupes de la communauté acadienne, dans un rapport de consommation, pour proposer des alternatives populaires au développement et pour lutter au maintien d’un mode de vie en région.
[326]
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[9] OFFE, C. New Social Movements : Challenging the Boundaries of Institutionnal Politics, Social Research, 52, 4, Winter 1985, p. 834.
[10] MAHEU L. Conflits et mouvements sociaux : enjeux et caractéristiques de la domination culturelle et politique, Communication préparée pour le deuxième colloque international sur l’État : l’État au coeur de la société ?, tenu à l’Université Bishop, 15-18 juin 1986, Montréal, Université de Montréal, Département de sociologie, p. 15.
[11] MELUCCI, A. Nomads of the Present, Social Movements and Individuals Needs in Contemporary Society, J. Keane and P. Mier eds., Philadelphia, Temple University Press, 1989, p. 212-213, Mouvements sociaux, mouvements post-politics, Revue internationale d’action communautaire, 10, 50, 1983, pp. 25-28.
[13] THERIAULT, J.-Y. L’autonomie d’aujourd’hui : la question acadienne sous le regard des idéologies politiques actuelles, Égalité : Revue acadienne d’analyse politique, Moncton, Université de Moncton, 1986, pp. 16-17.
[14] Répartition démographique de la Péninsule acadienne. Commission d’expansion économique de la Péninsule acadienne inc. (CEEP), Tracadie, 1988, 18 p.
[15] Répartition démographique de la Péninsule acadienne. Commission d’expansion économique de la Péninsule inc., (CEEP), Tracadie, Nouveau-Brunswick, 1988 et 1990.
[16] Les transformations structurelles de l’industrie de la pêche et le rôle des organisations de pêcheurs dans la Péninsule acadienne de 1946 à 1990, Thèse de doctorat, Montréal, UQAM, 1992.
[17] ROSS, D.P. Les aspects économiques du bénévolat au Canada, Ottawa, Secrétariat d’État du Canada, 1990, p. 11.
[18] Forum de la Conférence socio-économique de la Péninsule acadienne, Tant d’idées temps d’agir, Fiches et proposition, Shippigan, 19 au 21 avril, p. 98.
[19] DAIGLE, J., Une force qui nous appartient, la Fédération des Caisses populaires acadiennes, Éditions d’Acadie, 1990, p. 16.
[20] THÉRIAULT, J.-Y. Développement dépendant et pénétration coopérative, Revue de l’Université de Moncton, 1, 3, 1980, pp. 9-10.
[21] SÉGUIN, M.T., GAUVIN, B. Les conséquences socio-humaines des changements technologiques dans deux usines de crabe de la Péninsule acadienne, Département de sociologie, Moncton, 1989, 406 p.
[22] Révérend Moses Coady, cité dans M. Gauvin. Le mouvement coopératif acadien : fondement idéologique, histoire et composition actuelle, mémoire de maîtrise Université de Montréal, 1976, p. 29.
[23] THÉRIAULT, J.-Y. loc. cit. 1980, pp. 20-22.
[24] THÉRIAULT, J.-Y. Domination et protestation : le sens de l’acadianité, Anthropologique, vol. XXII, no. 1,1981, p. 57.
[25] LÉVESQUE, D. Investir dans la coopérative ou s’investir dans sa coopérative, Organisation et gestion des coopératives de pêcheurs, Agence de coopération culturelle et technique. École internationale de Bordeaux, notes et documents, semi-synthèse de session, Shippagan, CUS/Université de Moncton, mai 1986, pp. 243-248.
[26] BEAUCHAMP, C. La coopération et le syndicalisme agricole au Québec face à l’accord du libre échange Canada/États-Unis : vers me explication des tensions récurrentes entre les organisations, coopératives et développement, vol. 23, no. 1, 1991, p. 95.
[27] MELUCCI, A. Mouvements sociaux, mouvement post-politique, Revue internationale d’action communautaire, Montréal, Saint-Martin, 10, 50, 1983, pp. 25-26.
[28] ROY, M.K. et LAFOREST, G.V. Rapport de la Commission spéciale d’enquête sur le Parc national de Kouchibouguac, octobre 1981, p. 83.
[29] APPA. Rapport de l’assemblée annuelle, Shippagan, 1984, p. 30.
[30] MELUCCI, A. 1989, op. cit. ; 1983, op. cit., p. 14 ; C. Offe, 1985, op. cit. ; A. Touraine, 1988, op. cit.
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