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Folklore, culture et identité
“La science de l’identité nationale :
pour une «anthropologie de l’action»
dans l’œuvre de Jean Price Mars.”
Par : Mauley COLAS
Considérations épistémologiques
La pratique de la science anthropologique - domaine de la culture humaine dans son acception la plus large, et dans le contexte des sociétés de l'Amérique Latine, domaine de la culture indigène - ne peut plus s'enfermer dans un positivisme ardu qui exige de cette discipline un objet d'étude étranger de la société d'appartenance à celui qui veut professer le métier de la recherche anthropologique, en raison du fait que, selon la tradition, le dépaysement géographique était une condition sine qua non de l'exercice de la distance ou rupture épistémologique, accompagnée du principe de l'altérité. Comme si la distance cultivée par le dépaysement géographique permettait réellement une rupture qui aurait permis de mieux voir l'autre avec un regard froid. Celui qui part, en laissant sa famille et ses concitoyens fait certes la rupture physique, mais il emporte avec lui et en lui les éléments constitutifs de sa culture qui peuvent lui servir de repères et prisme pour juger l'autre, l’ethnocentrisme, s'il ne peut pas réellement faire la rupture d'abord dans sa tête.
Avec les mutations sociales et historiques des sociétés humaines, qu’elles soient dites développées ou non, les réalités de la perception et de la pratique scientifique se meuvent et les bases épistémologiques des conditions de la pratique scientifique changent. Ces mutations permettent, dans une nouvelle perspective, la [16] construction d'un nouveau rapport épistémique qui marque, en quelque sorte une rupture dans la relation du Sujet et de l'Objet, surtout dans le domaine des sciences socio humaines. C'est dans ce nouveau rapport épistémique qu'il faut saisir l'anthropologie contemporaine qui a non seulement élargi son champ d'étude, mais qui a aussi redéfini ses conditions méthodologiques au niveau de la pratique. Définir l'anthropologie comme l'étude des sociétés « autres », qualifiées de traditionnelles n'est plus de mise, en ce sens que la dynamicité de cette discipline fait qu'elle s'intéresse à toutes les sociétés humaines indistinctement. Ainsi, l'anthropologue, dans cette nouvelle perspective de conquérir son objet d'étude, a toute sa légitimité d'étudier sa propre société. En ce sens, elle est devenue à la fois l'étude de la culture de l'autre et de sa propre culture. Pour ainsi dire, dans une telle perspective, la science anthropologique a un double regard : l'un traditionnellement de l'extérieur et l'autre, ce qui est nouveau, de l'intérieur. Dans ce nouveau contexte, la distanciation n'est plus géographique, mais elle est devenue conceptuelle. Ce n'est plus abandonner sa propre société, mais de préférence, c'est de comprendre maintenant que l'objet se différencie du chercheur par le détour nécessaire opéré par l'utilisation des méthodes que pourvoit la science elle-même [1]. Nous pouvons comprendre que la distance de l'anthropologue ne peut plus s'expliquer à partir du dépaysement géographique. Elle est de préférence une attitude mentale vis-à-vis de l'objet d'étude. En ce sens, Marc Auge et Jean-Paul Colleyn, abordé la question dans la même perspective, ont précisé :
- On a beaucoup discuté la notion d'attenté, qui, en raison des origines « exotiques » de la [17] discipline, pouvait paraître constitutive de l'approche anthropologique, mais il s'agit plutôt d'une attitude mentale propre au chercheur, qui pratique l'étonnement systématique pour interroger les faits sociaux. Cet exercice est probablement plus facile à pratiquer à l'étranger, mais cet étonnement systématique porte davantage sur ses propres impressions et ses tentatives interprétatives que sur l'effet d'étrangeté produit par le comportement des autres [2].
Il est à remarquer que bien avant ces auteurs l'Anthropologue Claude Lévi-Strauss avait déjà fait une réflexion particulièrement éclairante sur le regard de l'intérieur et de l'extérieur de l'anthropologie, surtout celui de l'intérieur, ce nouvel aspect, qui devient pertinent pour la nouvelle pratique de cette discipline. En fait selon lui, le regard du dedans constituait un nouveau tournant du point de vue méthodologique. Ainsi a-t-ii pu écrire :
- Pratiquée par les membres de la même culture qu'elle se propose d'étudier, l'anthropologue renonce à ses caractères distinctifs et se rapproche de l'archéologie, de l'histoire et de la philologie. Car l'anthropologie est la science du dehors vue du dehors, alors que des peuples accèdent à l'existence indépendante et prennent conscience de leur originalité peuvent normalement prétendre au droit d'étudier leur propre culture par eux-mêmes, c'est-à-dire du dedans. Dans un monde qui subit d'aussi grandes transformations, l'anthropologie ne survivra qu'en acceptant de périr pour renaître sous un nouvel aspect [3].
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Il faut, en même temps, souligner que cette nouvelle façon de pratiquer la science anthropologique n'est pas sans conséquence sur l'implication du Sujet connaissant sur l'objet à connaître [4]. Cette implication pourrait le porter à s'ériger, dès fois, en acteur qui veut s'intégrer dans la lutte pour la transformation des conditions sociales jugées inacceptables après avoir décelé dans des conditions objectives les causes de ce qui désarticule la société. C'est en réalité dans cette nouvelle condition de la recherche scientifique que la pratique d'une science native devient possible où le chercheur, par redevance sociale et historique envers sa société, pratiquera une science qui doit répondre à l'exigence de l'heure : c'est l'idée de la théorie pour l'action, de la théorie à l'action et de la théorie de l'action. La science éclairera les actions qui doivent être posées pour réhabiliter la société, pour transformer les conditions de vie infrahumaines, pour changer la mentalité qui sert d'obstacle au développement socioéconomique, c'est la fonction critique et sociale de la science.
Dans cette nouvelle façon de faire la science s'est émergée une anthropologie de l'action, en fait une anthropologie pour l'action. Il conviendrait de préciser qu'elle désigne une pratique selon laquelle le chercheur, certes étudiant les acteurs dans leur mode de relations sociales, analysant les conditions dans lesquelles vivent ces acteurs, est aussi considéré comme un acteur. Cela s'explique par le fait que cet anthropologue-acteur qui aborde les conditions critiques dans lesquelles pataugent les individus à partir des outils d'intelligibilité, concepts et théoriques, et les méthodes, lui permettant d'observer, de décrire et d'expliquer en toute objectivation, pourrait s'impliquer à un certain niveau, [19] après avoir compris à partir du prisme de la science, dans la logique de proposition des stratégies d'action pour résoudre les problèmes qui déstructurent la société considérée comme objet d'étude. Dans cette perspective, le chercheur devient un observateur impliqué, pas tout simplement comme un chercheur qui utilise la méthode participante, mais comme celui qui, dans le cadre de la pratique de la science du dedans, propose et s'implique même dans les actions visant à résoudre les problèmes réels de la société. En réalité, dans ce processus de cadrage théorique, il faudrait souligner la vocation de la science, surtout des sciences sociales, dont leurs théories s'ancrent dans les réalités sociales, que le chercheur qui s'offre cette aventure de comprendre une réalité sociale ne ferait semblant, même s'il s'impose une certaine posture scientifique, d'ignorer les problèmes constatés. Ces problèmes, à un certain niveau, imprègnent ce chercheur dans son processus de pérégrination. Le dilemme est ainsi constitué. Pendant que Max Weber exige la neutralité axiologique [5] comme attitude pour mieux appréhender le phénomène soumis à l'étude, il faudrait remarquer que c'est en réalité cette démarche qui met le chercheur devant ce fait accompli : son objet d'étude qui lui envoie des signaux contre lesquels if ne peut rester froid. Cela s'explique par le fait que cet objet d'étude n'est ni chimique ni physique, mais il est l'humain, la société aux prises à de graves problèmes : crises identitaires, crises politiques, violence, précarité sociale. Le chercheur ne peut uniquement se payer le luxe de constater, de décrire et d'expliquer sans proposer d'issues. À notre avis, la pratique d'une science comme l'art gratuit n'est de mise dans une telle situation, surtout pour le chercheur qui mène ses recherches sur son propre terrain. Cependant, le chercheur doit aussi [20] adopter une attitude de prudence pendant qu'il est interpellé par son objet qui émet des signaux qu'il ne peut ignorer. Cette prudence s'exerce dans le processus même de la recherche : aborder avec un regard froid, en utilisant des instruments pourvus par la science, cet objet qu'il veut comprendre et expliquer. Sans une telle démarche, il n'arrivera pas à saisir la logique de fonctionnement de son objet d'étude. C'est après avoir compris qu'il peut proposer et s'impliquer comme acteur dans la lutte pour le changement.
Parlant de l'anthropologie de l'action, étant une anthropologie s'orientant vers l'action concrète, nous tenons également à souligner que, traitant de la posture du chercheur devant son objet qui est aussi sujet, les théories sociales, qu'il s'agisse des théories sociologiques, anthropologiques et autres de la même catégorie, servent la plupart du temps des instruments de réformation et de transformation sociale, en ce sens que les acteurs politiques s'en servent pour proposer une autre vision de la société [6]. C'est en ce sens que ces théories sont différentes des théories en sciences empirico-formelles. Cela n'implique pas pour autant qu'il faudrait confondre la logique militante et la logique savante. Le savant se soucie de découvrir, de comprendre et d'expliquer les causes des conditions sociales et le militant inscrit sa démarche dans la lutte pour le changement de ces dernières sans forcément comprendre scientifiquement les causes de ces conditions ; cependant cela n'empêche pas qu'ils peuvent se rencontrer à la croisée de chemin : celui de vouloir changer ces conditions qui déchirent le tissu social, celui d'espérer une autre société possible.
L'action du savant pourrait s'inscrire à deux niveaux d'intervention différents. Le premier constitue l'étape de [21] l'étude scientifique de la situation sociale dont les résultats donneraient des matières nécessaires pour toute proposition objective d'éléments de solution aux problèmes constatés ; le second niveau serait l'implication directe du savant dans les stratégies de lutte pour le changement social. Pour le savant, le premier niveau d'implication est une condition indéniable qu'il ne peut franchir. Faudrait-il qu'il passe par cette voie pour s'introduire dans le second niveau ; tandis que, le militant s'implique directement dans le second niveau sans avoir besoin de faire exigiblement le détour par la recherche scientifique. C'est plus précisément cette démarche qui différencie l'anthropologue-acteur de l'acteur. Cela amène à comprendre dans cette perspective que la démarche de l'anthropologue s'inscrit d'abord dans l'analyse objective des situations sociales dans le but de suggérer des alternatives sans avoir nécessairement besoin de s'impliquer dans la seconde étape. Le fait de clarifier la nature des problèmes et de suggérer comment s'y prendre constitue en réalité un apport considérable de la part de l'anthropologue de l'action à la lutte pour le changement. C'est dans ce prisme de la nouvelle pratique de la science de l'action, exigeant une responsabilité sociale de la part du savant envers sa société que nous allons essayer de présenter l'œuvre anthropologique, Ainsi parla l'Oncle, du Dr Jean Price-Mars. Sa contribution scientifique de haute considération est d'une importance capitale dans l'histoire de l'Anthropologie Haïtienne. Et ce n'est pas une anthropologie pure, c'est-à-dire fondamentale qui vise à construire des concepts et des théories qui ne touchent pas les problèmes fondamentaux immédiats, mais elle est avant tout une anthropologie au service de la société qui vise à investiguer les maux qui rongent afin de proposer de nouvelles pistes de solution.
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Ainsi, dans ce présent texte, allons-nous développer trois éléments que nous jugeons importants pour appréhender le rapport qui existe entre la science et la réhabilitation de l'identité nationale à travers l'œuvre de Jean Price Mars : d'abord, dans un premier point, nous voulons mettre en évidence l'ambition et la responsabilité de l'Anthropologue ; ensuite, dans un deuxième point, nous allons traiter la pratique d'une science avec conscience et enfin, dans le troisième point, la contemporanéité de la pensée dégagée dans l'œuvre de jean Price-mars.
I- Ainsi parla l'Oncle :
ambition et responsabilité de l'Anthropologue de l'action.
Connu pour cette œuvre magistrale qui a fait de lui le père de la négritude [7], Jean Price-Mars pose la problématique anthropologique de la réappropriation de l'identité nationale. Le « qui sommes-nous » est le repère et l'objet même d'une investigation critique qui constitue l'épine dorsale de l'œuvre. Différemment de ses contemporains qui ont décrit les valeurs locales au travers d'un registre littéraire, jean Price-Mars, s'armant d'outils et de méthodes objectives, s'est érigé en scientifique de l'action, pour scruter, dans un regard froid, les causes des problèmes qui rongent la société et qui conduisent à l'occupation étatsunienne. Dans ce prisme adopté par l'auteur de l'Oncle, l'identité devient le nœud gordien de l'analyse anthropologique. La crise identitaire, dans son analyse, est la cause principale des malheurs du peuple haïtien. D'entrée de jeu, l'anthropologue, constatant ce qui fait problème et qui sert de handicap majeur au progrès de la société, accuse une certaine catégorie sociale, l'élite, qui refuse de s'accepter et de s'identifier à la culture haïtienne. Il [23] pose le problème de l'assimilation culturelle à partir d'une notion particulièrement éclairante, le « bovarysme collectif » qu'il définit comme la faculté que s'attribue une société de se concevoir autre qu'elle est [8]. Se voir dans la culture française, s'exprimer dans la langue française, telle est l'image que l'élite haïtienne projette. Se croyant ainsi, elle refuse les valeurs endogènes qui constituent les fondements de la culture haïtienne. La question devient importante d'analyser dans le prisme de la responsabilité. Comment se fait-il qu'il y ait ce faussé criant entre l'élite et le reste du peuple, tandis qu'elle a pour mission de valoriser ce qui est local, dans la mesure où tout peuple existe à partir d'un ensemble de traits culturels qui forment sa carte d'identité culturelle. L'autre aspect à souligner, c'est que cette élite n'a pas tout simplement pour responsabilité de porter haut la culture de sa société, mais elle doit aussi permettre le développement social et économique de cette société.
Dans la conception Price-Marsienne, l'élite d'une société devrait être considérée comme l'avant-gardiste des valeurs identitaires de la société à laquelle elle appartient et doit aussi permettre son développement intégral [9]. Ne pas être conscient de cela, c'est faillir à sa mission d'avant-gardiste. Après avoir fait ce constat, le chercheur veut défaire cette conception qui dénigre les éléments de la culture haïtienne. Pour y parvenir, il a fait choix d'une méthode anthropologique, l'Ethnographie. Ainsi écrit-il : « toute la matière de ce livre n'est qu'une tentative d'intégrer la pensée populaire haïtienne dans la discipline ethnographique [10] ». L'intégration de cette pensée ne se fait pas dans une logique contemplative, mais descriptive afin de découvrir sa réalité sous-jacente. Ainsi pour mieux comprendre le vodou, il [24] l'aborde dans la tradition sociologique d'Émile Durkheim pour démontrer objectivement, à partir des critères bien définis, que celui-ci est une religion comme toutes les autres religions du monde. Mais, son souci en finalité est de montrer l'importance de considérer le vodou au même pied d'égalité que les autres religions et qu'il n'est pas un phénomène de la barbarie comme le pensent la plupart des gens de l'élite haïtienne. Ainsi, selon l'approche de Price-Mars, nous pouvons comprendre que le chercheur n'a pas exclusivement la vocation de pratiquer, ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle, la « science pure » [11] qui, étant motivée par le souci d'étancher une soif de connaissance, ne tient pas compte des problèmes immédiats qui déchirent le tissu social, désorientent les normes et les valeurs de la cohésion sociale. En revanche, l'urgence de l'heure, les problèmes qui engendrent la fracture sociale doivent enclencher le processus d'une pratique de la « science serve » [12] où le chercheur devra mettre sa connaissance au service de sa communauté, dans le but d'intervenir sur ce qui fait problème et d'en proposer les éléments de solution pour, au moins, palier à ce problème. C'est la responsabilité sociale de la science. Étant un phénomène éminemment social, la science ne saurait ignorer les problèmes de son environnement immédiat et tout souci de rupture épistémologique qu'elle exige est une condition certes de la pratique objective qui permettra au chercheur de garder son objet en dehors de lui et de ses sens afin de mieux l'investiguer, mais cela n'implique pas un désengagement, une déresponsabilisation du chercheur par rapport au problème de sa société. Il devrait être attentionné aux tensions sociales pour autant les aborder dans un cadre vulgaire. En dépit de forte émotion qu'il peut éprouver [25] parce que les problèmes sont aussi siens, il n'a pas à les aborder dans la trivialité, mais il a pour fonction de les étudier, avec un regard froid, en utilisant les outils et les méthodes scientifiques afin d'en dégager l'intelligibilité.
Qui sommes-nous ? Quelle est notre origine ? Quels sont les éléments culturels fondamentaux qui font de nous un peuple ? Sommes-nous des africains ou français ? Sommes-nous à la fois Africains et Français ou sommes-nous Haïtiens ? Voilà autant d'interrogations fondamentales auxquelles la science anthropologique doit fournir des éléments de réponse. Cet éventail de questions ne doit pas, en principe, forcer à la science d'inventer des réponses, sachant, d'ailleurs, que selon l’épistémologue Henri Point Carré que celle-ci n'invente rien [13], mais cela doit permettre, par l'utilisation des outils méthodologiques, théoriques, au scientifique de découvrir la vérité empirique. En ce sens, la science devient une méthode qui permet de voir clair ce qui prête à confusion. Croyant que la science est apte de fournir des éléments contributifs nécessaires à la compréhension de son objet d'investigation, en raison du fait qu'elle est la voie par excellence de l’élucidation [14], l'anthropologue de l’« identité », conscient qu'il ne peut tout seul arriver à la réalisation de cette entreprise, il invite d'autres chercheurs à venir investiguer amplement ce champ qu'il a osé ouvrir. Dans ses propres mots, il a précisé que du moins, nous nous sommes efforcés d'utiliser les plus doctes travaux qui fassent susceptibles de nous aider à comprendre notre sujet dans ses modalités essentielles. Nous souhaitons que d'autres creusent plus avant le sillon et répondent une plus large profusion de semence. [15] Jean Price-Mars dans le souci d'investiguer plus largement ce vaste [26] champ qui est le phénomène de l’« identité nationale », a lancé l'invitation à d'autres chercheurs pour venir contribuer à une meilleure compréhension de ce dit phénomène.
II. Pratique d'une science avec conscience
Gravir les échelles du progrès souhaité sans tenir compte de ce que nous sommes, de ce qui constitue notre identité entant que peuple parait, à notre avis, quasi impossible. Le rapport que nous établissons entre nous et notre culture doit être conscient. Revendiquer son identité culturelle ne signifie pas pour autant entreprendre une relation aveugle avec elle, car toute relation aveugle conduit inévitablement à l'appauvrissement culturel. S'approprier de son identité implique aussi nécessairement de prendre sa distance pour que sa culture soit dynamisée dans le sens de progrès et de développement. La dynamicité de cette culture est possible par une remise en question permanente de cette dernière dans le prisme de la science. En ce sens, il faudrait comprendre que la science n'est pas une activité extra-sociale. Étant un produit de la société, née à partir des besoins de comprendre le monde - naturel ou social - et de le rationaliser, elle ne saurait échapper au déterminisme de produire des savoirs pour l'action, c'est-à-dire des savoirs dont l'objectif est de contribuer au bien-être de sa société, à la réhabilitation de la cohésion sociale, à retrouver les repères fourvoyés et de proposer comment recoudre les déchirures sociales. Ce que nous soutenons maintenant n'est pas un phénomène nouveau ; il est lié à la tâche même de la sociologie et de l'anthropologie qui se veulent critiques. N'est-ce pas en ce sens que le sociologue de l'Action, Alain Touraine, a parlé de l’« interventionnisme sociologique. » [16]
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Les travaux de Jean Price-Mars s'inscrivent d'emblée dans le procédé de la logique du détour nécessaire pour aborder la question de la crise identitaire haïtienne. La question est d'abord anthropologique, c'est pourquoi elle est abordée suivant la méthode ethnographique. Ce n'est pas, dans le cas de l'analyse de Price-Mars, le regard contemplatif du poète ni du romancier qui vénèrent les éléments de la culture haïtienne. Au contraire, l'étude se veut critique et méthodique en abordant les grands problèmes de l'identité nationale. Tout se fait dans l'ultime but de comprendre ce qui est à la base de ces problèmes et de remédier à ces grands maux qui rongent la société haïtienne, c'est la pratique d'une science avec conscience. La question du vodou n'est pas abordée avec intuition. L'analyse de ce phénomène « vodou » se fait dans le cadre de l'anthropologie ou de la sociologie de la religion. Les grandes questions traitées dans l'ouvrage maître, Ainsi parle l'Oncle, sont passées au crible de la théorie des sciences de la religion. C'est après avoir analysé les critères établis par la science pour parler de la religion qu'il a pu affirmer que le Vodou est une religion. Ainsi donc, il est vrai que le combat de la reconstitution de l'identité nationale haïtienne est manifeste chez Price-Mars, cependant, il est à souligner que cela se faisait dans une perspective où la science constitue l'arme efficace d'utilité nécessaire pour faire prendre conscience à cette élite haïtienne déracinée et au peuple tout entier.
III- Contemporanéité et vulgarisation d'une pensée positive :
apprendre à être nous-mêmes.
La question du renouvellement de la pensée de Price est encore d'actualité pour un double raison. D'abord [28] parce que c'est un travail scientifique, certes qui est appelé à être dépassé et critiquées par d'autres travaux plus approfondis dans ce domaine, mais ce dépassement n'implique pas un rejet total de ce dernier, en raison du fait que l'activité scientifique est cumulative et s'inscrit dans une tradition de recherche où les anciennes recherches, s'ils n'étaient pas menées sur une fausse piste, servent de point d'appui et de base, sur , lesquels les nouvelles problématiques sont construites. En réalité, cette réflexion produite par Jean Price-Mars sur la réalité socioculturelle, qu'est la crise de l'identité haïtienne, n'est pas un phénomène fugace. Celui-ci persiste, Ce qui fait que la valeur du cadre d'analyse de l'auteur résiste et consistant jusqu'à présent. Ses approches, construites à partir des matériaux théoriques solides, résistent, en raison du fait que le problème perdure, même si celui-ci peut prendre des formes différentes avec les mutations sociales. Nous sommes conscients que les réalités sociales et culturelles se meuvent, mais cette mouvance en son sein contient des éléments du passé résistants qui se métamorphosent dans le nouveau. N'est-ce pas ce que l'Anthropologue structural appel « les invariants » [17] ? C'est vrai que d'autres recherches peuvent voir plus loin en construisant d'autres cadres d'analyse qui permettraient de saisir d'autres aspects du problème que Price-Mars n'a pu saisir, d'ailleurs il l'a aussi remarqué, parce que l'avancée scientifique actuelle fournit des outils et méthodes plus efficaces qui permettent de voir mieux, mais elles ne rendent pas inutiles automatiquement les travaux scientifiques de l'auteur de l'Oncle. Ensuite, l'autre raison c'est que la société haïtienne d'aujourd'hui perd tout repère culturel. Nous sommes en plein dans l'assimilation culturelle. Nous sommes vraiment dans une situation de crise [29] identitaire et nous semblons être noyés dans ce grand jeu de la mondialisation qui impose une façon unique de voir et de vivre les choses du monde. Il est vrai que la culture est un élément universel que partage toute société ; mais, il est aussi une frontière qui nous différencie de l'autre, et il est l'élément fondamental qui nous présente de façon particulière et distincte par rapport à l'autre. C'est ce qui fait que quand il y a contact entre deux cultures, il y a le plus souvent choc culturel. Il y a des éléments fondamentaux qui différencient les cultures entre elles. Mais qu'est-ce qui différencie l'haïtien de l'autre peuple quand nous savons que cette génération actuelle ne cherche qu'à être semblable de l'étatsunisien, du français. Il y a toute une culture de dénigrement, du refus de l'acceptation de soi et de mise en valeur des éléments de sa propre culture. Il y a un effritement des valeurs locales positives en même temps que la majorité des gens, surtout les jeunes, en Haïti cherchent actuellement à épouser la culture des pays du Nord. Nous savons que les valeurs ne peuvent rester immuables, cependant, il y a certaines valeurs quand elles disparaissent, cela devrait interpeler la conscience nationale, en ce sens que l'effritement de ces valeurs débouchera sur une dérive. Dans cette situation du mépris des valeurs qui forment l'idiosyncrasie du peuple haïtien, la pensée de Jean Price-Mars reste encore ^vivante et importante. Elle devrait interpeller plus d'un à la réflexion. Car un peuple ne peut fonctionner normalement ni marcher vers un progrès, à la fois économique, politique et socioculturel, sans un ensemble d'éléments qui lui servent de repères et de guide. Nous ne voulons pas en réalité d'une identité nationale autarcique qui ne tiendrait pas compte de l'évolution du monde vers ce que l'on appelle maintenant la mondialisation. De préférence, nous [30] voulons que par la valorisation de ce qui constitue l'essentiel de la culture haïtienne soit en harmonie avec l'ensemble des individus et qui mettrait en valeur l'haïtien en valeur dans le concert de la mondialisation. Pour que cela soit possible, il faut que le problème de la crise identitaire soit d'abord résolu, donc réconcilier l'haïtien avec lui-même.
2008 a été décrété, par le Ministère de la Culture, « l'année de l'Ainsi parla l'Oncle ». On a voulu fêter le 80ème anniversaire du livre, 1928- 2008, sous le Slogan « nou se ayisyen nou pap nye anyen nan idantite n [18] ». C'est peut être un signe de bonne volonté d'éveiller la conscience nationale sur le problème de l'identité nationale, une initiative à considérer dans la mesure où l'idée intègre une politique qui vise à mener une campagne de « réveil de conscience nationale sur la nécessité de réconcilier l'haïtien avec lui-même ». Mais nous avons constaté, premièrement, quelques mois après une série de conférences qui a été prononcée autour de ce slogan que rien n'a été intégré un cadre structurel ni une politique de continuité. Tout est tombé à l'eau. Deuxièmement, cette activité était plus restreint et intellectualiste que général. C'est une activité d'en haut qui ne vise pas en réalité le reste de la population. L'un des problèmes que nous remarquons dans certains mouvements, qu'ils soient intellectuels ou politiques à proprement parler, c'est qu'ils ne visent pas en réalité les véritables concernés. Ils sont des initiatives prises en vase clos et en restent là. Ils sont, la plupart du temps, élitistes qui ne touchent qu'un groupuscule. Tandis qu'une telle activité devrait toucher toutes les couches de la population haïtienne, sachant que le problème identitaire est d'ordre national. Des travaux d'atelier, d'une part, devraient être organisés tant dans les écoles [31] que dans les universités autour de la question identitaire dans lesquels l'Ainsi Parla l'Oncle serait l'ouvrage maître ; d'autre part, une véritable campagne auprès de la population, exigeant un coup élevé certes, dans les villes comme dans les zones rurales, sur la valorisation des valeurs culturelles locales positives. Quand nous parlons de valeurs culturelles, cela voudrait dire que dans toute culture, il y a des traits à garder et d'autres à évincer, c'est ce qui permet qu'une culture soit dynamique dans le sens que ce sont les acteurs qui sont les véritables juges qui jugent ce qui est à garder et à rejeter dans cette culture, même s'ils ont eux-mêmes été façonné et continuent à être façonnés par cette dernière. L'autre remarque à faire à propos de l'Ouvrage, Ainsi Parla l'Oncle, en dépit de sa valeur qui, jusqu'à présent, fait montre d'une importance cruciale par rapport au contexte actuel de la société haïtienne, nous ne saurions, en tant que scientifique, le considérer comme un livre sacré. S'il est vrai que les réalités qu'il tentait d'analyser persistent aujourd'hui, et que par voie de conséquence ce cadre d'analyse est toujours de mise, en ce sens qu'il est toujours opérationnel, cela ne veut dire qu'il ne peut y avoir d'autres propositions de schèmes d'explication. D'autres remarques et propositions nouvelles peuvent être données, en raison du fait que nous savons que la science n'est jamais figée, elle est toujours dans un processus de mouvement et de progrès qui amène à des nouvelles découvertes, de nouvelles explications théoriques et conceptuelles sur la réalité qui, elle-même, est toujours en mouvement. Mais, toute fois, nous savons que l'Ainsi parla l'Oncle demeure un ouvrage important dans le contexte actuel de la société haïtienne.
Conclusion
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Nous venons de voir que l'Ainsi parla I Oncle ne fait pas de Price-Mars un poète ni un romancier [19], mais de préférence un scientifique rigoureux qui a mis sa capacité intellectuelle au service de sa société. Il a traité un domaine complexe dans un prisme de l'Anthropologie que nous qualifions de l'action en raison du fait qu'il a pensé, approché et conquis son objet par une méthode objective, l'Ethnographie, dans le but de proposer un problème qui n'a conduit la société haïtienne qu'à la fracture sociale, à un rejet de soi et de sa culture. Son action visait à mettre l'haïtien en harmonie avec lui-même, chose fondamentale. Comment réussir si l'on n'est pas en harmonie avec soi-même, avec ce qui fait de nous un peuple ? Ainsi donc, venons-nous de voir qu'il a osé pratiquer une science avec un regard de l'intérieur qui lui a permis de prendre sa distance pour étudier les problèmes qui rongent sa société et qui l'empêchent d'avancer vers le progrès. L'œuvre anthropologique de Price-Mars se veut plus pratique que fondamentale. Elle vise une action : faire à l'haïtien de prendre conscience de lui, de ce qu'il est et qu'il l'accepte. Quand nous disons que l'haïtien doit s'accepter comme tel, il faudrait comprendre qu'il ne s'agisse nullement d'une résignation, mais qu'il commence par savoir qui il est entant qu'individu faisant partie d'une communauté et que toute communauté, s'ouvrant certes à l'autre, a un ensemble de valeurs qui le distingue de l'autre. Et, en autre, cette acceptation de soi exige aussi une attitude critique par rapport à soi pour mieux progresser. Cette question de l'appropriation identitaire est on ne peut plus importante ; cependant, elle ne doit pas être dans une logique de suffisance et folklorique, en ce sens que l'on tiendrait compte tout simplement des valeurs symboliques, certes importantes, mais elle doit aussi passer par la voie de la [33] rationalité, en fait d'une rationalité appropriée, pour mieux se comprendre et mieux comprendre comment l'attitude critique pourrait permettre de mieux agir ou de mener des actions raisonnables, parce que l'on arrive d'abord à saisir la racine du problème. C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'émergence d'une anthropologie de l'action chez Price-Mars, car celui-ci tenait à analyser les situations de crise de la société haïtienne, et après analyse objective il proposait la voie qu'il faudrait prendre pour résoudre cette crise.
Boiter le pas sur une telle démarche pour étudier les crises systémiques de la société haïtienne d'aujourd'hui est à notre avis la responsabilité de tout anthropologue qui voudrait la construction de la nation haïtienne. Une science sociale vers l'action concrète pour le changement est le défi majeur d'une pratique anthropologique qui ne sera ni une science dépaysée ni une science cooptée, mais qui sera de préférence une science ancrée et circonscrite où le discours théorique sera adaptée. Il est vrai que nos réflexions se portent sur l'anthropologie, mais ce que nous soutenons à partir de la démarche Prince-marcienne vaut également pour les autres sciences socio-humaines. Une science de l'action vers l'action est ce que l'anthropologue Jean Price-Mars enseignait entre les lignes à ses successeurs. Ces derniers peuvent le dépasser en utilisant de nouvelles méthodes anthropologiques puisque la science est une aventure dynamique, mais le chantier ouvert par cet anthropologue de l'action est encore de mise pour une société comme Haïti en proie à des difficultés complexes.
Notes bibliographiques
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[37]
[1] En ce sens, nous pouvons citer les anthropologues Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier [Ethnologie, Anthropologie, nouv. éd., Paris : Quadrige/PUF, 2003 (1993), P.2] qui émettent une réflexion que nous estimons importante sur le rapport entre le sujet et son objet. Ainsi, écrivent-ils :
« L'objet est par définition ce qui vient à ('encontre du sujet, ce qui se jette en travers de son chemin (objectum), ce qui se présente comme différent de fui, obstacle ou déplaisir. La saisie de l'objet suppose donc chez le sujet la disposition à appréhender ce qui lui est par nature contraire et « autre ». L'esprit scientifique, c'est alors l'aptitude à supporter la contradiction, la capacité d'affronter ce qui est le plus étranger et le plus désagréable à la spontanéité humaine : l'objection incessante des objets. Ce corps à corps avec le réel ne traduit pas, semble-t-il', comme le voudrait Nietzsche, un pur ressentiment du sujet (sinon il n'y aurait pas de dialogue, de réplique de la chose à l'esprit), mais la nature intime de l'objet. Il implique par conséquent chez l'homme l'ascèse, qui l'arrache à l'immédiat pour l'intéresser â ce qui en est le plus loin : le non-moi, la chose questionnée pour elle-même, abstraction faite de tout préjugé ; on voit en quel sens l'esprit du savant est désintéressé ; il tend à éliminer toute projection de la subjectivité par une autocritique vigilante ».
Selon cette réflexion dégagée dans cette citation relativement longue, nous pouvons comprendre que la distance n'est pas forcément « dépaysement géographique », mais elle est une attitude mentale, une posture du chercheur vis-à-vis de l'objet qu'il veut appréhender. L'activité est de plus en plus mentale, et ceci même dans le cas où le chercheur laisse sa société pour étudier l'autre. Elle est en réalité, par principe, abstraite.
[2] Marc Augé, Jean-Paul Colleyn, Anthropologie, coll. Que sais-je ?, 2 éd, Paris : PUF, 2010 (2004)
[3] Anthropologie Structurale deux, coll. Agora, 2ème éd, Paris : 1996 (1973), P. 70
[4] Le rapport du sujet avec l'objet ne peut, quel que soit le champ disciplinaire - sciences socio-humaines ou sciences expérimentales -être dénué de subjectivité, même si l'objectivité constitue l'un des postulats de la science. Cela s'explique en raison du fait que, d'une part, la construction de l'objet renvoie à la représentation de cette dernière, ce qui, par ailleurs, fait appel à la perception du chercheur ; d'autre part, le choix du langage et du métalangage pour appréhender et expliquer cet objet implique une discrimination liée au choix du paradigme. Ce choix dépend largement du chercheur. Mais, la particularité des sciences humaines par rapport aux sciences exactes - bien que cela ne veuille signifier une absence de subjectivité dans la pratique de ces sciences exactes, en dépit du fait qu'elles soient couronnées d'un degré de systématisation dont la solidité résulte du gain de pari d'objectivité - se trouve dans la possibilité que le chercheur, n'étant pas différent de l'objet, peut prendre la place d'un son objet pour mieux le comprendre. L'anthropologie moderne enseignait, surtout avec Malinowski, au chercheur de s'immerger dans la culture de la société de l'autre pour l'étudier du dedans. L'anthropologie contemporaine, par sa part, permettant d'ailleurs au chercheur d'étudier sa propre société, implique une immersion avec plus de facilité parce qu'il est aussi celui qui vit les réalités qu'il veut comprendre à partir d'une discipline scientifique, bien qu'il doit évidemment cultiver la posture d'étrangeté par rapport à sa propre société.
[5] Max Weber, Essais sur la théorie de la science (Traduit de l'Allemand et introduit par Julien Freund), Collection : Recherches en sciences humaines, Paris : Librairie Pion, 1965, 539 pages. Disponible en ligne sur http://dx.doi.org/doi:10.1522/24782670.
[6] En ce sens nous pouvons nous référer aux travaux d'Anthony Giddens, surtout son ouvrage, La constitution de la société (traduit de l'Anglais par Michel Audet), Paris : Quadrige/PUF, 2005, pp.41-46.
[7] Jean Price-Mars présidera en 1956 le premier congrès international des écrivains et artistes noirs qui se tiendra à Paris [...] Il présidera aussi le second congrès de 1959 qui se tiendra à Rome, confirmant ainsi ce titre de « père de la négritude » dont Senghor l'honorera à juste titre. In Daniel Delas, Littératures des Caraïbes de langue Française, Paris : Nathan 1999, p.378
[11] Pierre Bourdieu, Les Usages Sociaux de la Science : pour une Sociologie Clinique du Champ Scientifique, Paris : INRA, 11 Mars 1997, p.15.
[13] La valeur de la Science, Paris : Flammarion, 1970, p. 161.
[14] Selon Philippe Braud [Sociologie politique, Paris : L.G.DJ, 2002, p.11] la « logique fondatrice [de la science] est celle d'élucidation […] Le travail d'élucidation peut être conçu de façon plus appropriée, à la fois comme une entreprise d'affinement du regard qui permet de voir clair, grâce à la mise en place des techniques d'investigation et des concepts rigoureux. (m\se en crochet par nous).
[15] Jean Price-Mars, Op.cit., p.1
[17] Nous avons consacré une discussion théorique sur cet aspect dans un article à paraître que nous écrivons sur la construction d'une école scientifique haïtienne. En réalité, ce texte reprend en quelque sorte la thèse que nous avons développée dans le texte que je viens de parler. Il est relativement long.
[18] Nous sommes haïtiens et nous ne devons rien oublier de notre identité.
[19] Nous entendons certaines critiques qui tentent de présenter Jean Price-Mars comme un littérateur. Nous pensons que ces critiques n'ont aucun fondement en raison du fait qu'elles ne prennent pas connaissance de l'ensemble de textes, s'agissant des articles ou des ouvrages, de Price-Mars et de l'orientation des idées qu'il développait dans ces textes. Nous savons que tout savant est par définition limité et est sujet de critique, mais cela doit se faire dans une perspective scientifique. Par ailleurs, nous constatons que la plupart des générations des scientifiques haïtiens en sciences sociales, formés dans les Universités anglo-saxons et européenne et, la plupart du temps, même en Amérique Latine, ne se donne pas pour devoir de considérer les travaux qui ont été réalisés par certains chercheurs haïtiens qui ont marqué par des réflexions pertinentes par rapport aux problèmes de la société de leur époque, lesquels problèmes demeurent actuels jusqu'à présent. Certes, nous savons que les recherches scientifiques progressent, ce qui, en conséquence a permis d'une part le raffinement des méthodes et d'autre part l'invention de nouvelle manière de pratiquer la science, mais cela n'implique pas le rejet total des travaux de ces auteurs qui sont d'une importance remarquable. Nous n'en disconvenons pas que les travaux de Price Mars, ainsi que les travaux d'autres chercheurs haïtiens, comme cela est aussi indubitablement vrai pour toutes les recherches scientifiques, soient devenus peu opératoires avec les mutations de la société haïtienne, ce qui exige bien évidemment un dépassement et une modification dans une certaine mesure de ses approches théoriques ; cependant, ce dépassement ne peut se faire sans prendre en compte, dans un processus de révision théorique, ces travaux qui ont contribué à la compréhension des problèmes de société. En outre, la particularité des nouvelles théories ou analyses en sciences sociales, contrairement aux théories dans les sciences dites exactes, telles que la chimie et la physique, s'explique dans le fait qu'elles ne peuvent ignorer les anciennes théories. Pour mieux comprendre cela lisons Robert Déliège qui, dans son ouvrage Une histoire de l'anthropologie (2006), paru aux éditions du seuil, nous livre un constat pareil dans un style éloquent et clair, en précisant que : le savoir des sciences sociales n'est pas tout à fait comparable à celui des sciences exactes où un paradigme nouveau élimine quasiment ceux qui l'ont précédé. L'étude de la chimie du XIXe siècle n'a plus d'intérêt que pour les historiens des sciences et l'on peut très bien devenir chimiste sans pour autant s'en souder. Dans nos disciplines, au contraire, les choses sont plus complexes et l'on ne peut ignorer les théories de nos prédécesseurs qui ont toutes dit quelque chose d'essentiel sur le monde et la société (p. 10). Pour ainsi dire, tout chercheur haïtien qui ne veut pas être considéré comme un dépaysé devrait travailler non seulement sur les réalités socioculturelles et politiques de la société haïtienne, mais a pour responsabilité de tenir compte des travaux des auteurs haïtiens qui avaient déjà dégagé une intelligibilité sur ces réalités dans un prisme scientifique, il ne suffit pas de prendre uniquement en considération les approches théoriques des chercheurs internationaux ou de les coopter dans la lutte pour la reconnaissance, en ce sens que leurs travaux constituent l'aune de mesure pour évaluer nos travaux ou ils se sont érigés comme juges pour prononcer leur jugement d'acceptation ou de rejet pendant que l'on ignore quasiment les résultats éclairants de recherche des auteurs haïtiens sur les réalités sociales, culturelles et politiques haïtiennes. En fait, parlant de Price Mars, il n'y a rien d'un littérateur dans ses œuvres. Citons quelques-uns : la vocation de l'élite (1919), l'Ainsi paria l'Oncle (1928), une étape de l'évolution haïtienne (1929), Formation Ethnique et folklore du peuple Haïtien (1956), Bilan des études ethnologiques et le cycle du nègre, la république d'Haïti et la république dominicaine, tomes 1 et 2, (1953). Il est à remarquer que Jean Price-maïs a publié pas mal d'articles dans l'ancienne revue de la faculté d'Ethnologie. Il faudrait une autre approche de jean Price-mars et une recontextualisation de ses travaux au cœur même de la société haïtienne d'aujourd'hui qui souffre du problème de repère social et culturel, lequel travail devrait être fait par la nouvelle génération des chercheurs en sciences sociales, sachant d'ailleurs que celle-ci constitue un terrain privilégié pour les réflexions de ces sciences sociales. On ne saurait comprendre les problèmes de mentalité, les pratiques politiques à partir des sciences dites exactes, cela n'est possible que par les sciences socio humaines.
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